On attendait beaucoup, peut-être trop, de la nouvelle production de La Juive
(1835) présentée à Francfort pour conclure la saison. Le chef‑d’œuvre
d’Halévy mérite en effet d’être plus largement connu et reconnu, tant
ses qualités dramatiques sombres et éloquentes impressionnent par la
variété des moyens employés, faisant le pont entre Meyerbeer et Verdi,
en une clarté d’expression toute française. En héritier lointain de la
tragédie lyrique, ce grand opéra chemine entre déclamation théâtrale et
chant ardent, avec une grande place laissée aux chœurs. Dans ce cadre,
on se réjouit du choix de la version française (ce qui n’est pas
systématique dans la capitale de la Hesse, qui préfère souvent les
versions adaptées dans la langue de Goethe), malgré un niveau de
prononciation très hétérogène selon les interprètes : rien d’étonnant,
toutefois, puisqu’aucun francophone n’a été retenu pour cette
production.
On connaît les qualités superlatives de John Osborn (Eléazar) en ce
domaine, qui montre une fois encore toutes ses affinités avec un rôle
qu’il maîtrise parfaitement (voir notamment à Genève en 2022),
contrairement à ses partenaires, tous en prise de rôle. Si le ténor
américain a perdu en brillant et en projection avec les années,
l’articulation naturelle de ses phrasés reste décisive dans ce
répertoire, où chaque mot doit être sculpté au service du sens. A cet
égard, la scène de la prison constitue l’un des moments les plus
marquants de la soirée, et ce d’autant plus que le rôle émouvant du
cardinal Brogni est tenu par un autre grand artiste en la personne de
Simon Lim. Le Sud‑Coréen impressionne par sa propension à faire vivre
son personnage de toutes ses failles : l’engagement sans ostentation,
entre diction millimétrée et résonance d’émission, est un régal tout du
long.
On ne peut malheureusement en dire autant des autres rôles, tous tenus
par des membres ou anciens membres de la troupe de l’Opéra de Francfort,
qui déçoivent à des degrés divers. Ainsi d’Ambur Braid (Rachel), dont
la voix beaucoup trop lourde la met en difficulté dans les passages
rapides et la justesse, très relative dans l’aigu. Monika Buszkowska
(Eudoxie) a les mêmes difficultés dans les parties enlevées, souvent
criardes, tandis qu’on cherche en vain la légèreté attendue dans les
parties doucereuses. Gerard Schneider (Léopold) a pour lui la beauté du
timbre, malheureusement ternie par une émission trop nasale. Les parties
plus virtuoses le voient aussi forcer son instrument, souvent couvert
par l’orchestre – il est vrai tonitruant dans les verticalités.
Dans ce contexte, la mise en scène déroutante de Tatjana Gürbaca met du temps à convaincre, d’autant plus qu’elle ne choisit pas la facilité du fait d’un décor volontairement étroit et unique pendant toute la représentation. Il aurait fallu disposer d’une direction d’acteur à la hauteur pour animer les scènes de foule, à l’agressivité caricaturale et répétitive en première partie. Les scènes intimistes sont plus réussies en comparaison : on aime l’idée de faire endosser à Eudoxie les habits de Rachel, lorsque cette dernière vient se proposer comme servante. C’est là un moyen d’évoquer la souffrance de l’épouse délaissée, mais toujours éprise de son mari Léopold. Son intervention pour le sauver est ainsi rendue plus crédible, en utilisant ses enfants pour émouvoir Rachel. Aux côtés de ces ajouts réalistes, la vidéo diffusée pendant le ballet donne à voir les premières visions délirantes qui infusent peu à peu le spectacle, jusqu’au spectaculaire finale en forme de carnaval grotesque. De quoi accompagner les personnages dans leurs pertes de repères respectives, à l’image d’une Rachel désormais grimée en putain sûre de ses charmes, mi‑ange, mi‑rebelle.
Après cette redécouverte inégale, deux autres raretés françaises viendront rythmer la prochaine saison de l’Opéra de Francfort, à chaque fois à l’occasion d’une nouvelle production : Guercœur de Magnard, récemment ressuscité à Strasbourg, et Le Postillon de Lonjumeau d’Adam. A l’image des nombreux Français vivant à Francfort, le répertoire national trouve une juste représentation sur la principale scène lyrique de Hesse, ce dont on ne se plaindra pas !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire