Parmi les grands spectacles de Robert Carsen à l’Opéra de Paris, Alcina fit date dès sa création en 1999 (voir la reprise en 2021) en propulsant les spectateurs en un huis-clos étouffant autour des tourments psychologiques de l’héroïne. Aujourd’hui, le metteur en scène canadien s’attaque à l’oeuvre jumelle, Ariodante, également créé en 1735 et qui s’inspire d’un autre épisode du poème épique Roland furieux (Orlando furioso), cette fois basée en Ecosse.
On retrouve d’emblée un décor majestueux similaire à Alcina, aux murs immenses et constellés de portes : la froideur des lieux est renforcée par le peu d’éléments sur le plateau, si ce n’est des têtes de cervidés rappelant les grandes heures de la chasse à cour. On comprend en effet rapidement que les conflits amoureux entre les personnages prennent place parmi la famille royale, ce qui explique pourquoi Carsen s’amuse à transposer l’action en nos temps contemporains. Une vague de paparazzi vient ainsi plusieurs fois animer l’action au niveau visuel, tandis que les scènes de mariage nous régalent des ballets traditionnels écossais. L’originalité d’Ariodante vient en effet de l’adjonction de trois ballets (un par acte; le dernier ayant été supprimé pour cette production) afin de relancer l’intérêt des ouvrages de Haendel, alors en perte de vitesse face aux troupes rivales (menées, notamment par Farinelli). D’où la compagnie de la française Marie Sallé (1709-1756), alors célèbre, accueillie alors dans le théâtre nouvellement construit de Covent Garden. Echec à sa création, l’ouvrage s’est imposé au XXème siècle comme l’un des chefs d’oeuvre de Haendel, tant l’inspiration coule de source, autour d’une musique pétillante et à l’inspiration mélodique inépuisable. Si on se fait peu à peu à l’alternance un rien fastidieuse des récitatifs et des airs, quelques rares duos et interventions du choeur (en fin d’acte) apportent un semblant de variété, en plus des ballets susmentionnés.
Le livret se montre toutefois plus convenu qu’Alcina en nouant et dénouant une énième intrigue amoureuse, sous fond de complot ourdi par le ténébreux Polinesso. D’où l’idée de Carsen de nous plonger dans une reconstitution du faste royal, entre costumes splendides et décors plus fouillés (le cabinet de travail royal, notamment) dès lors que l’intrigue se corse. La mise en scène prend toutefois une dimension plus impressionnante au II, sommet de la partition, lorsque Ginevra pense qu’Ariodante s’est suicidé, provoquant un ballet cauchemardesque superbement évocateur. Aux danses courtoises à l’ancienne du I succède un ballet endiablé et sauvage d’une superbe tenue, soutenu par l’exploration de la nudité du plateau, comme des éclairages (toujours très variés chez Carsen). Avec beaucoup d’humour, Carsen fait un ultime clin d’oeil à la famille royale actuelle en fin de spectacle, lors d’une inattendue visite des personnages de cire du musée de Madame Tussauds, reconstitué avec un réjouissant sens du détail.
Face à cette mise en scène très réussie, le plateau vocal réuni se montre de belle tenue, sans toutefois soulever l’enthousiasme. Dotée d’un timbre superbe, Emily D’Angelo (Ariodante) nous régale de sa technique sans faille, au service de phrasés souples et aériens. Mais sa projection modeste peine à embrasser la vaste salle du Palais Garnier, nuisant quelque peu au plaisir ressenti, même si la mise en scène a l’intelligence de la faire chanter plusieurs fois en bord de plateau. On rend toutefois les armes lors du bouleversant lamento « Scherza infida » (Amuse-toi, infidèle), interprété avec une sensibilité sans afféteries, confondante de simplicité. On aime la Ginevra d’Olga Kulchynska, aux phrasés admirables de naturel, même si le suraigu en première partie met du temps à se chauffer, avec quelques instabilités dans le positionnement de la voix. Mais la soprano ukrainienne se rattrape par la suite par la justesse de son incarnation dramatique – un atout partagé par Matthew Brook (Il Re di Scorzia), à la noblesse de ligne éloquente, seulement ternie par un timbre un peu terne. Si Tamara Banjesevic (Dalinda) se saisit de son rôle avec un bel aplomb, elle n’évite pas un recours au vibrato pour affronter les aigus, tandis que Christophe Dumaux (Polinesso) se régale de sa virtuosité sur toute la tessiture, malgré une émission un rien resserrée par endroit. On aimerait aussi davantage de noirceur dans ce rôle, à l’instar du Lurcarnio encore un peu tendre d’Eric Ferring, qui assure toutefois l’essentiel.
Dommage, la direction trop lisse d’Harry Bicket (né en 1961) affronte les lignes avec un sens du legato étonnant dans ce répertoire, qui nous ramène à une vision du baroque aux rebonds et aux couleurs pour le moins timides, à mille lieux du brio jadis préféré par un Trevor Pinnock. On retrouvera l’an prochain le chef anglais (également claveciniste) pour une très attendue nouvelle production de Jules César de Haendel, mise en scène par Laurent Pelly.
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