Découvert en France à Lyon en 2019 puis à Paris en 2021, le metteur en scène allemand Tobias Kratzer propose en ce début d’année une nouvelle production de La Femme sans ombre (1919) au Deutsche Oper. Son idée d’évacuer complètement magie et merveilleux surprend d’emblée par une transposition contemporaine d’une suprême élégance, au moyen d’un plateau tournant très sollicité, qui oppose socialement le couple impérial aux teinturiers. On assiste ainsi à une sorte de lutte des classes revisitée, où les plus riches peuvent obtenir ce qu’ils veulent par le seul pouvoir de l’argent, y compris « commander » un bébé via un géniteur rétribué. L’idée d’insister sur le parallélisme entre les deux couples stériles, tous deux en péril face à l’absence de perspectives, rend immédiatement perceptibles les principaux enjeux.
On
peut en effet interpréter l’absence d’ombre de l’Impératrice comme
révélatrice de son incapacité à procréer, mais aussi de s’émouvoir du
devenir de son prochain, particulièrement la Teinturière et ses états
d’âme pour accepter un possible renoncement à sa progéniture. Au
deuxième acte, la scénographie épurée devient de plus en plus explicite,
en montrant cette même Teinturière examinée par un gynécologue sur un
vaste écran vidéo. Mais c’est peut‑être plus encore le dernier acte qui
séduit par ses nombreux sous‑textes ajoutés, de l’intercession d’une
psychologue jusqu’à la fête organisée pour inciter l’Impératrice à
célébrer sa maternité. On retrouve toute la finesse de la direction
d’acteurs de Kratzer dans ces différentes scènes qui évoluent par
petites touches, notamment lors du happy end naïf mais conforme
au livret, où les deux couples apaisés retrouvent leurs gamins à la
sortie de l’école. En somme, cette mise en scène a pour avantage de
rendre très lisible le récit, mais en appauvrit quelque peu les aspects
philosophiques, en dehors du message plus contemporain sur les mirages
de l’« argent roi ».
Directeur musical du Deutsche Oper depuis 2009, le chef écossais
Donald Runnicles trouve le ton juste pour embrasser les couleurs du
drame sans excès de lyrisme, même si l’on pourrait aimer davantage de
noirceur par endroit ou d’attaques plus franches pour marquer les
ruptures. A l’instar de la mise en scène, les ambiances dévolues au
merveilleux manquent aussi de mystère et d’ambiguïté. On gagne ainsi en
continuité du discours musical ce que l’on perd en raffinement des
détails. Quoi qu’il en soit, le plaisir est au rendez‑vous, en premier
lieu grâce à un orchestre local qui connait la partition dans ses
moindres recoins. Un autre motif de satisfaction vient du plateau vocal
d’une grande homogénéité, jusque dans le moindre second rôle, à l’instar
du sonore et vibrant Messager des esprits interprété par Patrick
Guetti. Tous deux diseurs de grande classe, Clay Hilley (L’Empereur) et
Jordan Shanahan (Barak) imposent des phrasés admirables d’articulation
naturelle, toujours au service du sens. On aime aussi la Nourrice
incarnée de Marina Prudenskaya, à la voix pulpeuse et bien projetée,
tandis que l’Impératrice solide de Daniela Köhler assure bien sa partie,
sans toutefois briller. En dehors de quelques accrocs dans le suraigu
au début, Catherine Foster montre un beau tempérament en Teinturière,
qui complète cette belle distribution avec brio.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire