dimanche 31 décembre 2023

« Petrouchka » d'Igor Stravinsky et « Les Sept péchés capitaux » de Kurt Weill - Opéra des Flandres à Gand - 30/12/2023

 

Après Der Jasager (2019), Le Lac d’argent (2021) et Mahagonny (2022), l’Opéra flamand poursuit son exploration du legs de Kurt Weill autour du ballet chanté Les Sept péchés capitaux (1933), composé lors de son exil à Paris, avant son départ définitif pour les États-Unis. On retrouve cet ouvrage satirique et haut en couleurs couplé à la version, également chorégraphiée, de Petrouchka (1911) de Stravinsky, qui annonce déjà les audacieuses modernités rythmiques du Sacre du Printemps.

L’Opéra flamand réunit pour les fêtes de fin d’année deux ouvrages aujourd’hui plus souvent donnés en versions de concert, nous rappelant opportunément leur création originale chorégraphiée. Ainsi de Petrouchka et sa musique immédiatement familière à de nombreux spectateurs, tant ceux-ci ont déjà pu entendre la suite de concert (qui écourte le ballet pour en retenir les parties les plus fameuses) à la radio ou en concert. Le livret original, qui brosse le récit initiatique de trois marionnettes confrontées aux émotions humaines, est, ici, entièrement revisité au bénéfice d’une histoire plus sombre, évacuant les aspects populaires et folkloriques, pourtant très présents dans la musique de Stravinsky.

Confiée à Ella Rothschild, cette adaptation imagine une société chaotique en lutte avec ce qui lui reste d’humanité, en un ballet aux relents hypnotiques et saccadés : l’individualité ne semble plus avoir sa part, tant le groupe s’épanouit sur le plateau dénudé, mêlant violence et lynchage en lien avec les moindres inflexions musicales, très mouvantes. Les ralentis initiaux permettent de donner une distance critique au propos, même si l’irruption de la mort vient rappeler la fragilité de ces âmes perdues. Finalement sans vie, un des danseurs est soutenu par ses comparses, qui tentent de le ranimer sans succès, avant qu’un inattendu âne ne fasse irruption sur scène : il s’agit en réalité d’une sorte de marionnette, actionnée par plusieurs artistes en un mélange d’audaces déstructurées et poétiques, évoquant les visions surréalistes de Picasso ou Dali. 

Si la compréhension de cette relecture n’est pas toujours aisée à suivre, on se laisse toutefois porter par le flot toujours fluide de ces visions fantastiques, d’une précision millimétrée dans leurs enchainements. On reste surtout bluffé par la direction enflammée du jeune chef remplaçant, Gaetano Lo Coco (27 ans), qui se saisit des nombreuses ruptures sans heurts excessifs, tout en captant l’esprit populaire et païen de chaque changement d’atmosphère.

Après l’entracte, il se montre tout aussi à l’aise avec l’ambiance cabaret préférée par Kurt Weill, tout en montrant une attention soutenue à l’articulation avec le plateau, lorsque plusieurs chanteurs viennent mêler leurs voix à la danse, d’Anna (l’interprète principale) au fantaisiste chœur masculin – ce dernier pourtant relégué en fond de scène pendant la quasi-totalité du spectacle. D’emblée, la critique du rêve américain s’incarne dans l’aspect volontairement grotesque de ce chœur, grimé d’encombrants costumes façon sumos, tandis que la valse d’un immense panneau publicitaire, aux couleurs aguicheuses, évoque la société de consommation présente dans chacune des cités visitées par Anna, quasi-interchangeables. Autour d’elle, l’animalité sulfureuse qui se dégage de la chorégraphie endiablée des danseurs, très exigeante au niveau physique, mélange danse et gymnastique, sans aucun temps mort. Tous les interprètes changent de costumes à vue, comme pour se moquer de la tyrannie des apparences, tandis que la dualité d’Anna (la chanteuse incarnant la bonne conscience de la danseuse) donne lieu à d’incessantes joutes fantomatiques avec son double. 

Si la félinité envoutante de Lara Fransen charme tout du long, on ne peut malheureusement pas en dire autant du chant appliqué et trop terne de Sara Jo Benoot, pourtant aidée de la sonorisation : il faut pour ce rôle une artiste de la trempe d’une Marina Viotti (qui va interpréter Anna dans quelques jours à Paris et Genève, malheureusement sans l’apport de la danse), capable de dépasser les seules difficultés techniques pour faire ressortir le caractère du récit dans chaque syllabe. En attendant, gageons que Sara Jo Benoot saura travailler son personnage pour en creuser davantage les reliefs comme les subtilités, pour la reprise de ce spectacle haut en couleurs prévue à Anvers dès la fin du mois.

lundi 25 décembre 2023

« Elias » de Felix Mendelssohn - Calixto Bieito - Opéra de Lyon - 23/12/2023


A l’instar d’autres compositeurs éminents, Felix Mendelssohn (1809‑1847) a raté sa rencontre avec l’opéra, qu’il affronta sans doute trop tôt avec quelques ouvrages comiques mal accueillis, notamment Le Mariage de Camacho (1825), d’après Cervantès. Son niveau d’exigence lui fit ensuite refuser des livrets pourtant jugés excellents (comme celui de Hans Heiling, finalement composé par Marschner en 1833), avant de se pencher tardivement sur l’adaptation de la légende marine de la Lorelei, laissée inachevée par une mort brutale et inattendue, à seulement 38 ans. Pour autant, on aurait tort de négliger la musique vocale de Mendelssohn, qui représente de loin la partie la plus importante de son legs, au niveau quantitatif comme qualitatif : le chef allemand Frieder Bernius ne s’y est pas trompé avec sa récente et monumentale intégrale en la matière, consacrée à la musique de scène, profane (voir La Nuit de Walpurgis) et religieuse (plus de dix disques, en dehors des oratorios).

