Présenté à l’Opéra des Flandres en 2020, le dernier opéra de Schreker, Le Forgeron de Gand,
revient à Mannheim : la coproduction entre les deux institutions aurait
dû permettre de monter ce spectacle beaucoup plus tôt dans la deuxième
ville du Bade‑Wurtemberg, mais la pandémie en a décidé autrement. On ne
boude pas son plaisir de réentendre l’ultime chef‑d’œuvre de Schreker,
magnifié par l’imaginaire toujours aussi délirant d’Ersan Mondtag.
Rival de Richard Strauss avant la Première Guerre mondiale, Franz
Schreker voit sa position proéminente pâlir à la fin des années 1920,
face aux succès protéiformes de Berg, Weill ou de son ancien élève
Krenek. C’est davantage vers l’esprit forain et coloré de Krenek, sans
les emprunts aux jazz, que se situe le style musical du Forgeron de Gand
(1933). L’inspiration du directeur du Conservatoire de Berlin
s’épanouit en une variété rythmique très stimulante au premier acte, qui
s’apaise ensuite pour laisser davantage de place à la mélodie. On a
peine à imaginer que Schreker allait disparaitre un an plus tard dans
l’indifférence quasi générale, à seulement 55 ans, après avoir été
brutalement évincé de tous ses postes par les nazis, sa musique étant
désormais considérée comme « dégénérée ».
Le Théâtre de Mannheim ne pouvait trouver meilleure temporalité en
présentant cet ouvrage en même temps que la passionnante exposition « La
Nouvelle objectivité », visible à la Kunsthalle voisine. Ce musée,
parmi les plus prestigieux d’Allemagne avec sa collection permanente en
grande partie tournée vers le mouvement expressionniste, a eu la bonne
idée de réunir des tableaux de la période foisonnante de
l’entre‑deux‑guerres, ce qui permet d’en visualiser l’incroyable
diversité, à l’instar de la musique allemande de cette période.
En attendant, la reprise de la production du Forgeron de Gand se montre réjouissante de bout en bout, du fait d’un plateau vocal supérieur proposé à Mannheim : ainsi de Joachim Goltz, qui s’impose dans le rôle‑titre par sa projection agile et sa force de conviction, aussi impressionnante dans l’ivresse que dans le pathétique. A ses côtés, on est tout aussi séduit par ses partenaires féminines Julia Faylenbogen et Seunghee Kho, toutes deux très engagées, en faisant valoir leur fraîcheur de timbre. La direction enflammée de Jānis Liepins est l’autre atout de la soirée, en imprimant des tempi assez vifs, aux attaques volontairement sèches. Le chef letton sait aussi s’apaiser pour faire ressortir de merveilleuses couleurs dans les passages lents, qui mettent en valeur le bel orchestre local.
On avait été très séduit par la mise en scène d’Ersan Mondtag, lors de sa découverte en 2020 en Flandres. La reprise laisse entrevoir certaines facilités dans le recours aux couleurs expressionnistes (pour les décors et costumes) et au plateau tournant, qui masquent une direction d’acteur souvent brouillonne. Pour autant, on reste convaincu par l’audace de transposer le récit dans le contexte de la colonisation belge (là où le livret original parle de l’oppression espagnole), qui rend plus marquante la dernière partie de soirée. De quoi revisiter l’héritage d’une colonisation douloureuse, qui a caché ses prédations et méfaits les plus odieux derrière l’argument fallacieux de « l’apport de la civilisation ».
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