Après plus de dix-huit mois de fermeture pour cause de pandémie, le directeur artistique de l’Opéra Flamand Jan Vandenhouwe (nommé pour la saison 2019-2020 en remplacement d’Aviel Cahn, parti pour Genève) avait du mal à cacher sa joie, évidemment légitime, de retrouver une audience venue en nombre pour la reprise des « activités normales ». Le contact n’a évidemment pas été rompu pendant le temps contraint, la grande maison ayant eu à coeur de conduire plusieurs projets organisés en jauge restreinte ou diffusés sur internet (notamment Ariane à Naxos en début d’année). Coïncidence de la programmation pour cette rentrée, c’est à nouveau le jeune et turbulent Ersan Mondtag (né en 1987), venu du théâtre, qui nous régale de son imagination visuelle débridée : dernier spectacle avant la pandémie, Le Forgeron de Gand (1932) de Franz Schreker avait aussi lancé les premiers pas lyriques tonitruants de cet artiste à suivre de très près.
Place cette fois à une autre rareté avec la nouvelle production du Lac d’argent (1933) de Kurt Weill (1900-1950), dernier ouvrage lyrique créé en Allemagne pour l’ancien élève de Busoni, quelques semaines après l’accession au pouvoir de Hitler. Rapidement interdit par les nazis, le spectacle n’a pourtant pas la charge politique qu’on a bien voulu lui prêter : c’est davantage le juif Kurt Weill et son clan progressiste que le pouvoir tente d’abattre en le réduisant au silence. Plus célèbre dramaturge de son temps, Georg Kaiser avait permis à Weill d’obtenir son premier succès en 1926 avec Le Protagoniste, autour d’un livret expressionniste aux idées moins radicales que Brecht. Ici, le parcours initiatique d’Olim conduit le spectateur à s’interroger sur les mirages de l’argent et de l’égoïsme pour mieux s’accomplir en tant qu’Homme et dépasser le seul horizon des possibles, symbolisé par le mystérieux lac d’argent. Que faire dans ce contexte tourmenté ? Comment trouver un sens à sa vie ; comment échapper à la fatalité ? Face à ces questions existentielles, seules quelques allusions viennent viser le nouveau régime nazi, tel l’air de Fenimore sur les turpitudes aveuglantes de Jules César.
Dans le même temps, Weill sert au plus près le texte pour valoriser le message social, en simplifiant volontairement sa musique (qui représente un peu plus de 1h10 sur les 4 heures que compte le spectacle à la création) en un mode plus tonal, proche du cabaret et des «songs». On pense souvent au style de son ballet contemporain, plus connu, Les Sept péchés capitaux (voir la dernière production d'Olivier Desbordes à Tours en 2019). Souvent mésestimé pour son ambition moindre, Le Lac d’argent est pourtant l’une des partitions les plus réjouissantes de Weill, qui s’en donne à coeur joie pour varier les rythmes de danse en une orchestration vive et colorée, audible dès les premières mesures. On est aussi séduit tout du long par les interventions diaphanes du choeur, qui commente le récit et s’interroge sur le sens à donner à cette histoire.
On ne pourra que vivement conseiller la découverte de cet ouvrage, que ce soit au disque (notamment la version très fidèle de Markus Steinz et du London Sinfonietta, paru chez RCA en 1999) ou sur scène, bien entendu. Pour autant, les admirateurs de Weill pourront être étonnés par les nombreuses libertés prises par la production d’Ersan Mondtag, qui modifie en profondeur le livret en ajoutant de nombreux passages parlés en anglais, tout en supprimant une partie du texte original en allemand. Si la musique de Weill reste heureusement intacte, on regrette que le spectacle lorgne par trop vers la seule pochade queer au détriment du message humaniste. L’idée forte du metteur en scène allemand consiste en effet à nous plonger en 2033 dans les affres de la répétition du Lac d’argent, alors que la production est menacée par un contexte politique similaire à l’avènement des nazis. Au-delà de cette mise en abyme qui ajoute quelques interludes drôles et savoureux (« c’est de la propagande bolchévique à l’Opéra des Flandres ! » clame malicieusement l’un des personnages), Mondtag centre la pièce sur le personnage d’Olim, transformé en folle hystérique et pathétique. Entre décors délirants et grandioses, sans parler des costumes déjantés, la production alterne visions grotesques façon George Grosz et références geek savoureuses : les miséreux difformes semblent ainsi tout droit sortis d’un film de science-fiction post-apocalyptique, tandis que les infirmières-robots rappellent les Stormtrooper de Star Wars.
Le choix de confier le rôle d’Olim au Flamand Benny Claessens, très connu dans son pays et en Allemagne, peut paraître logique, tant l’acteur fétiche de Mondtag se prête aux moindres intentions du metteur en scène, sans aucune restriction. Il faut toutefois apprécier ce genre de comédiens aux moyens vocaux limités et dont le jeu frise le cabotinage (à l’instar d’un Michel Fau des mauvais jours), pour totalement évaluer le spectacle. A ses côtés, Daniel Arnaldos affiche une aisance superlative pour incarner un Severin criant de vérité, assumant crânement la partie vocale, même si on aimerait davantage de projection. Ersan Mondtag a aussi l’idée de dédoubler le rôle de Fennimore entre la comédienne Marjan De Schutter (aussi drôle que touchante dans la dernière partie de la pièce) et la chanteuse Hanne Roos (plus belle satisfaction vocale de la soirée à force d’aisance technique rayonnante). On notera enfin la parfaite Elsie De Brauw (Frau von Luber), idéale de sournoiserie et de morgue dans l’évolution de son personnage, tandis que le chœur de l’Opéra flamand porte une attention au texte particulièrement louable. Dans la fosse, le Flamand Karel Deseure (né en 1983) apporte quant à lui, une grande force expressive au récit, malheureusement un rien trop appuyé dans les parties verticales.
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