Après le spectacle « Trauernacht », qui regroupait l’an passé des extraits de cantates de Bach, place à son prophète Mendelssohn à l’Opéra de Lyon, avec son second et dernier oratorio, Elias (1846). Si le premier était dédié à une figure du Nouveau Testament, Paul, le second s’intéresse au plus éminent prophète de l’Ancien, Elie, figure ombrageuse somptueusement mise en valeur par la richesse harmonique de l’accompagnement orchestral, comme l’éloquence souvent homophonique des chœurs, aux réminiscences haendéliennes. Il s’agit là de la toute première production scénique de cet ouvrage en France, habituellement donné en version de concert : confié à Calixto Bieito, ce spectacle d’abord créé à Vienne en 2019 montre tout l’intérêt de porter cet ouvrage sur scène, du fait de l’investissement dramatique demandé à ses interprètes, tous très engagés pour l’occasion.


Le metteur en scène espagnol choisit en effet de mettre au même niveau solistes et chœur, ce qui est d’autant plus louable que ce dernier a un rôle prépondérant pendant toute la soirée, comme un véritable acteur du récit. Imaginative et bouillonnante, la direction d’acteur choisit de renforcer les interactions, ici omniprésentes, tout en relevant le pari de conserver le chœur sur scène tout du long, avec la révélation d’individualités marquées, parfois hautes en couleur. Comme toujours un peu sonore chez Bieito, le déchaînement sauvage des passions rappelle toute l’indécision collective en des temps manifestement perturbés, autour du récit initiatique tout en contraste d’Elie, d’abord affairé à ses miracles, avant de surmonter ses doutes pour entamer son ascension divine. Les Chœur de l’Opéra de Lyon n’appellent que des éloges, à force de cohésion, de concentration et d’accents dans les attaques, et ce pendant les deux heures de spectacle, donné sans interruption. Une performance physique logiquement applaudie par un public dithyrambique en fin de représentation, également ivre des tempi endiablés de Constantin Trinks, aux effets de masse parfois un rien trop robustes, mais qui sait parfaitement différencier les atmosphères pour embrasser toute la variété d’inspiration de Mendelssohn.

Que dire, aussi, des solistes réunis, tous très émouvants dans leurs rôles respectifs, et ce jusqu’au moindre second rôle. Ainsi du bouleversant Derek Welton, qui donne à son Elie toute la grandeur d’âme attendue, entre facilité de projection et articulation souveraine, malgré un aigu plus difficile par endroit. On aime aussi la sonore et pénétrante veuve de Tamara Banjesevic, très à l’aise au niveau technique, de même que la noblesse d’âme aux phrasés suaves de Robert Lewis (Ovadyah). Si Kai Rüütel‑Pajula (Un ange) montre quelques raideurs dans l’intonation, la grande révélation vocale de la soirée vient de Beth Taylor (La reine), qui donne le frisson à force de graves rayonnants, d’une justesse d’intention superlative au niveau dramatique. Assurément une chanteuse à suivre !

Après les fêtes, on ne manquera pas de retrouver à Lyon le drôlissime Barbe‑Bleue d’Offenbach produit par Laurent Pelly en 2019. Bonne humeur garantie avec les délices d’invention mélodique du « petit Mozart des Champs‑Elysées » !

lundi 18 décembre 2023

« Aida » de Giuseppe Verdi - Lydia Steier - Opéra de Francfort - 17/12/2023

Reportée par la pandémie, la nouvelle production d’Aïda (1871) imaginée par Lydia Steier fait l’événement à Francfort (après quarante‑deux ans d’absence), tant on connaît la capacité de la metteur en scène américaine à ne pas laisser indifférent, en cherchant toujours à renouveler l’approche des ouvrages qui lui sont soumis. Exit l’Egypte de pacotille : place à une sorte de bunker qui résiste tant bien que mal aux bombardements, audibles au I lors d’une sorte d’interlude guerrier particulièrement long et éprouvant. Certains spectateurs ne peuvent s’empêcher de siffler ce rajout : c’est là pourtant un élément décisif de ce huis‑clos étouffant, transformé en brûlant manifeste contre la guerre. En tant qu’incarnations de la masculinité toxique, ivres d’en découdre, les hommes du chœur sont ainsi grimés en militaires grabataires, aussi ridicules qu’agressifs, à peine adoucis par l’arrivée de leurs partenaires féminines, tout aussi superficielles dans leurs mimiques de courtisanes. Dans cette optique, Amneris devient une furie sanguinaire terrorisant ses suivantes, réduites au silence face à ses meurtres gratuits et spectaculaires. Dans cette atmosphère de fin du monde, la folie peut constituer un refuge confortable, ce dont s’empare le grand prêtre lors de visions cauchemardesques toutes plus angoissantes les unes que les autres.

Cette mise en scène audacieuse et très sombre impose une tension de tous les instants, très éprouvante dans la première partie, avant de s’adoucir quelque peu après l’entracte. La réalisation visuelle donne un impact fort à cette proposition, notamment au niveau des éclairages très variés, sans parler des ralentis hypnotiques qui mettent en valeur quelques velléités individuelles d’interrogations existentielles, loin de la foule. Face à cette mise en scène de haut vol, le plateau vocal proposé déçoit quelque peu dans les rôles principaux. Ainsi de l’Aïda d’Ekaterina Sannikova qui compense un aigu métallique par un sens dramatique et une technique très sûrs, à l’inverse de son partenaire Stefano La Colla (Radamès), au timbre solaire et chaleureux, mais en mal de justesse. A leurs côtés, Claudia Mahnke compose une Amneris d’une noirceur engagée, malheureusement peu audible dans les ensembles et desservie par un vibrato envahissant sur toute la tessiture. On est plus convaincu par les solides Andreas Bauer Kanabas (Ramfis) et Kihwan Sim (Le roi), mais c’est plus encore les graves superbes de Nicholas Brownlee (Amonasro) qui emportent l’adhésion à force d’intention et de mordant dans l’émission.

Outre un chœur très investi, plus convaincant que l’avant‑veille dans le répertoire russe, on se délecte tout du long de la direction toute de respiration d’Erik Nielsen, qui sait s’enflammer dans les parties plus verticales, en un respect redoutable de précision s’agissant des équilibres avec le plateau.

dimanche 17 décembre 2023

« Martha oder der Markt zu Richmond » de Friedrich von Flotow - Katharina Thoma - Opéra de Francfort - 16/12/2023

Largement oubliée de nos jours en dehors de son pays natal, la musique de Friedrich von Flotow trouve encore le chemin des planches grâce à son plus éclatant succès, Martha (1847), dont Francfort reprend opportunément, pour les fêtes, le spectacle très réussi créé en 2016. C’est là une idée lumineuse, tant la muse mélodique de Flotow parcourt l’orchestre de sa grâce toute de légèreté étourdissante, rappelant ses modèles Auber et Adam, encensés pendant ses années d’études parisiennes avec Reicha. Tout en aidant Offenbach à s’établir dans notre pays, Flotow y fut longtemps fêté : il serait grand temps que ce répertoire délicieux de fraîcheur soit davantage donné en France, à la suite des récentes résurrections initiées par les équipes du Palazzetto Bru Zane (voir notamment le livre‑disque consacré au Pré aux clercs d'Hérold).

En attendant, la reprise de production de Katharina Thoma n’a pas pris une ride, provoquant l’émerveillement par la fluidité des saynètes dévoilées grâce au plateau tournant, en un ton général malicieux et bon enfant. La splendeur visuelle des décors et costumes permet de contraster astucieusement les oppositions sociales entre les tourtereaux, tandis que la seconde partie du spectacle fait place à une émotion que la première, plus rocambolesque, n’avait pas laissé entrevoir.


Seule rescapée du plateau vocal présentée en 2016, Katharina Magiera (Nancy/Julia) en est aussi l’élément le plus satisfaisant pour cette reprise, tant ses phrasés mordants mettent en valeur ses graves idéalement projetés. On est plus déçu en revanche par la voix trop lourde dans ce répertoire de Monika Buczkowska (Martha), qui n’évite pas de nombreuses stridences dans l’aigu en puissance. Si Erik van Heyningen (Plumkett) a pour lui un timbre superbe et bien articulé, son jeu plat et morne dessert tout du long la crédibilité de son personnage. On lui préfère l’élégance aérienne de Gerard Schneider, remplaçant de dernière minute suite à la défection d’AJ Glueckert dans le rôle de Lyonel, et ce malgré quelques imprécisions dans les accélérations, au niveau de la justesse.


Enfin, Victorien Vanoosten souffle le chaud et le froid en trouvant le ton juste au niveau narratif dans les passages lents, admirablement étagés, tout en appuyant par trop les contrastes dans les verticalités, aux tempi dantesques. Dommage.

samedi 16 décembre 2023

« La Nuit de Noël » de Nikolaï Rimski-Korsakov - Christof Loy - Opéra de Francfort - 15/12/2023

Créée en 2021, la production de La Nuit de Noël (1895) fait un retour attendu à Francfort pour les fêtes de fin d’année, à guichets fermés : c’est là un événement, tant ce spectacle récompensé par le magazine Opernwelt (meilleure production) se montre réjouissant de bout en bout, en embrassant d’une fantaisie lumineuse les multiples atmosphères voulues par Rimski‑Korsakov. Ce cinquième ouvrage lyrique montre le compositeur russe au sommet de ses moyens, notamment en matière de richesse des coloris dévolus à l’orchestre. Que dire, aussi, de sa capacité à varier les styles, des ambiances fantastiques et aériennes dévolues au diable et à la sorcière, déjà audibles dans l’Ouverture, en contraste avec les musiques populaires villageoises entonnées par les deux tourtereaux Vakoula et Oxana, sans parler du chœur, très impliqué tout du long dans l’action. On aime aussi les raideurs majestueuses des scènes plus cuivrées à la cour impériale, y compris le ballet très réussi, qui viennent compléter ce riche tableau : de quoi démontrer, s’il en était besoin, toute la variété d’inspiration et de coloris dont Rimski-Korsakov sait nous régaler, en maitre toujours inspiré par les contes (ici adapté de Gogol).

Contrairement à son titre trompeur, La Nuit de Noël fait référence au mythe païen qui vient célébrer le solstice d’hiver et par extension le triomphe de la lune sur le soleil. L’avènement de ce symbole féminin par excellence sert de prétexte aux librettistes pour concocter une savoureuse pochade, où les femmes jubilent : ainsi de la sorcière nymphomane Solokha, qui mène Diable et soupirants par le bout du nez lors d’une scène irrésistible de drôlerie loufoque, cachant de sac en sac ses amants toujours plus encombrants. Sa fille Oxana constitue son exact opposé, ici grimée en Chaperon rouge pour rappeler symboliquement sa peur de la confrontation sexuelle avec son partenaire, sans cesse éconduit. Enfin, la tsarine ressemble à s’y méprendre à Catherine II, en lien avec les intentions voilées de Rimski‑Korsakov : la mise en scène brosse là aussi un personnage haut en couleurs, ivre de son aura et de son pouvoir de séduction, face au joli cœur Vakoula.
Christof Loy s’amuse à revisiter son décor unique pendant toute la représentation, d’une blancheur immaculée, figurant initialement les ambiances fantastiques à l’aide d’un voilage cosmique et de quelques voltiges des interprètes dans les airs. Mais c’est surtout par sa direction d’acteurs qu’il fait mouche, en faisant du moindre second rôle, y compris le chœur, un personnage doté d’un caractère propre, entre tendresse et malice : de quoi donner une consistance drolatique aux scènes villageoises ou impériales, toutes très réussies. Quelques surprises viennent aussi émailler le récit de saynètes décalées et poétiques, comme cette ravissante danse entre une ballerine et un ours, toute de grâce et de balourdise réunies.

Le plateau vocal montre une belle tenue, malgré quelques réserves. Ainsi de Georgy Vasiliev (Vakoula), dont les phrasés nobles et élégants compensent une projection un rien trop modeste par endroit, tandis que Julia Muzychenko (Oxana) fait valoir un timbre lumineux et éclatant, malheureusement desservi par quelques duretés dans les changements de registre (dans le suraigu, surtout). On lui préfère la Solokha d’Enkelejda Shkoza, aux graves généreux et mordants d’intention, très à l’aise dans ses reparties comiques. A ses côtés, Inho Jeong (Tchoub) fait valoir des qualités de diction et de présence dramatique, plus convaincantes que celles du Diable un peu débraillé d’Andrei Popov. Outre la superlative Tsarine incarnée par Bianca Andrew, on mentionnera le très réussi duo comique des commères villageoises, à l’inverse d’un chœur local parfois un rien trop pâle dans ces différentes interventions.

Enfin, le chef japonais Takeshi Moriuchi montre tous les progrès accomplis depuis ses débuts à Francfort voilà quatre ans, tout particulièrement dans les passages mâtinés d’influences wagnériennes, tous étagés en une mélancolie délicieusement évocatrice. Si les parties plus populaires doivent encore gagner en relief pour pleinement nous emporter, l’articulation entre fosse et plateau est une réussite décisive, fêtée à juste titre par un public chaleureux au moment des saluts.

vendredi 15 décembre 2023

« Der Silbersee » de Kurt Weill - Calixto Bieito - Opéra de Mannheim - 14/12/2023

Monté en 2021 dans la production délirante d’Ersan Mondtag à Anvers, que l’on retrouvera en avril prochain à Nancy, Le Lac d’argent (1933) fait un retour remarqué à Mannheim, en un nouveau spectacle confié à l’imprévisible metteur en scène espagnol Calixto Bieito. D’emblée, les spectateurs sont surpris par l’accueil d’un maître de cérémonie au verbe haut en couleur, qui commente l’action tout en s’occupant de la loterie, tandis que la scénographie dévoile un podium tout en longueur, façon défilé de mode. L’Opéra de Mannheim a eu la bonne idée de choisir une ancienne petite fabrique industrielle pour accueillir ses spectacles pendant la rénovation de sa salle principale : un charme indéniable s’en détache, même si l’on peut regretter son éloignement du centre‑ville.

Bieito se saisit des lieux pour en embrasser toutes les possibilités spatiales, les comédiens-chanteurs épousant les moindres recoins de la salle pendant toute la soirée, en une énergie roborative et toujours en lien avec les moindres inflexions du récit. Si le début déçoit par l’emploi redondant et bruyant des conteneurs poubelles pour figurer l’extrême pauvreté des protagonistes, cette effervescence s’assagit ensuite pour mettre en valeur le luxe du château, incarné par un long tissu doré sur toute la longueur du podium. Tel le vers dans le fruit, c’est bien Fennimore qui initie ce changement de perspective visuelle, en dévoilant et ôtant ce voile comme un symbole de travestissement : le gagnant Olim et son protégé Severin ne semblent ainsi jamais pouvoir s’extraire de leur statut d’imposteur dans le monde cloisonné des riches. Si Bieito refuse de voir une relation aux sentiments ambigus entre les deux hommes (comme l’avait suggéré Mondtag à Anvers), il insiste davantage sur les clivages de classe entre les personnages, en montrant une vénéneuse Frau Luber, ivre de puissance et d’une cruauté inouïe au moment de sa victoire : les humiliations subies par Olim et Fennimore constituent des images fortes au III, de même que la bouleversante vision finale des mirages du lac d’argent, dont on ne dévoilera pas l’issue surprenante.

Très inspirée, cette vibrante mise en scène ne peut laisser indifférent, tout en demandant à ses interprètes un investissement physique de chaque instant. De ce point de vue, le plateau vocal réuni à Mannheim frise la perfection jusqu’au moindre second rôle, parfaitement distribué. De quoi donner aux scènes chorales une perfection technique à même de faire poindre l’émotion. Déjà acclamé en début d’année à Francfort dans un même répertoire, Patrick Zielke (Olim) confirme tout le bien que l’on pense de lui, en immense artiste qui sculpte les mots au service du sens, en une voix chaude et pénétrante. A ses côtés, Mirella Hagen s’impose tout autant en Fennimore, entre maitrise de l’articulation et timbre haut perché, sans aucune dureté. On aime aussi la sincérité déchirante de vérité dramatique de Christopher Diffey (Severin), sans parler de l’aplomb scénique engagé de Rita Kapfhammer (Frau von Luber).

Enfin, Jürgen Goriup dirige un excellent orchestre local (quels cuivres !), en des tempi modérés mais toujours en lien avec les intentions narratives. Un tapis de velours idéal de raffinement dans les parties mélancoliques, souvent chorales, bien contrasté avec les élans plus dansants et rythmiques, à l’esprit cabaret ou jazzy, qui parcourent cette lumineuse partition.

jeudi 14 décembre 2023

« Fantasio » de Jacques Offenbach - Thomas Jolly - Opéra Comique - 13/12/2023

 

Signe de son succès depuis sa création en 2017, à Paris puis Genève, en, passant par Montpellier deux ans plus tard, la production de Fantasio (1872) de Jacques Offenbach imaginée par Thomas Jolly fait son retour à l'Opéra-Comique pour les fêtes de fin d'année, à guichets fermés. Le Hall de la Salle Favart a été décoré pour l'occasion aux couleurs du bouffon Fantasio, en jaune et noir, tandis que les ouvreurs arborent sa coiffe à trois cornes.

Une entrée en matière colorée que contredit pourtant l’atmosphère nocturne privilégiée par la mise en scène durant tout le spectacle : Thomas Jolly réussit le tour de force de plonger ses interprètes dans une pénombre énigmatique et envoûtante, magnifiée par la variété des éclairages, dont plusieurs évoquent les concerts pop par leurs faisceaux multidirectionnels mis en valeur par les fumigènes (à l’instar de ce qu’il avait déjà proposé pour Eliogabale de Cavalli). Avec sa capacité à créer des saynètes poétiques lorgnant vers Méliès, Jolly n’en oublie pas la vitalité du plateau, souvent enflammé d’une multitude de détails savoureux, en lien avec les intentions musicales et dramatiques. L’esprit forain privilégié pour les scènes populaires, très dynamiques, contraste avec les parties aristocratiques plus statiques, mais toujours agrémenté d’une exploration du décor astucieuse. On comprend dès lors pourquoi le metteur en scène français est aujourd’hui demandé partout, de Starmania à la cérémonie des Jeux Olympiques…

On ne pouvait rêver meilleur écrin pour servir la musique toute de raffinement d’Offenbach, qui tente avec Fantasio de monter en grade, après plusieurs échecs dans le domaine plus exigeant de l’opéra-comique. Le début de l’ouvrage laisse ainsi entendre un compositeur éloigné des ivresses rythmiques de ses grands succès boulevardiers, dédiés à la muse plus facile de l’opérette : de quoi laisser entrevoir les délices de tendresse et de poésie du « petit Mozart des Champs-Élysées », annonciateurs de son ultime chef d’oeuvre posthume, Les Contes d’Hoffmann (1881). Il fallait certainement un chef de la trempe de Laurent Campellone pour saisir tout le raffinement de ce bijou noir, dont l’étagement des mélodies parcourt tout l’orchestre d’une fluidité sans pareil. Parfois sous-estimé, l’Orchestre de Chambre de Paris sonne sous sa baguette comme ses équivalents plus prestigieux, tout particulièrement au niveau des couleurs, au rayonnement solaire. Autre atout décisif, le Choeur Aedes démontre toute son implication, entre vitalité d’engagement et cohésion d’ensemble.

Le plateau vocal emporte l’adhésion par son homogénéité, malgré quelques infimes réserves de détail. Grande triomphatrice de la soirée au niveau vocal, Gaëlle Arquez s’impose dans le rôle-titre par sa souplesse d’émission sur toute la tessiture, autant que ses phrasés bien articulés, au timbre velouté. Il est toutefois dommage que la mezzo française montre quelques limites dans les passages parlés, d’une raideur d’expression un rien scolaire. Jodie Devos (la Princesse Elsbeth) parvient à conjuguer cette double exigence vocale et théâtrale, donnant une leçon de raffinement et d’à-propos rythmique, d’une grande justesse dramatique. Plus en retrait, Jean-Sébastien Bou souffre dans la tessiture aiguë, avant de convaincre par son aplomb scénique, à l’instar d’un Franck Leguérinel (le Roi de Bavière) qui compense ainsi un timbre terne et rugueux. Autour des désopilants François Rougier et Matthieu Justine, d’un tempérament comique très juste, Thomas Dolié se distingue en Sparck par sa profondeur d’intentions, malgré une projection modeste dans les ensembles.

samedi 9 décembre 2023

« Giselle » d'Adolphe Adam - Matali Crasset - Opéra de Bordeaux - 08/12/2023

Parmi les plus célèbres ballets du répertoire, Giselle (1841) n’en finit pas de séduire petits et grands, toujours émerveillés par la musique délicieuse d’invention mélodique d’Adolphe Adam (1803‑1856). La capacité de l’ancien élève de Boieldieu à ciseler des bijoux de raffinement sidère à chaque écoute, tant l’économie de moyens de l’orchestration trouve une justesse de ton toujours éloquente au niveau dramatique, à juste titre admirée par ses contemporains, jusqu’à Tchaïkovski. Autre atout décisif, la durée brève de l’ouvrage (deux fois cinquante minutes, avec un entracte) le rend idéal pour le jeune public ou les profanes, sans parler de la différenciation marquée entre les deux actes, aux atmosphères opposées : les musiques populaires et très dansantes du I séduisent par leur variété et leur fraîcheur, à l’opposé des ambiances fantastiques et des déchaînements plus dramatiques au II, avec la présence marquante des Wilis (ces jeunes filles fantomatiques mortes avant leur nuit de noce, selon des légendes germaniques).

A Bordeaux, la direction de la Coréenne Sora Elisabeth Lee impressionne par son sens des équilibres, son raffinement délicatement étagé, même si les verticalités laissent parfois entendre quelques saillies péremptoires. Elle bénéficie d’un Orchestre national Bordeaux Aquitaine très affûté dans ce répertoire, hormis des cuivres un rien trop criards par endroits. Des détails pour une représentation d’un haut niveau musical. L’excellence se situe aussi, on le sait, du côté du Ballet, dirigé depuis 2017 par Eric Quilleré : également auteur de la chorégraphie (dans le respect de la tradition des créateurs Jean Coralli et Jules Perrot), le Français garde l’esprit de légèreté et de fluidité, en lien avec les moindres inflexions du récit. En dehors de la scène de la folie à la fin du I, très réaliste, on est impressionné par le ballet fantomatique des Wilis, aussi enveloppant qu’angoissant. La pantomime, très présente dans l’ouvrage, reste également préservée, surtout pour les rôles secondaires en arrière‑scène.

Applaudie dès son entrée en scène, Marina Da Silva (Giselle) fait valoir une technique hors pair et une énergie rythmique très affûtée. Mais c’est peut‑être plus encore Riku Ota (Albrecht) qui emporte l’adhésion par sa grâce aérienne et sa capacité à interpréter son rôle avec conviction. Les dernières scènes de luttes hallucinées contre les Wilis le poussent dans ses retranchements, sans filtre et sans retenue. On avait rarement atteint une telle émotion dans la seconde partie du ballet, parfaitement rendue par les interprètes, et ce d’autant plus que la nouvelle production confiée à la plasticienne Matali Crasset frise l’indigence tout au long de la soirée, en se contentant de quelques éléments de décors stylisés ou de costumes aux couleurs certes audacieuses, mais sans aucune idée de mise en scène proprement dite. Une déception de ce point de vue, même si le programme nous apprend que Matali Crasset a au moins répondu au cahier des charges lui demandant une production « durable ».

Si Bordeaux nous fait découvrir ou redécouvrir le chef‑d’œuvre d’Adam jusqu’au 31 décembre prochain, quasiment quotidiennement et avec des interprètes différents selon les dates, on pourra aussi apprécier d’autres productions, à la même période à Nice, mais aussi l’an prochain à Strasbourg et Paris (reprise de la production présentée à Garnier en 2020). Une preuve, s’il en était besoin, du succès indémodable de Giselle.

jeudi 7 décembre 2023

« Le Forum en folie » de Stephen Sondheim - Le Lido 2 Paris - 06/12/2023

Après plusieurs mois de travaux, le Lido a fait peau neuve sans perdre son authenticité : l’esprit Art Deco des lieux a été préservé dans le dessin raffiné des moquettes, tandis que l’aménagement des tables et banquettes a été rafraîchi en un bois clair, gardant l’atmosphère conviviale et la possibilité de boire un verre pendant le spectacle (même si le bar, heureusement, est fermé pendant celui-ci). La scène en forme de T donne aux premiers rangs une visibilité et une proximité chaleureuse avec les interprètes, sans parler des possibilités techniques propres au cabaret conservées pour offrir quelques surprises aux spectateurs, rappelant en cela les lointaines origines du Lido en tant que gigantesque piscine de luxe (alors située sous l’actuelle Galerie des Arcades, plus bas sur l’avenue des Champs-Elysées) !

Pour ce changement de cap, le Lido a eu la bonne idée de faire appel à Jean-Luc Choplin (né en 1949), dont le nom reste indissociable des années passées à la tête du Théâtre du Châtelet, où il a porté haut le répertoire de la comédie musicale américaine, de 2004 à 2015. Après un détour par le Théâtre Marigny (voir notamment Guys and Dolls en 2019), le voilà désormais à la tête du Lido 2 Paris, nouveau nom du cabaret depuis sa reconversion théâtrale : exit les Bluebelle Girls, place au Musical à l’américaine ! Après Cabaret de John Kander, donné l’an passé avant les travaux, Choplin revient à ses premiers amours, lui qui a défendu les ouvrages de Stephen Sondheim (1930-2021), notamment Sunday in the Park with George en 2013, avec constance.

Place cette fois au Forum en folie (1962), grand succès à sa création : il s’agit là de la première comédie musicale où Sondheim est chargé de la composition musicale, lui qui s’était jusque-là illustré en tant que parolier, notamment pour West Side Story (1957). On retrouve d’emblée l’énergie jubilatoire de sa musique entraînante, initiée par une revue désopilante de l’ensemble des interprètes, dont un Rufus Hound déchainé. Tout au long de la soirée, plusieurs apartés avec le public (alternant anglais et français, à chaque fois surtitrés) permettent quelques clins d’œil humoristiques décalés, rappelant combien l’ouvrage doit au théâtre avant tout, la musique ne tenant finalement ici qu’une place accessoire.

Plusieurs fois remis sur le métier, le livret nous plonge dans une société romaine haute en couleurs, à travers ses nombreux personnages, tous très excentriques. Il faut bien entendu s’immiscer dans la folie, souvent située en dessous de la ceinture, que le metteur en scène irlandais Cal McCrystal tente d’insuffler à la mise en scène pour embrasser toutes les situations boulevardières, à la limite du cabotinage. Même si l’ensemble manque singulièrement de finesse, tout ce joyeux petit monde en prend pour son grade – eunuques, jeunes bellâtres et barbons compris. De quoi mettre quelque peu à distance le paternalisme sous-jacent à l’ouvrage, pour le moins daté de ce point de vue.

Pour autant, on reste bluffé par l’excellence des interprètes réunis, qui affrontent crânement la double exigence requise d’excellence vocale comme théâtrale. Ainsi de l’irrésistible comédien Rufus Hound, dont l’abattage comique tient de sa gouaille ravageuse, en maître de cérémonie qui tire les ficelles de l’intrigue à son avantage. On aime aussi les timbres délicieux de fraîcheur et d’articulation des jeunes tourtereaux Josh St Clair (Hero) et Neima Naouri (Philia), sans parler de l’aplomb viriliste de l’impayable John Owen‑Jones (Miles Gloriosus), bien épaulé par sa joyeuse troupe de bras-cassés. Enfin, autour de la direction enjouée de Gareth Valentine, on se réjouit de découvrir un excellent Orchestre du Lido 2 Paris, dont la séparation de chaque côté de la scène (vents et contrebasse à gauche contre percussions et cuivres à droite) offre de savoureux effets de spatialisation, à chaque fois préservés par la qualité de la sonorisation.

mercredi 6 décembre 2023

« Adriana Lecouvreur » de Francesco Cilea - Daniele Rustioni - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 05/12/2023

Daniele Rustioni

On se réjouit de retrouver l’une des perles les plus fameuses du vérisme faire un retour de premier plan sur les planches, après Liège au printemps et avant Bastille en janvier prochain. Si l’absence de mise en scène, au Théâtre des Champs‑Elysées comme à Lyon (où le même concert a été donné à l’Auditorium Maurice Ravel), n’aide pas toujours à bien suivre l’action alambiquée, surtout au début, elle n’empêche pas les interprètes de ciseler le caractère de leurs personnages, tout au long de la soirée. On pense en premier lieu aux regards vénéneux de Clémentine Margaine décochés à sa grande rivale Tamara Wilson, qui exprime un troublant mélange de majesté et de fragilité, surtout dans la bouleversante dernière partie de l’ouvrage.

