Après Cologne et Hambourg, Paris accueille à son tour cette production des Soldats de Bernd Aloïs Zimmermann imaginés par le trublion espagnol Calixto Bieito – ici dans une mise en espace saisissante, montée avec trois fois rien pour mettre en valeur un ouvrage aux dimensions hors-norme, qui justifie tous les superlatifs : personne n’en sortira indemne, pas même son compositeur, à la fin de vie tragique.
Composer un opéra lorsqu’on appartient à l’avant-garde sérielle, dans la foulée de la deuxième guerre mondiale, est en soi un acte provocateur, tant cette forme parait alors à l’agonie. Pour autant, le compositeur allemand Bernd Alois Zimmermann (1918-1970) relève le défi en adaptant la pièce Les Soldats (1776) de Jakob Lenz, un dramaturge qui avait déjà inspiré Berg pour son Wozzeck. L’admiration de Zimmermann pour Berg explose par tous les pores dans cet ouvrage colossal, élaboré lors d’une longue gestation, de la commande initiale de l’Opéra de Cologne en 1958 jusqu’à la création triomphale en 1965. Réputée injouable avant la création, la musique des Soldats impressionne d’emblée par la masse des moyens réunis, qui explique pourquoi elle est si rarement donnée (la précédente production scénique à Paris date de… 1994, dans une mise de Harry Kupfer à l’Opéra Bastille). Près de cent instrumentistes réunis autour d’un plateau vocal tout aussi pléthorique (15 solistes) empoignent l’introduction en forme de magma en fusion : avec l’explosion atonale des multiples instruments, comme indépendants les uns des autres, on peine à se raccrocher à l’un d’entre eux, si ce n’est au rythme implacable des timbales. La furia assourdissante de décibels annonce la couleur par son ton uniforme : pas question, ici, de joyeuseté et encore moins d’expression d’une mélodie, si ténue soit-elle.
Cette violence sonore, entre chatoiement des timbres et ruptures brutales des vents et percussions, est indissociable de la personnalité complexe de Bernd Alois Zimmermann, qui fascine à plus d’un titre. Contrairement à Boulez ou Stockhausen, le compositeur allemand a connu les affres du Deuxième conflit mondial en étant mobilisé sur le front russo-polonais. Bien avant le suicide qui devait mettre fin à ses jours, le traumatisme de cette période se ressent dans son chef d’oeuvre lyrique, très sombre sur la nature humaine. La « masculinité toxique » (pour utiliser une expression contemporaine) conduit ainsi à la répétition inéluctable des catastrophes : les guerres, de génération en génération, et peut-être plus encore la peur de l’anéantissement définitif de l’humanité, suite à un bombardement nucléaire.
Emily Hindrichs |
La plus grande ovation de la soirée revient toutefois à François-Xavier Roth, qui relève le défi d’une parfaite mise en place des effectifs collossaux répartis dans toute la grande salle de la Philharmonie de Paris,
en des effets de spatialisation nombreux et spectaculaires. Du grand
art, qui fait honneur à ce monument, toujours aussi impressionnant
d’éloquence tragique, qu’est Les Soldats.
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