vendredi 7 février 2025

« L'Or du rhin » de Richard Wagner - Calixto Bieito - Opéra Bastille à Paris - 05/02/2025

 

Le metteur en scène espagnol Calixto Bieito monte à l’Opéra national de Paris son tout premier Ring, échelonné sur plusieurs années, en présentant le prologue L’Or du Rhin (1854) de Richard Wagner : toujours aussi fascinant d’efficacité dramatique, ce volet initial bénéficie de l’imagination délirante de Bieito, qui plonge les protagonistes dans un cauchemar cybernétique, en évacuant Dieux, géants et nains. Une lecture peu consensuelle et visuellement marquante, rehaussée d’un plateau vocal de tout premier plan.

On ne peut guère s’attendre de Calixto Bieito une certaine tiédeur, lui qui a passé une grande partie de sa carrière à provoquer des scandales retentissants, à l’instar de sa production emblématique de Carmen, désormais devenue un classique – voir notamment en 2017 à Bastille. Il est certes encore trop tôt pour attribuer ce qualificatif à ce nouveau Ring qu’il faudra mettre en perspective dans sa globalité, mais toujours est-il que cette introduction commence fort, en transposant l’action dans une réalité contemporaine sordide, en prise avec les manipulations des nouvelles technologies. D’emblée, la mise en scène place les interprètes au plus près des spectateurs, en laissant entrevoir une vaste structure métallique en arrière-scène – évocation quasi-carcérale du château construit par les géants pour les Dieux. Toute la mythologie évoquée avec force par Wagner est ici rejetée pour centrer les enjeux autour des rapports de force, en insistant sur le statut social et les motivations des protagonistes. On aime ainsi l’idée de figurer le nain Alberich, devenu surpuissant avec le pouvoir de l’anneau, comme une sorte de Docteur Frankenstein, occupé à créer un robot féminin tout acquis à ses fantasmes. Le tableau de son antre est sans doute le plus réussi, avec moult détails réalisés avec brio par la scénographe Rebecca Ringts. On aurait toutefois aimé une caractérisation plus élaborée du personnage de Loge (Loki dans la mythologie nordique) pour figurer ses ambiguïtés : seule la scène finale le voit menacer Freia et mettre à mal le triomphe apparent de Wotan et Fricka, qui pénètrent le Valhalla.

On le sait, aucune réussite d’un opéra de Wagner ne peut se faire sans un chef digne de relever le pari d’une musique omniprésente et envoûtante, en véritable acteur du drame. Pablo Heras-Casado fait bien davantage que convaincre dans un répertoire où on ne l’attendait pas, en donnant le meilleur de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, manifestement très investi sous sa battue. La souplesse des transitions et l’allègement des textures donnent un climat de transparence aux teintes lumineuses, faisant la part belle à l’expression des couleurs.

Idéale pour les chanteurs, cette battue n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée, de même que le plateau vocal réuni, dominé par un superlatif Nicholas Brownlee (Wotan), en remplaçant de luxe du chevronné Iain Paterson, annoncé souffrant. Le baryton-basse fait là des débuts éclatants à l’Opéra de Paris, en faisant valoir un timbre rayonnant de jeunesse, autour de phrasés harmonieux et admirablement projetés. Seuls quelques graves manquent dans la scène finale, mais ça n’est là qu’un détail à ce niveau. On aime aussi toute la morgue poisseuse de Brian Mulligan (Alberich), qui s’impose une nouvelle fois dans un rôle wagnérien de premier plan, après avoir interprété… Wotan, l’an passé au Théâtre des Champs-Elysées, dans le deuxième volet de la Tétralogie. Que dire aussi du Loge de Simon O’Neill, à l’éloquence agile et parfaitement articulée, passant la rampe sans efforts ? On aime tout autant les seconds rôles de caractère parfaitement distribués, à l’instar du toujours impérial Gerhard Siegel (Mime), de même que le solide Kwangchul Youn (Fasolt). A leurs côtés, Eve-Maud Hubeaux donne une présence saisissante à sa Fricka, faisant valoir son tempérament volcanique, aux duretés parfaitement adaptées au rôle.

mardi 4 février 2025

« Guercœur » d'Albéric Magnard - David Hermann - Opéra de Francfort - 02/02/2025

Après Osnabrück en 2019 et Strasbourg en  2024, le retour en grâce de Guercœur (1901) se poursuit sur la prestigieuse scène de l’Opéra de Francfort, multirécompensée ces dernières années par les critiques outre‑Rhin pour la qualité de son travail. L’audace de la programmation fait certainement parti de cet enthousiasme que nous partageons, avec une propension notable pour promouvoir les ouvrages en français, à l’instar d’une autre production très attendue en mars prochain, Le Postillon de Lonjumeau d’Adam. En attendant, il faut se précipiter dans la plus grande ville de la Hesse pour apprécier sur scène l’ouvrage de Magnard (1865‑1914) le plus emblématique et à nul autre pareil.