Le plateau vocal proposé frise la perfection s’agissant des deux principales interprètes féminines, dont l’investissement dramatique de tous les instants impressionne. Après ses récents triomphes dans les hauteurs glacées de la tessiture de Turandot, à Amsterdam puis Bastille, Tamara Wilson montre une nouvelle facette de son talent, en mettant à profit son aisance théâtrale dans les passages déclamatoires, très nombreux ici. Il faut entendre avec quelle autorité elle se saisit de son entrée sur scène ou du monologue de Phèdre, abordant ensuite les envolées lyriques avec une souplesse et un naturel confondants, sans parler de sa maîtrise parfaite des sauts de registre. A ses côtés, Clémentine Margaine (Princesse de Bouillon) n’est pas en reste, faisant du duo avec Tamara Wilson l’un des grands moments d’intensité de la soirée : on ne sait qu’admirer le plus chez Margaine, entre ses graves colorés et mordants, à la résonance admirablement projetée, ou ce feu intérieur qui émane de tous les pores, en un ton toujours juste.

Tamara Wilson
On aime aussi la jeunesse vocale rayonnante de Brian Jagde (Maurizio), qui empoigne toutes les difficultés du rôle avec vaillance et lyrisme, même si on pourrait souhaiter davantage de subtilité en certains passages. Misha Kiria (Michonnet) donne quant à lui davantage de variété dans ses phrasés, parfaitement articulés, même s’il montre des difficultés pour atteindre le suraigu. Maurizio Muraro (Prince de Bouillon) fait valoir une présence sonore d’une grande classe, malgré un timbre un rien fatigué, tandis que Robert Lewis (Abbé de Chazeuil) se distingue par ses phrasés imaginatifs et solaires, à même de donner beaucoup de saveurs aux différentes facettes de son rôle. Tous les seconds rôles emportent l’adhésion, de même que les Chœurs de l’Opéra de Lyon, toujours très précis.

L’autre grand atout de la soirée vient de la direction tout en contrastes de Daniele Rustioni, qui se joue des tempi pour enflammer certaines verticalités d’une vivacité nerveuse, avant de s’apaiser dans les parties plus intimistes en faisant ressortir quelques détails d’orchestration inouïs de raffinement. La pâte sonore volontairement allégée fait entendre un Rustioni tour à tour espiègle et virevoltant, en orfèvre toujours attentif à la clarté des plans sonores.

Une grande soirée qui démontre combien les « petits maîtres » de la jeune école italienne, tels que Cilea, ne doivent pas disparaitre dans les nimbes des répertoires oubliés : à cet égard, on aimerait vivement que le Théâtre des Champs‑Elysées ose nous faire entendre sur scène un ouvrage religieux de Lorenzo Perosi (1872‑1956), dont Puccini disait qu’il y a « davantage de musique chez Perosi que dans la sienne et celle de Mascagni réunies ».

lundi 4 décembre 2023

« 200 Motels - The Suites » de Frank Zappa - Opéra de Nice - 01/12/2023

Figure aussi excentrique que géniale du rock indépendant américain, le guitariste et compositeur Frank Zappa (1940‑1993) s’est intéressé tout au long de sa carrière aux mélanges des genres, mettant à profit sa rencontre en 1970 avec le chef indien Zubin Mehta, pour travailler avec le Philharmonique de Los Angeles : suivent plusieurs concerts d’ampleur, donnés devant 12 000 personnes et consacrés aux compositions de Zappa, en même temps que les célébrations de son compositeur favori Edgard Varèse, décédé cinq ans plus tôt à New York.

Un an plus tard, Zappa se tourne vers l’Orchestre philharmonique royal de Londres pour enregistrer la bande originale du film expérimental 200 Motels, une sorte de vrai‑faux documentaire satirique où l’auteur exprime son mal‑être face à l’Amérique profonde, conservatrice et puritaine. Avec son refus radical de tout récit conventionnel, Zappa mêle l’absurde avec un sens du comique volontairement trash. Il faut bien entendu aller au‑delà des provocations et des outrances, souvent portées sur l’exploration de la libération des mœurs (notamment au niveau sexuel) pour apprécier pleinement l’humour de cette pochade, indissociable de la période post‑mai 1968.

Ecrite pour tromper la monotonie des différentes tournées réalisées à travers les Etats‑Unis, d’hôtel en hôtel, la musique de 200 Motels impressionne par son éclectisme qui ne donne jamais l’impression d’un collage, empruntant autant à la comédie musicale et à la musique de film (façon Bernard Herrmann) qu’au sérialisme, en passant par quelques réminiscences du Stravinski du Sacre du printemps. Des influences revendiquées qui impressionnent autant par leur entrelacement virtuose que leur instrumentation brillante, le tout réparti entre groupe de rock et orchestre symphonique, lui‑même augmenté de percussions pléthoriques (une dizaine d’interprètes requis) ! La découverte de cet Ovni musical très expressif ne cesse de fasciner tout du long, sans aucune baisse de régime : une exigence qualitative qui explique pourquoi un Pierre Boulez enregistra par la suite un disque Zappa, en 1984, avec l’Ensemble intercontemporain. Excusez du peu !


Une nouvelle édition critique, appelée 200 Motels - The Suites, a été réalisée en 2013 pour préparer un retour sur scène très attendu de l’ouvrage, sous la houlette du Philharmonique de Los Angeles, cette fois dirigé par Esa‑Pekka Salonen. Cinq ans plus tard, la Philharmonie de Paris accueille la présente production, avant sa reprise à Nice. D’emblée, les premiers mètres passés dans l’enceinte de l’Opéra de Nice invitent à la surprise : plusieurs bikers sont présents parmi le public, tandis que des musiciens jouent une musique d’ambiance rock de pré‑concert. Tout au long du spectacle, un grand écran au‑dessus de la scène permet de suivre les péripéties de l’action, filmées en direct et caméra à l’épaule.

