La version initiale de Castor et Pollux (1737) de Jean-Philippe Rameau fait un retour remarqué à l’Opéra de Paris, là où les productions récentes ont préférées la révision de 1754. Plus proche du modèle lullyste avec ses récitatifs ensorcelants, cette première mouture bénéficie de l’imagination toujours aussi féconde de Rameau, pour ce qui reste l’un des plus grands succès de sa carrière. Comme en 2019 avec Les Indes galantes, le spectacle confié cette fois à Peter Sellars donne la part belle à la danse moderne de rue, en animant les nombreuses parties orchestrales d’une énergie roborative : de quoi ravir le public d’un vent de fraicheur revigorant !
Le flexing à l’Opéra de Paris ? Le metteur en scène Peter Sellars (né en 1957) en rêvait, lui qui a travaillé avec le chorégraphe Cal Hunt voilà déjà dix ans, afin de faire connaître au plus grand nombre cette danse issue de la Jamaïque, avant de se développer dans les quartiers populaires de New York, lors des années 1990. Avec ses mouvements lascifs et lancinants, le flexing incorpore plusieurs influences diverses, dont le fameux «moonwalk» de Michael Jackson. Cal Hunt a demandé à ses danseurs de ressentir la musique de Rameau, en lien avec le texte du livret explicité par Sellars, pour laisser libre cours à leur improvisation. Une impression de collage est perceptible au début, avant que l’on s’habitue peu à peu à cette présence insolite et parfaitement réglée. Certaines scènes s’avèrent mieux intégrées que d’autres, à l’instar du voyage de Pollux aux enfers, où les contorsions des danseurs exploitent le décor de manière inattendue. On reconnait là la patte de Sellars, qui ose un décor unique pendant toute la représentation, en apparence banal avec son intérieur sans personnalité. Pour autant, la variété des éclairages, comme la direction d’acteurs mouvante et dynamique, permet un renouvellement constant, bien aidé par les vidéos toutes aussi envoutantes projetées en arrière-scène : on assiste ainsi à des allers-retours permanents entre la grisaille d’un quotidien ordinaire et la grandeur hypnotique d’images satellites en mode cosmique.
La compréhension du livret par Sellars s’avère stimulante, en ce qu’elle invite à méditer sur la permanence de la guerre ici-bas, là où l’enfer supposé apparaît autrement plus serein en comparaison. Aucune image ne vient alourdir ce propos, évoqué tout du long à travers le seul costume de Pollux, dont le chemin initiatique gagne ainsi en profondeur, au-delà de ses amours ambivalents pour son frère et sa promise. Toutes ces qualités n’évitent pas toutefois un certain sentiment de lassitude devant la répétition de plusieurs gestuelles, au niveau des danseurs comme du choeur, sans écho à la narration évoquée. Quoi qu’il en soit, le spectacle bénéficie en premier lieu de l’interprétation superlative du Choeur Utopia, surtout côté féminin, entre précision des attaques et admirable homogénéité. Fondé en même temps que l’orchestre du même nom, voilà deux ans, cet ensemble fait ses débuts à l’Opéra de Paris sous la houlette de son directeur artistique Teodor Currentzis. Le chef gréco-russe surprend par ses tempi alternant extrême lenteur dans les passages apaisés, en contraste avec la vivacité des parties plus verticales. Très allégée et quasi transparente par endroit, cette lecture donne un tapis de velours au plateau vocal, qui n’a pas à forcer pour passer la rampe. On peut bien entendu contester ce parti-pris artistique poussant Rameau vers les effluves romantiques du XIXème siècle, dont le systématisme des phrasés, gorgés de détails toujours plus raffinés, fascine autant qu’il agace.
Le plateau vocal réuni apporte beaucoup de satisfactions, même si on
aurait aimé une présence francophone plus soutenue. Ainsi de la soprano Jeanine De Bique,
originaire de Trinité-et-Tobago, qui se fond avec délice dans les
rêveries éthérées proposées par Currentzis, faisant valoir un timbre de
velours lorsque la voix est bien posée, mais plus métallique en voix de
tête. Si la voix manque de volume dans les ensembles, on aime la
capacité de De Bique à faire vivre son personnage d’une variété
d’intentions bienvenue. A ses côtés, Stéphanie d’Oustrac
montre un même investissement dramatique éloquent, qui fait quelque peu
oublier un vibrato trop prononcé au début, manquant de graves. Comme à
son habitude, Marc Mauillon donne une prestation d’une
solidité technique sans faille, qui l’impose comme l’un des interprètes
les plus réjouissants du moment, dans le répertoire baroque (voir son récent succès dans Les Fêtes d'Hébé à l'Opéra-Comique). Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur de l’événement, à l’instar d’un Laurence Kilsby admirable de raffinement à chacune de ses interventions.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire