A l’instar de nombreux ouvrages de Leos Janácek montés en France depuis
les années 2000, le chef‑d’œuvre lyrique de Dvorák a enfin pris la place
qu’il mérite dans notre pays, entre les créations parisienne en 2002 et toulousaine en 2022 : Rusalka
va cette fois être découvert lors d’une vaste coproduction initiée par
la région Sud (réunissant les opéras de Nice, Toulon, Marseille et
Avignon), à laquelle vient s’adjoindre Bordeaux. C’est là une idée
heureuse, tant cette adaptation du conte La Petite Sirène n’en finit pas de séduire petits et grands, autour de l’imagination mélodique inépuisable de Dvorák.
La variation des atmosphères qui irrigue l’ouvrage n’est malheureusement
qu’imparfaitement rendue par Domingo Hindoyan, entre tempo ralenti à
l’excès dans les sombres parties marines (le plus souvent dévolues à
l’Ondin), tout en peinant à mettre en valeur la poésie de la mélancolie
de Rusalka, au début. L’acte II le voit à son meilleur, en empoignant
les forces de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine avec engagement,
au service d’un bel élan dramatique. Si les chœurs assurent bien leur
partie, le plateau vocal réuni montre davantage de disparités. Ainsi de
la Rusalka d’Ani Yorentz, qui survole tout en facilité l’aigu en
puissance, mais déçoit dans les parties plus intimistes, faute d’une
technique plus affermie pour maîtriser précisément son instrument. On
lui préfère le Prince de Tomislav Muzek, qui fait l’étalage de phrasés
d’une grande classe, autour d’une émission souple et naturelle, un rien
trop étroite dans le suraigu. A l’inverse du rôle‑titre, la projection
reste toutefois trop modeste, notamment dans le duo final, pour nous
emporter pleinement. La révélation vocale de la soirée revient à
Cornelia Oncioiu (Jezibaba), qui donne une leçon de mordant et
d’intention, le tout parfaitement mis en valeur par son aisance sur
toute la tessiture. On aime aussi, malgré un timbre un peu terne,
l’aplomb et l’investissement scénique de Wojtek Smilek (L’Ondin), tout
comme la superlative Irina Stopina (La Princesse étrangère), aux aigus
rayonnants. Les autres rôles se montrent tous réjouissants, donnant
beaucoup de relief aux scènes secondaires : particulièrement bien
assortis, Fabrice Alibert (Le garde forestier) et Clémence Poussin (Le
garçon de cuisine) s’imposent comme deux chanteurs à suivre, tandis que
les trois nymphes, interprétées par Mathilde Lemaire, Julie Goussot et
Valentine Lemercier, rivalisent de piquant, d’agilité et de brio.
Il est dommage que la scénographie imaginée par Jean‑Philippe Clarac et
Olivier Deloeuil relègue trop souvent les chanteurs en arrière‑scène, au
détriment de leur projection (voir notamment la production de Peer Gynt à Limoges en 2017,
où nous avions déjà fait semblable reproche). Fort heureusement, le
décor unique est revisité astucieusement pendant les trois actes, tout
en bénéficiant des nombreuses projections vidéo dédiées à la natation
synchronisée : l’idée du collectif Le Lab est en effet de mettre en
miroir le destin de Rusalka avec l’injonction à la féminité et à la
performance qui régissent encore les femmes de nos jours, dont les
sportives. Les allers‑retours audacieux entre les deux temporalités
séduisent par leur à‑propos dramatique, même si certains aspects
initiatiques du conte (dont la peur de la sexualité) ne sont pas
abordés. L’humour du Lab transparait aussi dans l’apparence de certains
personnages, l’Ondin prenant les traits de l’entraîneur Philippe Lucas,
tandis que Jezibaba se voit déguisée en femme de ménage, bien éloignée
des artifices de la magie : femme pragmatique et sûre d’elle, la
« sorcière » est ainsi le double inversé de la superficielle et immature
Rusalka. On aime aussi quelques idées fortes, comme la violence
initiale du Prince vis‑à‑vis de Rusalka ou encore sa volonté de
contrition, avant le duo final, lorsqu’il apparaît les yeux bandés, un
poisson dans la bouche. Une proposition originale qui donne toute son
actualité au conte, même si elle n’en exploite pas les multiples
facettes.
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