Il fallait certainement un grain de folie et beaucoup d’audace pour
décider de remonter Le Roi Carotte (1872), une super-production
grandiose et délirante imaginée par Offenbach et son librettiste
Victorien Sardou – dramaturge célèbre en son temps mais aujourd’hui
seulement connu comme l’auteur de La Tosca adaptée sur la scène lyrique…
par Puccini. Les deux hommes, en pleine gloire, n’hésitent pas à
convoquer sorcière et génie pour accompagner les tribulations amoureuses
et politiques du Prince Fridolin, balayé par l’avènement du Roi
Carotte, avant de revivre les temps anciens de Pompéi pour y dénicher un
anneau magique salvateur, puis recourir à l’aide inattendue de fourmis
et abeilles… Ce livret complètement fou, revisité par les auteurs
après la défaite de 1870, atteint jusqu’à six heures de spectacle à sa
création ; il fut ensuite réduit en une adaptation plus raisonnable à
trois actes : la France vaincue a besoin de s’évader pour penser à des
jours meilleurs et fait un grand succès à cet « opéra-comique féérie »
rapidement rattrapé par l’échec commercial dû à la démesure inouïe des
moyens humains et artistiques (danseurs, décors, …) réunis.
Comment aborder aujourd’hui un opéra si
composite dans ses différents tableaux ? C’est là le pari relevé avec
maestria par le metteur en scène Laurent Pelly et sa
dramaturge Agathe Mélinand : en modernisant les dialogues parlés et en
élaguant certaines scènes (le rôle du singe a notamment été supprimé),
l’ensemble avance sans temps mort, et ce d’autant plus qu’Offenbach se
montre à son meilleur au niveau de l’imagination mélodique et de
l’irrésistible ivresse rythmique, tout autant que la malice sur les jeux
de mot et la prosodie avec la langue française. Offenbach démontre
aussi tout son savoir-faire dans les ensembles (superbe quintette
« Salut Pompéi »), comme dans le prélude irréel et fantastique qui
précède, sans oublier l’anachronisme génial consistant à célébrer les
vertus du tout jeune chemin de fer aux habitants de Pompéi, médusés par
cet ensemble endiablé sur un rythme de cancan. Offenbach s’offre aussi
de critiquer par l’humour la valse constante des régimes politiques en
France, ainsi que le retournement opportun des politiciens dans la
tradition de Talleyrand, avant de finalement célébrer en un finale
contre-révolutionnaire le retour bienvenu à la monarchie. On le sait,
Offenbach n’était en rien un Républicain fervent.
Laurent Pelly choisit de transposer
l’histoire dans une grande bibliothèque universitaire au temps de la
IIIème République – un décor classieux qui lui permet de ne pas tomber
dans l’illustration littérale, tout en animant le chœur transformé en
début d’opéra en estudiantins déchainés par les sottises du bizutage.
Pelly démontre, s’il en était besoin encore, tout son savoir-faire dans
la direction d’acteurs, tout particulièrement dans les scènes de groupe,
réglant chaque détail avec l’attention qui le caractérise, toujours au
plus près des moindres inflexions musicales. C’est là un délice de bout
en bout, d’autant que sa capacité à élaborer des tableaux visuels
variés, d’une simplicité souvent désarmante d’efficacité, sert
admirablement le propos. On félicitera enfin les superbes costumes
d’hommes-légumes conçus par …Laurent Pelly, au service de cette
production déjà montée à Lyon voilà trois ans : un grand succès public
et critique, tout à fait mérité. Sans doute averti par cet excellent
bouche à oreille, le public familial s’est déplacé en nombre ce
dimanche, avant de réserver un accueil chaleureux à la production.
Parmi les rôles principaux, seuls Yann Beuron (Fridolin) et Christophe Mortagne
(Le Roi Carotte) reprennent leurs rôles respectifs, pour le plus grand
bonheur des Lillois. Yann Beuron fait valoir sa grande classe dans la
déclamation théâtrale, parfois mis en difficulté dans les accélérations,
mais au beau timbre clair parfaitement projeté. Christophe Mortagne est
le méchant idéal, jamais avare d’un cabotinage fort à propos. C’est là
l’une des grandes satisfactions de la soirée avec la sorcière
Coloquinte de Lydie Pruvot qui s’impose dans ce rôle parlé avec ses accents démoniaques drôlatiques. Mais c’est surtout Héloïse Mas
(Robin-Luron) qui reçoit l’ovation la plus méritée en fin de
représentation : tout dans son chant force l’admiration, de la ligne
parfaitement conduite au timbre harmonieux, avec une projection idéale.
C’est justement d’un peu de puissance dont manque Albane Carrère
(Cunégonde), ce qui est d’autant plus regrettable que son chant souple
et gracieux se joue des difficultés de son rôle, aux nombreuses
vocalises. On mentionnera enfin la parfaite Chloé Briot (Rosée-du-Soir), au chant délicat et sensible, tandis que Christophe Gay (Truck) et Boris Grappe (Pipertrunck) assurent bien leur partie.
Dans la fosse, Claude Schnitzler
n’évite pas certains décalages avec la scène en tout début d’ouvrage :
cela est dû à ses tempos vifs, très à propos au niveau musical, mais qui
n’aident pas ses chanteurs dans les accélérations. Très applaudi tout
au long de la représentation dans ses nombreuses interventions, le chœur
de l’Opéra de Lille impressionne par son investissement dramatique
comme son attention au texte : un régal à la hauteur de ce spectacle
réjouissant que l’on souhaite voir repris très vite !
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