Beatrice di Tenda, avant-dernier opéra de Vincenzo Bellini, fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris : un événement incontestable, tant ce diamant noir drapé de mille beautés vénéneuses envoûte tout du long, magnifié par une direction de haut vol.
Echec à sa création, Beatrice di Tenda (1833) pâtit alors de sa proximité avec le chef d’oeuvre Norma, créé deux ans plus tôt : loin d’être une pâle copie comme l’ont répété à l’envi ses pourfendeurs, l’avant-dernier ouvrage lyrique de Bellini impressionne par son atmosphère résolument sombre, d’une intensité psychologique digne d’un huis-clos étouffant (ce qui n’échappe pas à la perspicacité du metteur en scène Peter Sellars, nous y reviendrons). On aura rarement entendu Bellini aussi inspiré par un drame, imposant la concentration sur les états d’âme de ses protagonistes dès le début de l’opéra, étirant plus encore ses mélodies pour embrasser les angoisses sourdes, qui planent comme autant de menaces à venir. Son écriture montre aussi davantage d’épure pour coller à la vérité théâtrale du livret, offrant à ses personnages de nombreuses réparties a capella, en contraste avec les envolées belcantistes attendues. Excédé par les retards de son librettiste, Bellini doit composer sa partition quasiment d’un trait, ce qui lui donne finalement une sorte d’évidence dans ses enchaînements naturels, et ce malgré la répétition de certains motifs mélodiques. Si le livret de Felice Romani a été écrit à la hâte entre plusieurs projets, il reste l’un de ses plus ambitieux au niveau littéraire, en donnant à ses personnages une complexité peu commune, entre obscurs complots et ambiguïtés de sentiments. Peu à peu, malgré une action réduite, les nombreux non-dits textuels créent une sorte de suspens intrigant, à même de donner toute son originalité à l’ouvrage.
Il fallait certainement un metteur en scène de la trempe de Peter Sellars, plus connu pour son travail avec ses contemporains John Adams et Kaija Saariaho, pour nous aider à pénétrer les arcanes de ce drame complexe. Sellars choisit d’enfermer tout son petit monde dans l’étroitesse d’une sorte de Palais métallique, aux hauts murs sécurisés, dont le jardin labyrinthique se déploie en majesté au milieu de la scène. Même si Sellars nous refait le coup du décor unique pendant toute la représentation, il faut lui reconnaitre une capacité à revisiter le plateau d’une variété d’éclairage splendide : de quoi faire ressortir plusieurs motifs géométriques en arrière-scène, comme une métaphore de l’esprit perturbé de Filipo Visconti (un lointain ancêtre du cinéaste Luchino Visconti), dont l’autoritarisme n’est qu’un leurre pour masquer sa faiblesse. La transposition contemporaine fait apparaitre les inévitables treillis et kalachnikovs pour entourer le monarque paranoïaque, mais surprend par ses jardiniers affairés à plusieurs moments de l’action : comme si ces petits gestes quotidiens immuables rassuraient les angoisses de Visconti, emporté dans un drame qui le dépasse. Si la direction d’acteurs reste l’atout principal de Sellars, on regrette toutefois que ce travail n’insiste pas davantage sur la compréhension des enjeux en début d’opéra, où l’on peine à percevoir les jeux de masque amoureux entre les personnages.
Quoi qu’il en soit, la force théâtrale qui se dégage de cette production permet de maintenir tout du long la tension, et ce d’autant plus que la direction de Mark Wigglesworth (né en 1964) est l’une des plus passionnantes qu’il nous ait été donné d’entendre dans le répertoire de belcanto. Il faut entendre comment le chef britannique ralentit les tempi pour ciseler les phrasés d’une respiration toujours en lien avec le récit : le respect des silences et l’allègement des textures donnent aux chanteurs un confort sonore d’un luxe inouï, leur permettant de ne jamais forcer leur instrument face à la fosse.
Le plateau vocal réuni a la particularité d’offrir à ses interprètes autant de prises de rôle, ce qui a pu dérouter les amateurs de belcanto très présents dans la salle, qui auraient volontiers espéré une Jessica Pratt dans le rôle-titre. Avec Tamara Wilson, on trouve une Beatrice d’une vaillance redoutable dans l’aigu, parfois un peu dur, à l’intensité théâtrale toujours éloquente. On pourrait souhaiter davantage de souplesse et de rondeur dans les vocalises, mais la soprano américaine impressionne une nouvelle fois par la force de son incarnation, très touchante également dans les réparties plus intimistes. Si Tamara Wilson ne convainc pas autant que lors de ses autres prestations parisiennes récentes (notamment ici-même dans Turandot), on ne peut qu’applaudir son audace et sa curiosité pour tous les répertoires.
A ses côtés, Quinn Kelsey impose un Filippo Visconti
d’une humanité déchirante, faisant valoir ses qualités d’articulation
et sa projection toute de résonance sonore. Son timbre légèrement
fatigué colle bien au rôle de souverain désorienté, offrant un contraste
parfait avec la jeunesse rayonnante de Pene Pati
(Orombello). Le ténor samoan fait valoir ses habituelles qualités en
pleine voix, entre timbre solaire et précision de la diction. Le médium
est plus terne en comparaison, mais parvient toutefois à tenir la
distance. Son frère Amitai Pati (Anichino) a certes des
moyens plus modestes, mais donne des trésors de subtilité et de
souplesse d’émission pour ce petit rôle. Enfin, Theresa Kronthaler
souffle le chaud et le froid en Agnese, avec quelques difficultés
d’intonation dans le suraigu en première partie, avant d’emporter
l’adhésion par la chaleur de son incarnation, très investie au niveau
dramatique.
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