Présenter la version originelle de Boris Godounov (1869) est
toujours une gageure, tant la première mouture âpre et intense écrite
par Moussorgski résonne encore longtemps dans les esprits après chaque
écoute, et ce d’autant plus que la concentration de l’auditeur bénéficie
de l’action resserrée en deux heures de spectacle, comme un huis clos
étouffant. La radicalité de l’ouvrage éclate par tous les pores, à la
fois par l’adaptation de Pouchkine réduite à quelques grandes scènes
grandioses mais souvent statiques, que la musique aux alliages de
timbres et aux ruptures inattendues, d’une exceptionnelle modernité pour
son époque, en lien avec les volontés du compositeur de rompre avec
toute influence, surtout germanique et italienne.
Ancien assistant de Paavo Järvi à l’Orchestre de Paris,
le Letton Andris Poga (né en 1980) se saisit des couleurs du drame avec
un geste ample, qui privilégie la mise en place, sans aucun effet
appuyé. Cette lecture probe mais parfois extérieure met en valeur les
pupitres homogènes de l’Orchestre national du Capitole, d’une perfection
technique magnifiée par le confort acoustique de la salle du Capitole.
Si les chœurs souffrent dans leurs premières interventions épiques,
surtout côté féminin, ils se rattrapent par la suite à force de cohésion
et de maîtrise, bien aidés en cela par le soutien toujours précis de
Poga.
Comme souvent à Toulouse, le plateau vocal réuni frise la perfection, ce
qui est d’autant plus notable que Matthias Goerne, initialement prévu
pour le rôle‑titre, a dû renoncer à sa participation. Le baryton
allemand reste toutefois annoncé pour la reprise de la production prévue
du 28 février au 7 mars prochains au Théâtre des Champs‑Elysées à
Paris, tout en étant accompagné cette fois de l’Orchestre national de
France, toujours sous la direction d’Andris Poga.
Alexander Roslavets |
D’un abord déroutant, la mise en scène d’Olivier Py prend toute sa saveur au fur et à mesure que le spectacle se déploie, faisant valoir l’audace du mélange des temporalités entre les temps anciens perturbés de Boris Godounov, jusqu’au totalitarisme soviétique et à la dictature actuelle de Vladimir Poutine. Cette réflexion sur la légitimité du pouvoir, quel qu’il soit, s’accompagne d’une déconstruction des postures et faux‑semblants attachés à toute fonction de prestige : une mise à distance critique essentielle pour éviter les pièges de la légitimation et rappeler qu’aucun homme n’est prédestiné, en soi, au rôle que la société consent à lui faire jouer. Comme à son habitude, la scénographie de Pierre‑André Weitz épouse cette vision avec un à‑propos d’une justesse millimétrée, renouvelant sans cesse le décor pour figurer de petites saynètes variées : on ne sait qu’admirer le plus, entre les images du chœur placé en hauteur comme un tableau parsemé d’icônes, et les clins d’œil poético-horrifiques (lorsqu’un militaire fait danser une ballerine dans un champ de ruines) ou historiques (le bureau glacial de Poutine revisité par un immense lustre). Un spectacle à ne pas manquer, à voir jusqu’au 3 décembre à Toulouse, avant la reprise parisienne l’an prochain.
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