On connait l’histoire : composés par Tchaïkovski pour être donnés en une
seule et même soirée, son ultime ballet Casse-Noisette et son dernier
opéra Iolanta ont rapidement vu leurs trajectoires se séparer, et ce
compte tenu des critiques plus favorables émises pour le ballet dès la
création en 1892. Voilà trois ans,
l’Opéra de Paris a choisi de réunir les deux ouvrages pour la première
fois ici, ce qui permet dans le même temps à Iolanta de faire son entrée
au répertoire de la grande maison : un regain d’intérêt confirmé pour
cet ouvrage concis (1h30 environ), souvent couplé avec un autre du même
calibre (récemment encore avec Mozart et Salieri à Tours ou avec Aleko à Nantes).
Confiée aux bons soins de l’imprévisible trublion Dmitri Tcherniakov,
la mise en scène a la bonne idée de lier les deux ouvrages en donnant
tout d’abord une lecture assez fidèle de Iolanta, dont l’action est
transposée dans un intérieur bourgeois cossu typique des obsessions du
metteur en scène russe – observateur critique des moindres petitesses
d’esprit des possédants, comme ont pu le constater les parisiens dès
2008.
La seule modification apportée au livret consiste à ajouter d’emblée le
personnage muet de Marie, qui obtient pour cadeau d’anniversaire la
représentation scénique de Iolanta. Dès lors, on comprend très vite que
la jeune fille sera le personnage principal du ballet Casse-Noisette,
dont l’histoire a été entièrement réécrite par Tcherniakov pour
prolonger le conte initiatique à l’œuvre dans Iolanta.
A la peur du monde adulte symbolisée par
l’aveuglement de Iolanta succède ainsi trois tableaux admirablement
différenciés, qui nous permettent de plonger au cœur des craintes et
désirs de l’adolescente, entre fantasme onirique et réalité déformée. On
se régale des joutes mondaines qui dynamitent le début de
Casse-Noisette en un ballet virevoltant, tout en rendant hommage aux
jeux bon enfant d’antan, le tout chorégraphié par un Arthur Pita inspiré
: à minuit passé, la même jeunesse dorée revient hanter Marie avec des
mouvements saccadés inquiétants, avant qu’elle ne découvre la mort de
son cher Vaudémont.
Tcherniakov mêle avec finesse la crainte de la perte de l’être aimé,
l’expérience de la solitude dans une forêt sinistre, puis la révélation
de la misère humaine et de ses inégalités. Il revient cette fois à Edouard Lock et Sidi Larbi Cherkaoui
de chorégraphier ces parties saisissantes de réalisme, qui s’enchainent
à un rythme sans temps mort. Faut-il expliquer le délire de Marie par
sa capacité à pressentir la fin du monde proche ? C’est ce que semble
suggérer la météorite qui envahit tout l’écran en arrière-scène peu
avant la fin, rappelant en cela le propos de l’excellent film Melancholia (2011) de Lars von Trier.
Au regard de cette richesse d’invention
qui semble inépuisable, qui peut encore douter du génie de Tcherniakov ?
On conclura en mentionnant la parfaite réalisation au niveau visuel qui
donne un écrin millimétré aux protagonistes, et ce dans les différents
univers dévoilés. Si les deux danseurs principaux, Marine Ganio (Marie)
et Jérémy-Loup Quer (Vaudémont), brillent d’une grâce vivement applaudi
par le public en fin de représentation, le plateau vocal de Iolanta
(entièrement revu depuis 2016, à l’exception des rôles de Bertrand et
Marthe) se montre d’un bon niveau, sans éblouir pour autant. Le chant
bien conduit et articulé de Krzysztof Bączyk (René) lui permet de
s’épanouir dans un rôle de caractère, en phase avec ses qualités
dramatiques, tandis que la petite voix de Valentina Naforniţă donne à
Iolanta la fragilité attendue pour son rôle, le tout en une émission
ronde et souple. Dmytro Popov (Vaudémont) rencontre les mêmes
difficultés de projection, essentiellement dans le médium, ce qui est
d’autant plus regrettable que le timbre est séduisant dans toute la
tessiture. Deux petits rôles se distinguent admirablement par leur éclat
et leur ligne de chant d’une noblesse éloquente, les superlatifs Robert d’Artur Ruciński et Bertrand de Gennady Bezzubenkov.
Enfin, le geste équilibré de Tomáš Hanus,
ancien élève du regretté Jiři Bělohlávek, n’en oublie jamais l’élan
nécessaire à la narration d’ensemble, tout en demandant à ses pupitres
des interventions bien différenciées. On a là une direction solide et
sûre, très fidèle à l’esprit des deux ouvrages.
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