Personnalité profondément originale et indépendante, Magnard a sans doute été desservi par son caractère rugueux, tout comme son inspiration musicale diversement appréciée de son temps en France, en grande partie tournée vers Wagner, à l’instar des deux splendides duos qui irriguent le deuxième acte de Guercœur. Pour autant, on trouve aussi des accents très français dans l’harmonie comme dans l’écriture diaphane pour les chœurs, très présents dans les actes impairs. A l’instar du maître de Bayreuth, Magnard se charge de la rédaction de son livret, lui conférant un ton très personnel, entre récit initiatique et parabole philosophique.

La mise en scène toute de finesse et d’intelligence de David Hermann a précisément pour avantage d’aider à saisir les enjeux dès les débuts volontiers nébuleux de l’ouvrage : on découvre ainsi une sorte de purgatoire, où les divinités célestes s’écharpent pour savoir si Guercœur a droit à une seconde chance sur terre, suite à sa mort inattendue. Parallèlement à cette intercession, sa veuve Giselle et son meilleur ami Heurtal sont identifiés sur terre, lors d’un enterrement en grande pompe avec de nombreux convives réunis pour dire un dernier adieu à Guercœur. Cette volonté de montrer d’emblée les deux principaux lieux de l’action donne ainsi une parfaite lisibilité au premier acte, tandis que le deuxième se déroule dans l’ancienne maison de Guercœur, désormais fief de son rival Heurtal.

Plus spectaculaire encore, l’acte final montre toute la fragilité de la démocratie, qui s’effondre littéralement suite à la défaite de Guercœur face au dictateur Heurtal. La scénographie spectaculaire convoquée pour l’occasion donne une grande force évocatrice à ce moment décisif, avant que la longue scène conclusive n’étonne plus encore par toute sa finesse symbolique et poétique. Entre aide au renoncement à la vie et espérance d’un monde meilleur, la persévérance philosophique du message de la Vérité accompagne les derniers protagonistes réunis, tous occupés à recommencer encore et encore leurs tâches, aussi futiles et furtives soient‑elles.

A l’heure où les démocraties vacillent dans le monde entier, jusqu’en Corée du Sud, David Hermann confère une sorte d’évidence, sensible et précise, à sa direction d’acteurs, grand atout du spectacle. On aime aussi le geste félin et sensuel de la Française Marie Jacquot, qui arrondit les angles en une lecture legato, tour à tour mystérieuse et envoûtante. Seul le Prélude au II manque un rien de caractère, mais c’est peu dire que ce parti pris donne un tapis de velours bienvenu à l’ensemble des interprètes.

Dans le rôle-titre, Domen Krizaj maîtrise admirablement la souplesse des phrasés, avec un style sans ostentation, malgré quelques détimbrages malheureux dans le suraigu. Il est bien entendu difficile de succéder à Michael Spyres, entendu dans le même rôle à Strasbourg l’an passé. L’autre motif de relative déception vient de la Vérité d’Anna Gabler, très en dessous au niveau de la nécessaire diction, sans parvenir à briller vocalement. AJ Glueckert est plus à son aise dans l’expression sans excès, donnant beaucoup de présence à son rôle trouble, mais c’est plus encore Claudia Mahnke qui triomphe en Giselle, entre éloquence ardente et parfaite maîtrise du français : du grand art, très applaudi en fin de représentation. Enfin, les autres divinités complètent solidement cette distribution de bonne tenue au niveau global, à l’instar du chœur local, très bien préparé pour l’occasion.

dimanche 2 février 2025

Concert de l'Orchestre symphonique de Bamberg - Jonathan Nott - Konzerthalle à Bamberg - 31/01/2025

Jonathan Nott

Classé au patrimoine mondial de l’Unesco, le centre historique moyenâgeux de Bamberg figure parmi les mieux préservé d’Allemagne, en ayant échappé aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale. Cette ville moyenne d’environ 80 000 habitants peut également s’enorgueillir d’accueillir un des plus prestigieux orchestres du pays, fondé en 1946 et financé depuis plusieurs années par le land de Bavière. Si la formation assure régulièrement des concerts hors les murs, notamment à Baden‑Baden, c’est bien entendu une émotion particulière que de l’entendre dans son lieu de résidence, construit en 1993 et rénové en 2009. Nommée en mémoire du fondateur de l’orchestre, Joseph Keilberth, la salle principale de 1 400 places (contre 700 pour la seconde) a pour elle de belles lignes élégantes, où le bois domine, tout en accueillant un orgue monumental en fond de scène.

