Ancien assistant de Leonard Bernstein, Patrick Souillot partage avec le
maître américain la vocation de passeur et de pédagogue, qui l’a conduit
en 2007 à créer la structure associative La Fabrique Opéra : cette
initiative originale permet chaque année de monter un opéra coopératif
avec pas moins de 500 lycéens des métiers techniques et des apprentis de
l’agglomération grenobloise, chargé d’élaborer coiffures, maquillages,
décors (y compris en format vidéo) et costumes, en lien avec des
spécialistes de ces métiers. C’est là autant une première expérience
professionnelle stimulante qu’une opportunité de désacraliser l’art
lyrique et rajeunir son audience – autant d’atouts décisifs pour
construire les publics de demain.
Preuve en est du succès rencontré, la structure a essaimé sur tout le
territoire métropolitain, de l’Alsace au Loiret, en passant par la
Dordogne ou la Côte‑d’Or, pour construire autant de projets indépendants
et tout aussi fédérateurs au niveau local. De quoi découvrir en juin
prochain des productions de Carmen à Dijon ou Roméo et Juliette à Narbonne, avant La Flûte enchantée
prévue à Saint‑Brieuc au printemps 2024. En attendant, les équipes
grenobloises ont eu la bonne idée de faire appel à deux metteurs en
scène bien connus du grand public en la personne de Corinne et Gilles
Benizio (alias Shirley et Dino) : c’est principalement le partenariat
avec Hervé Niquet qui leur a permis de s’imposer dans les ouvrages
comiques, en un mélange de fantaisie lumineuse et bon enfant, à même de
revisiter plusieurs raretés (pas seulement lyriques), de Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier, notamment à Montpellier en 2015, à La Belle au bois dormant d’Hérold, à Puteaux en 2021.
S’attaquer à un ouvrage volontiers plus tragique tel que Turandot
(créé en 1926) peut surprendre de premier abord, sauf à considérer la
richesse d’interprétation de ce conte, aussi bien au niveau de la
variété d’évocation de son imaginaire visuel que de ses ressorts
psychologiques (voir sur ce dernier point la récente production genevoise,
très réussie, qui mettait l’accent sur la figure trouble de Calaf).
Loin d’une adaptation torturée, le travail des Benizio choisit au
contraire une illustration tournée vers l’enfance, en un transposition
mi‑onirique, mi‑fantasy, rappelant à bien des égards le monde des elfes de l’épopée du Seigneur des anneaux.
Si le peu de moyens offerts à la production ne peut être tout à fait
masqué, faute notamment d’une qualité d’éclairage plus imaginative, on
aime l’esprit décalé à la Monty Python qui offre quelques scènes
désopilantes avec les trois ministres, de même que l’Empereur farfelu
(aux faux airs de l’humoriste Carlos), apeuré autant par sa fille, que
son mandarin (grimé à la manière du chanteur M) ! Il est toutefois
regrettable de constater l’absence de surtitrage, qui aurait permis de
bien saisir toutes les subtilités des joutes entre Ping, Pang et Pong,
ainsi que la finesse des énigmes résolues par Calaf. Le bref résumé
préalable de l’action, lu par une voix off aux graves abyssaux (digne
d’une caricature d’une mauvaise bande‑annonce de film), aurait aussi
gagné à davantage de malice et d’originalité, à l’instar du travail
réalisé récemment pour Coups de roulis, à l’Athénée.
Corinne et Gilles Benizio |
En dehors de ces réserves, la mise en scène joue la carte d’une efficace
sobriété, assez étonnante de la part des Benizio, tirant davantage
parti des images animées projetées en arrière‑scène, d’une virtuosité de
réalisation rappelant les jeux vidéo actuels. De quoi se plonger dans
cette transposition avec bonheur, pour qui veut bien la voir avec son
regard d’enfant épris de contes et de récits initiatiques. Si la
direction d’acteur assure l’essentiel, compte tenu du nombre
considérable d’amateurs en présence, on se réjouit surtout de la qualité
du plateau vocal réuni, il est vrai bien aidé par la sonorisation
individuelle. Ainsi d’Olivia Doutney, pénétrante Turandot qui évite
toute stridence pour donner une incarnation saisissante à son rôle,
jouant finement de son accoutrement de diva grandiloquente, en écho aux
plus savoureuses méchantes (entre Cruella et Yzma) des films Disney. A
ses côtés, Sonia Menen (Liù) remporte une ovation méritée du public,
tant son chant souple et aérien fait de chacune de ses apparitions un
délice de raffinement évocateur. On aime aussi le timbre chaleureux et
les phrasés millimétrés de Thierry Grobon de Marcley (Calaf), un peu
juste toutefois dans la tessiture aiguë, surtout en fin d’ouvrage. Rien
de tel pour le majestueux Timur d’Anthony Stuart Lloyd, à la ligne
vocale d’une parfaite homogénéité, de même que les superlatifs Christoph
Engel (Ping), Philippe Noncle (Pang) et Germain Bardot (Pong), très à
l’aise dans la farce.
Outre la bonne qualité des chœurs amateurs, y compris du côté des
enfants, on reste bluffé par le haut niveau technique de l’Orchestre
symphonique universitaire de Grenoble, conduit avec mesure par un
Patrick Souillot attentif aux équilibres entre les pupitres et
l’articulation avec la scène. Autant de qualités à même d’expliquer le
succès de la représentation, quasi complète dans la vaste salle de
concerts du Summum (un peu moins de 3 000 places).
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