Après la version incandescente de Médée d’Euripide présentée en 2009 à travers toute la France, Laurent Fréchuret a choisi de s’attaquer à l’Opéra de quat’sous,
une œuvre rarement montée de
Bertolt Brecht et Kurt Weill (pour la musique), qui retrouve un
regain d’intérêt auprès des metteurs en scène depuis les versions de
Bob Wilson au Théâtre de la Ville en
2009 et de Laurent Pelly à la Comédie-Française début 2011.
Excusez du peu.
L’œuvre de Brecht est inspirée de l’Opéra du gueux (The Beggar’s Opera),
une pièce musicale satirique écrite deux cents ans auparavant par
John Gay en
1728, dont elle reprend à la fois l’histoire et les personnages,
autour de la lutte entre Peachum, patron des mendiants et des éclopés,
et Mackie-le-Surineur, malfrat qui bénéficie de
l’inattendu mais précieux soutien du puissant chef de la police
Tiger Brown. La description expressionniste des bas-fonds londoniens,
aussi cruelle que drolatique, prend constamment le
spectateur à contre-pied en déformant la réalité à outrance.
Les personnages s’adressent ainsi directement au public au moyen
de pancartes, ou plus directement en bord de scène pour commenter
l’action et exprimer la pensée de l’auteur, à la manière du
chœur d’une tragédie grecque. Par là même, Brecht invite le
spectateur à sortir de son rôle passif et à prendre de la distance avec
ce qui lui est donné à voir ou à entendre.
Une mise en scène virtuose au service de l’œuvre
Laurent Fréchuret renforce la distanciation voulue par Brecht avec
des postures volontairement caricaturales où les comédiens passent
allègrement du bord de scène, figés face au public
sans se toucher, au déploiement nerveux et imprévisible de corps
en alerte, qui, tel un ballet, investissent l’immensité de l’espace
scénique. On retient aussi la belle réussite de la pièce de
cabaret, très enlevée, avec la mise en abyme progressive de la
scène et des coulisses dans un jeu de miroir fascinant. Enfin, la
variété des éclairages, aussi bien que l’esthétique pop des
costumes bariolés de couleurs, établissent cette impression
visuelle forte qui maintient constamment le spectateur en éveil.
La musique de Kurt Weill sert admirablement ces effets de
contraste par des emprunts variés à l’opérette, en passant par
l’avant-garde atonale, aussi bien qu’au jazz. La mise en valeur de
l’orchestration souffre malheureusement d’une acoustique peu
flatteuse et du placement sur scène des instrumentistes et de leur chef
au piano, qui a bien du mal à maîtriser l’articulation avec
les chanteurs. Outre ces problèmes de mise en place, les acteurs
chanteurs révèlent des faiblesses techniques en matière de chant,
notamment pour ceux issus du théâtre (les hommes
principalement).
Thierry Gibault (Mackie-le-Surineur) apporte une classe indéniable
à son personnage de parvenu donneur de leçons et balaye les réserves
sur ses piètres qualités de chanteur par une diction
impeccable, tout comme le truculent Vincent Schmitt (Peachum) qui
emporte l’adhésion par sa verve comique. Enfin, Harry Holtzman
(Tiger Brown) interprète subtilement son
personnage ridicule de policier girouette.
Les rôles féminins déçoivent davantage en comparaison.
Lætitia Ithurbide (Polly), malgré un beau timbre de voix, manque en
effet de projection et se révèle souvent incompréhensible dans
les passages « parlés-chantés ». Heureusement, son duo avec Lucy
(impeccable Sarah Laulan) est plus réussi tant les deux comédiennes
semblent prendre plaisir dans leur joute
désopilante. C’est toutefois la soprano américaine Claire Combault
(Jenny) qui tire son épingle du jeu, par sa technique de chant et son
aisance, qui font de chacune de ses apparitions un
régal.
Tous les seconds rôles sont parfaits dans l’outrance et le
ridicule, portant avec énergie la scansion joyeusement ironique de
« l’homme est un loup pour l’homme » ou l’inattendu
retournement d’un final choral qui donne la victoire au plus
corrompu. Cette comédie humaine ainsi révélée, portée par une mise en
scène de haut vol, se révèle un spectacle globalement réussi
dont on espère que les quelques réserves au plan vocal seront
améliorées au fil des représentations.
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