Il aura donc fallu attendre huit mois pour que Strasbourg puisse présenter une nouvelle production à l’Opéra national du Rhin : peu avant le spectacle, son directeur Alain Perroux, nommé l’an passé suite au décès inattendu d’Eva Kleinitz, remercie au micro l’ensemble des intervenants, dans leurs domaines technique et artistique respectifs, avec une émotion visible. Venu en nombre, le public a été réparti dans la salle dans le respect des mesures de distanciation, avant que la discipline de sortie en fin de soirée montre combien chacun respecte les nécessaires consignes d’organisation. Musicalement, ce contexte permet d’entendre le choeur réparti dans les deux derniers balcons en hauteur, …une satisfaction paradoxale à laquelle on ne s’attendait guère : on se régale de cette spatialisation où chaque pupitre s’oppose avec force détail, faisant de cette particularité l’un des grands moments de la soirée.
On se félicite aussi d’avoir fait appel à Ariane Mathiakh (née en 1980) pour diriger la fosse, tant la Française insuffle une énergie sans pareil : à force de détails, sa direction sans vibrato, piquante et allégée (COVID oblige, les cordes ont été réduites), est un modèle d’élégance aérienne. Pour autant, l’ancienne lauréate de la première édition « Talents chefs d’orchestre Adami », en 2008, n’en oublie jamais le drame, donnant dès l’ouverture des couleurs sombres par des scansions appuyées aux contrebasses. Elle sait aussi ralentir le tempo dans des moments plus étonnants (premières mesures vénéneuses de “Mon coeur s’ouvre à ta voix” au 2e acte ou dans la Bacchanale au 3e acte, d’une grande tenue rythmique). On espère retrouver très vite cette baguette très imaginative, sur scène comme au disque.
Face à cette direction enthousiasmante, le plateau vocal se montre plus inégal. Convaincants : Jean-Sébastien Bou (son Dagon est d’une grande force théâtrale, bien épaulé par sa parfaite diction, idéalement projetée) ; de même, les seconds rôles superlatifs ne sont pas en reste : Wojtek Smilek et Patrick Bolleire – ce dernier familier du rôle (voir notamment à Metz et Massy en 2018). Les deux rôles-titres sont plus problématiques : la Dalila de Katarina Bradic, dont le manque de puissance est audible dans les ensembles. C’est certainement ce qui explique pourquoi la mezzo serbe s’épanouit principalement dans le répertoire baroque, là où ses superbes couleurs cuivrées dans les graves font merveille – pianissimos très maitrisés. Ici, l’aigu est plus tendu dans les changements de registre au I, avec un manque d’éclat constant dans les forte. Même déception pour le très inégal Massimo Giordano (Samson), à l’émission instable et serrée dans l’aigu, sans parler de son vibrato prononcé. Seule la voix en pleine puissance séduit en de rares occasions, dans un rôle il est vrai redoutable.
La mise en scène de Marie-Eve Signeyrole joue la carte d’une transposition contemporaine réussie, imaginant deux camps irréconciliables, entre conservateurs au pouvoir et mouvement anarchique des clowns – ces derniers rappelant inévitablement leurs lointains cousins les gilets jaunes. Comme à son habitude (voir notamment son Nabucco), Signeyrole s’appuie sur les dispositifs vidéo souvent filmés en direct et projetés sur plusieurs écrans, tout en expliquant son uchronie en un générique à la double fonction, didactique et satirique : la vision du monde politique, ainsi montrée, ressemble à une émission de télé-réalité, dont les spectateurs suivraient chaque épisode rocambolesque. Certains personnages n’hésitent pas à s’adresser directement à la caméra, tandis que l’utilisation d’un plateau tournant permet des allers-retours saisissants entre vies privée et publique : le ballet visuel incessant entre les différents tableaux est une grande réussite tout au long de la soirée, révélant un grand art dans les transitions. Juste aussi l’idée force de Signeyrole, de montrer Samson en handicapé physique, comme s’il revivait sans cesse le cauchemar de sa chute : le dîner de con organisé en son honneur au III donne à voir toute l’horreur de sa situation, tandis que la mise en scène se saisit astucieusement de l’accélération du récit à la fin : ici, le châtiment divin disparait au profit d’une sorte d’entartage politique à base de goudron et de plumes, en un final clownesque cohérent. Un travail global d’une belle richesse visuelle, toujours au service de l’oeuvre.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire