Après Les Huguenots de Meyerbeer (1836) donnés voilà deux ans, Marc Minkowski et l’Opéra de Genève poursuivent leur passionnante exploration du Grand opéra à la française en exhumant La Juive (1835) de Fromental Halévy (1799-1862). Plus célèbre ouvrage lyrique d’Halévy de son vivant, La Juive a retrouvé ces dernières années un regain de popularité mérité, un peu partout en Europe (notamment à Paris dès 2007, puis Zurich, Anvers, Lyon ou Strasbourg) : outre le sujet saisissant et toujours d’actualité, qui s’attaque aux fanatismes religieux de tout poil, renvoyant juifs et catholiques dos-à-dos, on reste bluffé tout du long par la finesse et l’à-propos dramatique d’Halévy, dont les moindres détails d’orchestration sont toujours au service de l’élévation et de la noblesse des sentiments. Sans jamais céder à l’ivresse de la séduction mélodique immédiate, rappelant en cela son maître Cherubini, l’art d’Halévy s’appuie sur des phrasés très élaborés, repoussant la virtuosité pour préférer la déclamation vocale, portée à un niveau d’inspiration éloquent, dans la tradition de Gluck. On pense aussi à Boieldieu par sa capacité à brosser des tableaux aux caractères vivants, très différenciés, même si Halévy va plus loin encore dans sa rigueur dramatique, qui le conduit à de longues scènes d’affrontement passionnantes : le livret de Scribe lui en donne la matière, multipliant les duos surprenants tout au long de l’action, entre les deux pères que tout oppose socialement, tout comme les deux amoureuses éperdues, Rachel et Eudoxie.
Comment vivre ensemble par-delà les différences, qu’elles soient ou non d’ordre religieux ? Comment fuir la longue litanie de vengeances qui nous ramène sans cesse au drame ? A partir de ces questionnements, David Alden choisit de ridiculiser les fanatiques, ici incarnés par le choeur univoque et agressif, en les grimant de masques volontairement grotesques. Du fait de leur propension au doute et à la remise en cause (premier pas vers la connaissance), les personnages principaux bénéficient quant à eux d’un traitement plus favorable, qui accompagne le dépassement des rigidités, même provisoirement. David Alden choisit aussi de rappeler l’intemporalité du sujet en brouillant les pistes des références historiques attachées aux costumes, qui évoquent autant la période du Concile de Constance (temps troubles où le livret place l’action), que celui des réformes libérales de la monarchie de Juillet (1830-1848), ou celui, plus proche de nous, de l’holocauste : la scène finale du bûcher se transforme ainsi en lente procession où les victimes de l’aveuglement (Eudoxie comprise) périssent une à une, alors que la musique gagne en opulence tragique. On aime aussi l’idée de bien différencier la frivolité des puissants, habillés de couleurs criardes, en contraste avec le peuple et les juifs en noir et blanc, ce qui permet de mettre immédiatement en lumière le dandy trouble incarné par Leopold, à la tenue bling bling révélatrice, une fois réuni avec Eudoxie.
Outre un choeur toujours aussi précis et vibrant sous la direction d’Alan Woodbridge, on se félicite du geste enthousiaste de Marc Minkowski dans la fosse, dont les tempi dantesques tournent en ridicule l’ivresse populaire, surtout lors des scènes d’ensemble au I. Sa battue gagne ensuite en respiration et en variété, laissant s’épanouir son sens des couleurs et son attention à souligner chaque détail d’orchestration, à chaque fois au service de l’intention dramatique.
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