jeudi 18 janvier 2018

« Jephthé » de Georg Friedrich Händel - Opéra Garnier à Paris - 15/01/2018


Quelques semaines après son audacieuse transposition envoyant l’ensemble des protagonistes de La Bohème sur la Lune, Claus Guth fait son retour à Paris dans l’un des oratorios les plus fameux de Händel, Jephté (1757). Depuis ses débuts parisiens en 2016 avec Rigoletto, puis Lohengrin l’année suivante, celui qui figure parmi les metteurs en scène les plus intéressants de sa génération est désormais bien connu du public de la capitale.

Disons-le tout net: il s’agit ici de l’une de ses productions les plus accomplies, autant au niveau visuel qu’au niveau de sa compréhension de l’ouvrage. Le pari n’était pourtant pas gagné pour cette coproduction avec l’Opéra d’Amsterdam (déjà applaudie aux Pays-Bas lors de la création fin 2016 avec des interprètes différents), tant la traduction scénique de cet oratorio de Händel tient de la gageure: le livret, statique mais riche d’interprétations métaphoriques et humanistes, peut se résumer en peu de lignes autour de l’adaptation du drame biblique de Jephté sacrifiant sa fille unique Iphis. Seule la fin en a été changée avec un happy end inattendu, marqué par l’intervention d’un ange sauvant la jeune fille pour mieux la tourner vers le couvent. Claus Guth choisit ici d’en revenir à une lecture moins naïve, en demandant à ses interprètes de marquer ostensiblement, dans le ton et l’attitude, leur déception face à la perte d’Iphis, désormais dévolue à Dieu.

Avec sa maestria habituelle, Claus Guth combine de multiples influences, tout particulièrement l’épure visuelle d’un Bob Wilson avec des costumes sobres et de beaux tableaux japonisant en arrière-scène, admirablement servis par les éclairages. On retrouve aussi certains partis pris chers à Joël Pommerat, comme la révélation de saynètes au ralenti après avoir plongé la scène dans le noir. Le metteur en scène joue aussi avec l’absence de couleurs propre à ce drame, insistant sur une scénographie marquée par le noir et le blanc: dans ce cadre, la moindre couleur – le rouge sang bien sûr – mais aussi ce splendide rayon de lumière jaune en dernière partie, prend un relief immédiatement saisissant. Claus Guth n’en oublie pas également quelques éléments dignes du Regietheater en donnant à voir des doubles de certains personnages – comme une vision prémonitoire des événements fatals à venir pour eux, tandis que la scénographie insiste sur une phrase symbolique plusieurs fois répétée par Jephté tout au long de l’action: «It must be so» («Il doit en être ainsi»). Par là même, c’est bien le tourment intérieur du personnage central, ivre de son obstination, qui est pointé du doigt.


On pourrait ainsi multiplier les éloges pour ce metteur en scène inventif, qui se joue aisément d’un autre écueil de la partition: la présence très importante du chœur. Là aussi, sa direction d’acteurs millimétrée fait mouche en permettant à celui-ci de s’insérer naturellement dans l’action, sans jamais donner l’impression d’un déjà-vu, tout en bénéficiant de la présence de quelques danseurs. A cet égard, on louera aussi la qualité technique du chœur des Arts Florissants, attentif aux moindres inflexions musicales de son chef William Christie. Toujours bon pied bon œil, le chef franco-américain insuffle son énergie habituelle à tous ses musiciens, très en forme. Dès lors, il faut vivre au moins une fois l’expérience d’être placé au premier rang derrière le chef, ce qui donne l’impression de faire partie de la formation orchestrale, tout en donnant à voir combien la complicité entre le chef et son ensemble est réelle: on sera surpris de découvrir William Christie lancer les attaques du pied, prononcer avec le chœur les parties emphatiques, puis s’attendrir dans les passages bucoliques en embrassant son orchestre d’un regard aimant, avant de froncer sévèrement les sourcils quelque temps plus tard lorsque son premier violon, manifestement souffrant, laisse échapper une toux maladroite.

Le plateau vocal réuni est d’une belle homogénéité, même si on pourra regretter la pâle composition au niveau dramatique de Katherine Watson (Iphis), heureusement compensée par une technique des plus sûres, d’une admirable souplesse. Il est vrai que la soprano britannique est familière du rôle – on se souvient notamment de son interprétation donnée en version de concert salle Pleyel en 2011, déjà avec William Christie. A ses côtés, Ian Bostridge (Jephté) se distingue à force d’éloquence noble et subtile, puis se montre déchirant de vérité dramatique dans ses tourments intérieurs en fin d’ouvrage. Son attention aux phrasés, aux nuances et à la prononciation de chaque syllabe est un régal de chaque instant, particulièrement dans les récitatifs et ariosos, tandis qu’il connaît manifestement ses limites dans les airs. C’est là la marque des plus grands, encore aujourd’hui au plus haut malgré une longue carrière.

Marie-Nicole Lemieux (Storgè) se montre quant à elle plus inégale, souvent irrésistible dans les airs – beaucoup moins dès lors qu’elle surjoue la mère éplorée. Si on la préfère dans des rôles comiques, il reste à espérer qu’un metteur en scène saura lui faire gagner en sobriété sans lui faire perdre sa spontanéité, pour qu’elle puisse enfin pleinement convaincre dans un rôle dramatique. La grande satisfaction de la soirée, au-delà du rôle-titre, est à mettre à l’actif du contre-ténor Tim Mead (Hamor), doté d’une belle projection et d’un charisme sans faille. Associées à son beau timbre cristallin, ses qualités lui valent, à juste titre, l’ovation la plus fournie en fin de représentation. On mentionnera enfin les beaux graves de Philippe Sly (Zebul) et la grâce toujours fringante de Valer Sabadus dans le petit rôle de l’Ange.

Il faut aller découvrir cette superbe production, à voir jusqu’au 30 janvier dans les ors du Palais Garnier, afin de profiter de ce dernier chef-d’œuvre de Händel, très inspiré au soir de sa vie. Ce véritable diamant noir bénéficie ici d’un écrin à sa hauteur, ne le manquez surtout pas!

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire