Le plus célèbre compositeur roumain, Georges Enesco (1891-1955) reste encore un mystère pour la plupart des mélomanes qui connaissent son aura unanimement reconnue, sans avoir souvent l’occasion de découvrir son vaste catalogue, dont seule la musique de chambre reste encore régulièrement jouée. Enfant prodige reconnu comme un génie par ses pairs, Enesco fut autant un virtuose du violon et du piano qu’un compositeur à la mémoire prodigieuse, sans parler de ses talents de chef d’orchestre ou de pédagogue, irriguant sa Moldavie natale de sa passion, tout au long de sa carrière. Formé à Vienne, puis à Paris, il cultive de multiples influences, allant de Brahms (qu’il connut personnellement) à Bruckner (via son élève Robert Fuchs), avant d’être marqué durablement par l’école française réunie autour de Gabriel Fauré, tout autant que la modernité d’Honegger et les subtilités néo-classiques des années 1920, dans la mouvance de Stravinsky.
C’est précisément ce foisonnement de styles qui peut dérouter à la première écoute d’Oedipe (1936), son unique opéra dont la composition l’occupe pendant plus de vingt ans, à la fois débordé par ses activités de virtuose du violon et ralenti par les péripéties de la guerre (les premières esquisses, envoyées à Moscou pour être protégées d’une possible invasion allemande de la Moldavie, ne furent récupérées qu’en 1924). La découverte du chef d’oeuvre de Sophocle, donné à la Comédie-Française en 1910, est en effet un choc durable pour ce déraciné marqué par un destin familial tragique – tous ses frères et soeurs étant morts en bas âge. Enesco a la bonne idée de s’attacher les bons soins d’Edmond Fleg, considéré comme le Claudel juif et déjà librettiste du MacBeth d’Ernest Bloch (1909). Tout du long, la poésie de l’auteur suisse irrigue l’ouvrage de sa simplicité lumineuse : “Si pure que tu es, tu es encore ma faute. (…) Je te laisse au jour de la vie fuyante” promet ainsi Oedipe à sa fille, arrivé au terme de son parcours initiatique. L’une des originalités du livret consiste à raconter la vie d’Oedipe dans l’ordre chronologique, réunissant les deux tragédies de Sophocle (Oedipe Roi et Oedipe à Colone), à l’inverse de Stravinsky dans Oedipus Rex, dont le seul récit occupe l’acte III chez Enesco.
Pour autant, la dernière partie peut paraître un peu longue dans sa description trop statique de la lente agonie rédemptrice du héros, avec une musique qui retombe dans les effluves fauréennes évasives, et ce d’autant plus qu’elle succède au sommet de l’ouvrage, le saisissant et dramatique acte III, marquant pour sa musique opulente et lyrique proche de Richard Strauss. Enesco se démarque toutefois de son ainé par ses mélodies fuyantes et insaisissables, et ses ambiances morbides proche de Zemlinsky (scène de l’affrontement avec la Sphinge, l’une des plus réussies de la partition).
Si l’ouvrage rencontre un beau succès à la création parisienne, il n’est que rarement donné de nos jours, hormis en Roumanie, fort heureusement. Soulignons donc l’heureuse audace de l’Opéra de Paris, surtout en ces temps de reprise post-pandémie, de nous rendre ce chef d’oeuvre passionnant, autant par son écriture musicale éclectique que par la hauteur de vue de son livret. On note par ailleurs la concomitance de deux tragédies lyriques à l’affiche de cette rentrée, avec la reprise d’Iphigénie en Tauride de Gluck, donnant ainsi un éclairage bienvenu à ce répertoire emblématique du style déclamatoire français, alors même que les deux ouvrages ont été composés à plus de 150 ans d’intervalle.
C’est précisément la résonance de la tragédie antique sur l’actualité contemporaine qui passionne le metteur en scène Wajdi Mouawad, actuel directeur du Théâtre de la Colline : depuis le début de sa carrière, le Libano-Québécois ne cesse de revisiter les grands textes grecs pour en extirper les leçons universelles, et notamment rappeler que les conflits d’ampleur naissent des traumatismes qui se perpétuent de génération en génération, sans qu’on en saisisse toujours l’origine lointaine – autrement dit, le fait générateur. C’est bien cette faute originelle qui rattrape Oedipe, bien avant la découverte de ses origines : le viol commis par son père rejaillit sur tous ses descendants comme une souillure à laver, avant de pouvoir rejoindre la communauté. Dès lors, Wajdi Mouawad choisit d’ajouter un prologue théâtral de cinq minutes environ, aussi pertinent que pédagogique, afin de nous remémorer tous les événements préalables à la naissance d’Oedipe. Au niveau visuel, la sobriété du plateau dénudé force à la concentration sur le texte : peu de décors viennent troubler une scène dont les solistes et les choeurs sont les acteurs principaux, grimés d’étranges couvres-chefs floraux, admirablement colorés, le tout nimbé dans un clair-obscur de toute beauté. Ce climat d’étrangeté irréel rappelle ce qu’avait obtenu Barrie Kosky dans son Saul présenté au Théâtre du Châtelet l’an passé, même si la direction d’acteur de Mouawad est autrement plus sobre.
Le plateau vocal est dominé par l’écrasant rôle-titre d’Oedipe, confié au puissant baryton britannique Christopher Maltman,
impérial au niveau de la nécessaire diction. On peut juste lui
reprocher une interprétation trop monolithique, particulièrement
préjudiciable aux subtilités du dernier acte. Autour de lui, la
distribution réunie n’appelle que des éloges, tout particulièrement le
grand prêtre de Laurent Naouri, incarné avec une noblesse de ligne
éloquente. On aime aussi la morgue rageuse du Tiresias de Clive Bayley, tandis que Clémentine Margaine
donne à sa Sphinge toute la noirceur de son timbre cuivré,
particulièrement adapté ici. Seule déception de la soirée, les choeurs
de l’Opéra national de Paris qui multiplient les imprécisions et
décalages avec la fosse, très dommageables dans ce répertoire. Il serait
grand temps que cette formation se hisse au niveau de son équivalent
symphonique, dont la renommée n’est plus à faire. Gageons que la récente
nomination de Ching-Lien Wu, ancienne cheffe des
choeurs de l’Opéra national du Rhin, notamment, saura redonner le lustre
attendu à juste titre par l’ensemble du public. Fort heureusement, la
fosse apporte son lot d’ivresse sonore, il est vrai porté par l’un des
chefs les plus doués de sa génération en la personne d’Ingo Metzmacher,
attentif aux moindres inflexions de la partition pour faire vivre un
festival de couleurs des plus réjouissants. Du grand art au service d’un
chef d’œuvre à découvrir d’urgence !
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