Ouvrage de toutes les démesures, Le Nez (1930) reste emblématique de la période futuriste de Chostakovitch, encore libre de ses velléités avant-gardistes et satiriques : avec ce chef d'oeuvre comique du XXème siècle, le Russe embrasse toute la fantaisie surréaliste de Gogol, dont la nouvelle éponyme a été augmentée pour brosser le portrait sans concession d'un homme ordinaire affairé à la seule défense de son image et de son rang social, une fois son nez perdu. A partir de cet événement absurde, l’anti-héros Kovaliov se confronte à une galerie de personnages tous plus farfelus les uns que les autres, tandis que le spectateur peine à démêler le vrai du faux, étourdi par l’avalanche de logorrhée verbale ou semi-chantée.
A partir de cette trame rocambolesque, Barry Kosky nous rappelle les racines de ce lointain ancêtre du Bourgeois gentilhomme de Lully /Molière ou du Falstaff de Verdi, en faisant de Kovaliov un clown pathétique moqué par ses semblables. Prenant au mot l’une des critiques assassines lors de la création de l’ouvrage, il fait du personnage principal un être vulgaire et sale, dont l’inadaptation sociale le condamne à rester un phénomène de foire en son temps : c’est bien ainsi qu’il faut comprendre les allusions à ses inclinaisons homosexuelles cachées dans l’intimité, décisives pour apprécier les joutes épistolaires avec Mme Podtochina au III. Auparavant, Kovaliov attire toute l’attention par ses mimiques dignes du cinéma muet expressionniste, tout en osant gémir, pleurer ou crier pour tenter de s’extraire de ce cauchemar interminable. La farce volontairement grotesque prend place dans un univers forain totalement déjanté, où l’on croise femmes à barbe et nez transformés en danseurs de claquettes, sans parler de la ronde tribale hypnotique, lors de l’éclatante pièce pour percussions seules au I.
Comme à son habitude, Kosky épouse les moindres inflexions musicales pour donner à la fable une vérité théâtrale saisissante, particulièrement réussie dans les vibrantes scènes de groupe, tout en donnant à voir quelques allusions (notamment la scène des journaux découpés par la censure) au régime totalitaire stalinien, alors en gestation. Seul le dernier acte apparait un peu longuet, les idées de Kosky semblant tourner à vide à l’instar du personnage principal, tandis que le rôle du docteur manque de caractère dans l’interprétation donnée par Alexander Tegila.
C’est bien là la seule relative faiblesse du plateau vocal, qui impressionne tout du long par son homogénéité et son engagement. Ainsi du génial Martin Winkler (déjà interprète de Kovaliov lors de création de la production à Londres, en 2016), qui ne ménage pas ses efforts pour coller à l’interprétation physiquement éprouvante voulue par Kosky. Autant la puissance d’émission que la facilité d’articulation sur toute la tessiture forcent l’admiration, donnant ainsi à son incarnation une sorte d’évidence. Que dire aussi, du parfait choeur Intermezzo, qui relève le défi imposé par les changements de rythme incessants de la partition !
Dans la fosse, Mark Wigglesworth se régale quant à lui de l’orchestration volontiers moqueuse, comme des couleurs tour à tour morbides et incandescentes, donnant beaucoup de vitalité à l’ensemble, sans jamais couvrir le plateau. Assurément un atout décisif pour jouir de ce spectacle à nul autre pareil, dont on ressort sonné mais ravi, après deux heures sans pratiquement aucun temps mort.
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