On déchante pourtant rapidement, tant l’acoustique de la salle rend trop sonores les premiers tutti de La Petite Sirène (1905) de Zemlinsky, nous privant des détails attendus pour mettre en valeur les interventions des différents pupitres. L’autre motif de déception vient de la direction décousue de l’ancien Chefdirigent emblématique de la formation (entre 2000 et 2016), Jonathan Nott (né en 1962), qui surjoue les variations de tempo, en étirant à l’excès les passages lents (comme l’introduction lente, aux couleurs évanescentes et diaphanes) en contraste avec les parties enlevées, plus cravachées en comparaison. Comme attendu pour ce chef jadis directeur musical de l’Ensemble intercontemporain à Paris, toute effusion expressive est soigneusement évitée, tout en allégeant soigneusement les textures, le tout sans vibrato. L’ensemble sonne plus moderne, en valorisant davantage les richesses harmoniques que l’ivresse mélodique des passages empreints de merveilleux, proches du style de Humperdinck.


Le programme du concert, très bien conçu puisqu’il réunit deux ouvrages créés le même jour (le 25 janvier 1905), du professeur et de son élève, se poursuit après l’entracte avec Pelléas et Mélisande (1905) de Schönberg. Le chef britannique semble plus à son aise avec l’un de ses compositeurs de prédilection, même si cet ouvrage tonal fait entendre une première manière encore tournée vers le romantisme straussien opulent. Le futur inventeur du dodécaphonisme semble toutefois déjà à la recherche de sonorités originales, que ce soient dans les teintes grises du début jusqu’aux mélodies peu développées semblant tourner sur elles‑mêmes, en une polyphonie complexe. Les enchaînements semblent plus fluides dans cette battue toujours objective, d’une sûreté technique affûtée, malgré quelques décalages dans les attaques aux cuivres.

samedi 1 février 2025

« La Femme sans ombre » de Richard Strauss - Tobias Kratzer - Deutsche Oper à Berlin - 30/01/2025

Découvert en France à Lyon en 2019 puis à Paris en 2021, le metteur en scène allemand Tobias Kratzer propose en ce début d’année une nouvelle production de La Femme sans ombre (1919) au Deutsche Oper. Son idée d’évacuer complètement magie et merveilleux surprend d’emblée par une transposition contemporaine d’une suprême élégance, au moyen d’un plateau tournant très sollicité, qui oppose socialement le couple impérial aux teinturiers. On assiste ainsi à une sorte de lutte des classes revisitée, où les plus riches peuvent obtenir ce qu’ils veulent par le seul pouvoir de l’argent, y compris « commander » un bébé via un géniteur rétribué. L’idée d’insister sur le parallélisme entre les deux couples stériles, tous deux en péril face à l’absence de perspectives, rend immédiatement perceptibles les principaux enjeux.

On peut en effet interpréter l’absence d’ombre de l’Impératrice comme révélatrice de son incapacité à procréer, mais aussi de s’émouvoir du devenir de son prochain, particulièrement la Teinturière et ses états d’âme pour accepter un possible renoncement à sa progéniture. Au deuxième acte, la scénographie épurée devient de plus en plus explicite, en montrant cette même Teinturière examinée par un gynécologue sur un vaste écran vidéo. Mais c’est peut‑être plus encore le dernier acte qui séduit par ses nombreux sous‑textes ajoutés, de l’intercession d’une psychologue jusqu’à la fête organisée pour inciter l’Impératrice à célébrer sa maternité. On retrouve toute la finesse de la direction d’acteurs de Kratzer dans ces différentes scènes qui évoluent par petites touches, notamment lors du happy end naïf mais conforme au livret, où les deux couples apaisés retrouvent leurs gamins à la sortie de l’école. En somme, cette mise en scène a pour avantage de rendre très lisible le récit, mais en appauvrit quelque peu les aspects philosophiques, en dehors du message plus contemporain sur les mirages de l’« argent roi ».

Directeur musical du Deutsche Oper depuis 2009, le chef écossais Donald Runnicles trouve le ton juste pour embrasser les couleurs du drame sans excès de lyrisme, même si l’on pourrait aimer davantage de noirceur par endroit ou d’attaques plus franches pour marquer les ruptures. A l’instar de la mise en scène, les ambiances dévolues au merveilleux manquent aussi de mystère et d’ambiguïté. On gagne ainsi en continuité du discours musical ce que l’on perd en raffinement des détails. Quoi qu’il en soit, le plaisir est au rendez‑vous, en premier lieu grâce à un orchestre local qui connait la partition dans ses moindres recoins. Un autre motif de satisfaction vient du plateau vocal d’une grande homogénéité, jusque dans le moindre second rôle, à l’instar du sonore et vibrant Messager des esprits interprété par Patrick Guetti. Tous deux diseurs de grande classe, Clay Hilley (L’Empereur) et Jordan Shanahan (Barak) imposent des phrasés admirables d’articulation naturelle, toujours au service du sens. On aime aussi la Nourrice incarnée de Marina Prudenskaya, à la voix pulpeuse et bien projetée, tandis que l’Impératrice solide de Daniela Köhler assure bien sa partie, sans toutefois briller. En dehors de quelques accrocs dans le suraigu au début, Catherine Foster montre un beau tempérament en Teinturière, qui complète cette belle distribution avec brio.