Il est finalement peu de soirées à l’issue desquelles on a l’impression
d’avoir assisté à un spectacle qui fera date pour une génération, et ce
malgré quelques imperfections bien compréhensibles pour une toute
première mise en scène d’opéra. Ainsi de ces Indes galantes confiées au
plasticien d’origine alsacienne Clément Cogitore (36
ans), jeune surdoué touche à tout qui s’est illustré aussi bien dans les
expositions d’art contemporain qu’au cinéma (César du meilleur premier
film pour « Ni le ciel ni la terre », en 2016). Son travail surprend ici
par l’aura de mystère et d’imprévisible constamment à l’oeuvre, le tout
baigné dans une pénombre énigmatique et envoûtante, toujours animée des
chorégraphies endiablées de Bintou Dembélé. Si l’on
est guère surpris de trouver la danse aussi présente dans cet ouvrage
qui marie si bien les genres, c’est bien davantage l’apport de danses
issues des «quartiers» (banlieues ou cités – peu importe le nom
politiquement correct à donner), qui enthousiasme par sa richesse
expressive. En faisant appel à la compagnie Rualité, le hip-hop fait
ainsi son entrée au répertoire de la grande maison, sans jamais
sacrifier au style.
Cogitore a la bonne idée de lier les
différentes entrées du livret en parsemant l’ouvrage de fils rouges,
tout particulièrement la problématique de l’apparence et du costume que
l’on endosse pour rendre crédible le rôle que la société tend à nous
faire jouer : le prologue donne ainsi à voir l’habillage à vue des
danseurs comme un miroir du nécessaire apprentissage des conventions
sociales, avant que les trois entrées successives n’opposent les
puissants et leurs obligés par l’omniprésence d’un Etat policier incarné
par des CRS aux faux airs de samouraïs. Faut-il reconnaître des
migrants syriens dans les réfugiés visibles à l’issue de la tempête de
l’entrée du Turc généreux ? On le croit, tant le message de Cogitore
consiste à nous rappeler combien la communauté humaine se doit d’être
unie, bien au-delà de l’illusion des rôles et des égoïsmes nationaux.
Le spectacle perd toutefois en force en
deuxième partie, lorsque la danse se fait moins présente. Si la première
partie comique de l’entrée des Fleurs s’avère séduisante par son décor
de quartier rouge, le spectacle n’évite pas ensuite quelques naïvetés
avec son manège, sa «chanteuse papillon» dans les airs ou ses pom-pom
girls maladroites, avant de se reprendre par quelques bonnes idées, tel
le joueur de flûte qui conduit les enfants et surtout la brillante
conclusion en arche : la reprise inattendue du défilé de mode du
prologue permet une revue de tous les artistes du spectacle, chanteurs
et danseurs, noyant la chaconne conclusive sous les applaudissements
déchaînés du public. De mémoire de spectateur, on n’a jamais entendu une
audience aussi impatiente dans la manifestation de son plaisir, en une
ambiance digne d’un concert pop, rompant en cela tous les codes de
l’opéra : cette spontanéité démontre combien le spectacle a fait mouche,
le tout sous le regard du «tout-Paris» venu en nombre pour l’occasion,
sans doute attiré par les promesses de cette production. On aura ainsi
rarement vu autant de directeurs de maisons d’opéra – Amsterdam, Anvers,
Versailles ou Dijon – à une première.
Sabine Devielhe |
La grande réussite du spectacle revient tout autant au grand chef baroque Leonardo García Alarcón,
dont on essaie désormais de ne rater aucune de ses grandes productions
lyriques. Après la réussite d’Eliogabalo de Cavalli voilà trois ans,
le chef argentin fait à nouveau valoir l’intensité expressive dans
l’opposition détaillée des plans sonores, le tout en une attention de
tous les instants à ses chanteurs. Tout le plateau vocal réuni n’appelle
que des éloges par sa jeunesse irradiante et son français parfaitement
prononcé.
Ainsi de Stanislas de Barbeyrac, à l’éloquence triomphante et puissante, et plus encore d’Alexandre Duhamel, impressionnant de présence dans son hymne au soleil, notamment. Florian Sempey n’est pas en reste dans la diction, même si on note une tessiture un peu juste dans les graves dans le prologue. Edwin Crossley-Mercer assure bien sa partie malgré un timbre un rien trop engorgé, tandis que Mathias Vidal soulève
encore l’enthousiasme par son chant généreux et engagé, et ce malgré un
aigu un rien difficile dans certains passages. Mais ce sont plus encore
les femmes qui donnent à se réjouir du spectacle, tout particulièrement
la grâce diaphane, les nuances et les phrasés aériens de Sabine Devieilhe, véritable joyau tout du long. Jodie Devos et Julie Fuchs sont des partenaires de luxe, vivement applaudies elles aussi, de même que l’excellent Choeur de chambre de Namur, toujours aussi impressionnant de justesse et d’investissement.
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