A l’occasion de l’ouverture de la saison 2021-2022, l’Opéra national de Paris créé l’événement avec la nouvelle production d’Œdipe de Georges Enesco, tout en proposant la reprise de deux spectacles éprouvés, mis en scène en 2006 par des figures emblématiques de la grande maison, Krzysztof Warlikowski (avec Iphigénie en Tauride de Gluck) et Laurent Pelly (avec L’Elixir d’amour).
Solidement installé au répertoire, le trente-neuvième opéra de Donizetti a connu le succès dès sa création en 1832, s’imposant comme l’un des ouvrages les plus savoureux de son auteur, du fait d’une musique fluide et légère qui fait la part belle aux vents. Le livret revisite astucieusement un argument assez simple, qui rappelle les comédies de Goldoni, en se moquant des tribulations amoureuses d’un paysan naïf, abusé par un charlatan peu scrupuleux. En un suspense savamment dosé, la scène attendue de l’escroc démasqué n’intervient jamais, provoquant les quiproquos et balourdises dont se régale Pelly.
On ne peut que se réjouir de revoir ce spectacle très réussi, qui transpose l’action dans l’Italie des années 1950, une période de transition où les avancées des Trente glorieuses commencent à affleurer les campagnes: tout au long du spectacle, Pelly s’amuse ainsi à opposer l’immobilisme d’un village, autocentré et insouciant, avec la modernité naissante autour de lui (toits en tôle, château d’eau en béton et omniprésence des véhicules électriques), porteuse de dangers. La farce bénéficie d’une direction d’acteur dynamique, où chaque membre du chœur semble avoir une vie propre – le tout magnifiquement illustré par des costumes évoquant les années d’après-guerre avec des motifs et couleurs surannés. Pelly impressionne aussi par ses détails poétiques, comme sa capacité à renouveler le plateau par des éclairages de toute beauté, rythmant patiemment l’action, le temps d’une journée jusqu’à la tombée de la nuit. Le spectacle ne lasse pas de faire son effet à chaque lever de rideau, notamment lorsque le public découvre une montagne de bottes de foin, admirablement mise en valeur par son étagement géométrique, ou lorsqu’un Jack Russell terrier va et vient à plusieurs reprises, sans autre justification que l’incongruité farfelue de sa présence.
Le plateau vocal donne plusieurs satisfactions, sans être le plus éblouissant possible – il faudra ainsi oublier avoir entendu Anna Netrebko ou Roberto Alagna dans ses mêmes rôles, respectivement en 2009 et 2015. Grand seigneur, Carlo Lepore impose une composition de tout premier rang dans son rôle de Dulcamara, faisant de chacune de ses interventions un plaisir comique irrésistible. La gouaille et le bagout, tout autant que la rapidité du débit, force l’admiration, d’autant que l’Italien a encore de beaux restes au niveau vocal, avec une projection et une résonance bienvenues. On n’en dira malheureusement pas autant du terne Simone Del Savio (Belcore), qui assure toutefois l’essentiel, tandis que Sydney Mancasola (Adina) peine à remplir la vaste salle de sa petite voix, compensant cette faiblesse par sa musicalité raffinée et sa belle rondeur d’émission. On préfère grandement la voix large et blanche du Nemorino de Matthew Polenzani, et ce même si on aurait aimé l’entendre cinq ou dix ans plus tôt, avec un aigu moins débraillé: le ténor américain balaye toutes les réserves par la force de sa composition, aussi investie dans l’élan juvénile des parties comiques, qu’émouvante dans les dernières scènes plus intimistes.
Dans la fosse, Giampaolo Bisanti met du temps à chauffer l’orchestre,
préférant jouer du chatoiement des couleurs, avec des rebonds aux
contours sans arêtes. On gagne en subtilité ce que l’on perd en rythme,
ce qui fonctionne mieux pour l’accompagnement des chanteurs en
comparaison des interludes orchestraux, plus flottants (mais
heureusement assez rares dans cet ouvrage). Enfin, les chœurs se
montrent à la hauteur, sans doute stimulés par le rôle de composition
important que leur dédie cette belle production.