samedi 7 mars 2020

« A Village Romeo and Juliet » de Frederick Delius - Eva-Maria Höckmayr - Opéra de Francfort - 06/03/2020


Créé en 1907 à Berlin, le quatrième et plus connu des ouvrages lyriques du Britannique Frederick Delius (1862-1934), Roméo et Juliette au village, est repris cette année à Francfort dans l’excellente production présentée ici-même en 2014. La capitale de la Hesse honore ainsi un compositeur d’ascendance hollandaise et allemande (ses parents le nommèrent Fritz jusqu’à ses quatre ans), qui fit ses études musicales à Leipzig avec Reinecke notamment. Hormis le Festival de Wexford (Irlande), on doit aux maisons germaniques (Bielefeld, Karlsruhe et donc Francfort) de célébrer Delius sur scène depuis 2012, là où la France ignore un compositeur qui a pourtant vécu les trente dernières années de sa vie à Grez-sur-Loing, près de Fontainebleau. On notera toutefois que Piotr Kaminski compte Roméo et Juliette au village parmi ses mille et un opéras de référence (Fayard, 2003).

Si le statisme de l’action explique que cet ouvrage est souvent donné en version de concert, ses qualités musicales en font un incontestable chef-d’œuvre, sans doute davantage apprécié par les amateurs d’orchestre que d’art lyrique: c’est en effet davantage à une symphonie avec voix que l’on assiste, tant l’orchestre de Delius prend une place décisive tout du long – comme un véritable personnage. A cet égard, il eût été sans doute opportun de réaliser une suite orchestrale pour ne pas seulement se contenter de l’unique extrait parfois entendu en concert, la splendide Marche vers le jardin du paradis. Quoi qu’il en soit, l’une des grandes satisfactions de la soirée vient de l’attention portée par la mise en scène à l’émotion sous-jacente, marquée par des phrasés sinueux aux mélodies fuyantes au début – en forme de palette subtile souvent qualifiée d’impressionniste ou de pointilliste. Le langage de Delius se fait ensuite plus franc, en une expression parfois proche de l’éclat straussien, tout en réservant des passages de toute beauté dans la fusion des timbres délicats aux bois. Le travail sur les voix, plus austère en comparaison, trouve un accomplissement proche du lyrisme puccinien dans la dernière partie tragique de l’ouvrage.

On ne remerciera jamais assez l’Opéra de Francfort de proposer sans entracte la découverte de ce chef-d’œuvre, permettant une concentration opportune sur les méandres de ce drame philosophique, autant qu’une pénétration envoutante dans les délices de raffinement de la musique. Promu directeur musical à Heidelberg en 2015, dans la foulée de son prix reçu au concours Solti, le Bavarois Elias Grandy (39 ans) n’est pas pour rien dans cette réussite, autour d’une battue radieuse et respectueuse de chaque climat – portant une attention notable à la souplesse des pulsations rythmiques et à l’élan narratif, jusqu’aux moindres subtilités de fins de phrasé. La musique semble ainsi couler de source, avec des transitions très soignées: du grand art applaudi par un public enthousiaste en fin de représentation.


Sur scène, la distribution réunie se montre à la hauteur, hormis les fatigués Dietrich Volle et Magnús Baldvinsson, dans leurs courts rôles respectifs en début d’ouvrage. Si Johannes Martin Kränzle montre un beau tempérament, la lumière vient avec l’entrée en scène des petites voix gracieuses des deux tourtereaux, Jonathan Abernethy (Sali) et Simone Osborne (Vreli), superbes de vérité dramatique.
 
La mise en scène d’Eva-Maria Höckmayr séduit tout du long en enrichissant le livret des délires fantasmagoriques des deux héros, entre passé et présent, tandis que l’utilisation de trois plateaux tournants permet de revisiter les décors en un ballet virtuose particulièrement fascinant dans son chatoiement quasi perpétuel, en lien avec la musique. Les deux personnages principaux se voient dans le même temps interprétés par des comédiens en miroir, en un décor identique en blanc, à l’opposé de leur intérieur crasseux: on imagine ainsi les amoureux comme condamnés à revivre éternellement leur histoire, une fois leur suicide accompli. A l’instar des nombreuses visions oniriques et poétiques dévoilées en des saynètes fugitives, la scène des doubles se déshabillant comme Adam et Eve est une belle trouvaille, tant elle annonce le sacrifice mystique des amoureux, révélateur de leur incapacité à choisir entre la vie rangée au village ou l’errance dans le monde (avec le Violoniste noir, logiquement vu ici comme une sorte de Monsieur Loyal qui tire les ficelles de l’action en coulisse).

On l’aura compris, cette mise en scène riche en suggestions symboliques se prête admirablement au flot changeant de l’inspiration musicale de Delius, maître des variations subtiles de climats. On espère désormais que d’autres théâtres sauront s’intéresser à sa musique, tout particulièrement la monumentale pièce chorale A Mass of Life (1908), inspirée d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche.

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