Le spectacle imaginé par Antoine Gindt joue la carte de la sobriété, avec ses nombreux gros plans qui apportent lisibilité à l’action, même si on ne sait parfois plus où regarder, entre la scène et l’écran. Gindt ne cherche pas à alourdir le propos d’une surenchère d’images, et s’en tient à quelques clins d’œil, comme ce double de Frank Zappa qui surveille le spectacle et donne ostensiblement son avis au chef d’orchestre. On peut trouver que cette proposition manque d’une certaine folie, mais elle permet toujours de se concentrer sur le texte, en aidant le spectateur à pénétrer les interrogations existentielles de Zappa, camouflées derrière ses visées sarcastiques.

Si tous les interprètes sont sonorisés, on note toutefois un déséquilibre s’agissant du chœur, dont la projection apparaît insuffisamment soutenue par rapport aux autres protagonistes. Tous les chanteurs réunis montrent un niveau superlatif, particulièrement l’implication hallucinée et haut perchée de Mélanie Boisvert (La soprano solo), de même que la présence pénétrante de Mark Van Arsdale (Mark), au timbre profond. Seul Lionel Peintre (L’animateur télé, Cowboy Burt) manque de gouaille et de couleurs dans ses différents rôles, tous un peu trop pâles. Trop timide au début, l’Orchestre philharmonique de Nice finit par emporter l’adhésion à force d’engagement, bien aidé par un Léo Warynski très attentif à l’articulation entre tous les interprètes, du plateau à la fosse.

On ressort de ce spectacle avec des étoiles plein les yeux, convaincu du génie protéiforme de Zappa, à juste titre célébré par une standing ovation

mardi 28 novembre 2023

« Boris Godounov » de Modeste Moussorgski - Olivier Py - Opéra de Toulouse - 26/11/2023

Présenter la version originelle de Boris Godounov (1869) est toujours une gageure, tant la première mouture âpre et intense écrite par Moussorgski résonne encore longtemps dans les esprits après chaque écoute, et ce d’autant plus que la concentration de l’auditeur bénéficie de l’action resserrée en deux heures de spectacle, comme un huis clos étouffant. La radicalité de l’ouvrage éclate par tous les pores, à la fois par l’adaptation de Pouchkine réduite à quelques grandes scènes grandioses mais souvent statiques, que la musique aux alliages de timbres et aux ruptures inattendues, d’une exceptionnelle modernité pour son époque, en lien avec les volontés du compositeur de rompre avec toute influence, surtout germanique et italienne.

Ancien assistant de Paavo Järvi à l’Orchestre de Paris, le Letton Andris Poga (né en 1980) se saisit des couleurs du drame avec un geste ample, qui privilégie la mise en place, sans aucun effet appuyé. Cette lecture probe mais parfois extérieure met en valeur les pupitres homogènes de l’Orchestre national du Capitole, d’une perfection technique magnifiée par le confort acoustique de la salle du Capitole. Si les chœurs souffrent dans leurs premières interventions épiques, surtout côté féminin, ils se rattrapent par la suite à force de cohésion et de maîtrise, bien aidés en cela par le soutien toujours précis de Poga.

Comme souvent à Toulouse, le plateau vocal réuni frise la perfection, ce qui est d’autant plus notable que Matthias Goerne, initialement prévu pour le rôle‑titre, a dû renoncer à sa participation. Le baryton allemand reste toutefois annoncé pour la reprise de la production prévue du 28 février au 7 mars prochains au Théâtre des Champs‑Elysées à Paris, tout en étant accompagné cette fois de l’Orchestre national de France, toujours sous la direction d’Andris Poga.

Alexander Roslavets
A Toulouse, Alexander Roslavets endosse le rôle de Boris avec une aisance superlative sur toute la tessiture, autour d’une composition hallucinée et pénétrante, tandis que son rival Airam Hernández (Grigori) montre davantage d’emphase et de lyrisme. A leurs côtés, le très applaudi Roberto Scandiuzzi (Pimène) fait valoir la grande classe de ses phrasés, même si l’aigu montre parfois quelques imprécisions. La jeunesse vocale est à trouver dans le chant d’une profondeur voluptueuse de Mikhail Timoshenko (Andreï Chtchelkalov), un baryton à suivre de très près, que les Toulousains ont eu la chance d’entendre en récital le 9 novembre dernier. Tous les autres rôles se distinguent avec précision et justesse, de la rayonnante Victoire Bunel (Fiodor) au désopilant Fabien Hyon (Missaïl), dans son court rôle.

D’un abord déroutant, la mise en scène d’Olivier Py prend toute sa saveur au fur et à mesure que le spectacle se déploie, faisant valoir l’audace du mélange des temporalités entre les temps anciens perturbés de Boris Godounov, jusqu’au totalitarisme soviétique et à la dictature actuelle de Vladimir Poutine. Cette réflexion sur la légitimité du pouvoir, quel qu’il soit, s’accompagne d’une déconstruction des postures et faux‑semblants attachés à toute fonction de prestige : une mise à distance critique essentielle pour éviter les pièges de la légitimation et rappeler qu’aucun homme n’est prédestiné, en soi, au rôle que la société consent à lui faire jouer. Comme à son habitude, la scénographie de Pierre‑André Weitz épouse cette vision avec un à‑propos d’une justesse millimétrée, renouvelant sans cesse le décor pour figurer de petites saynètes variées : on ne sait qu’admirer le plus, entre les images du chœur placé en hauteur comme un tableau parsemé d’icônes, et les clins d’œil poético-horrifiques (lorsqu’un militaire fait danser une ballerine dans un champ de ruines) ou historiques (le bureau glacial de Poutine revisité par un immense lustre). Un spectacle à ne pas manquer, à voir jusqu’au 3 décembre à Toulouse, avant la reprise parisienne l’an prochain.

lundi 27 novembre 2023

Concert de l'Orchestre de Pau Pays de Béarn - Fayçal Karoui - Le Foirail à Pau - 25/11/2023

Fayçal Karoui

Depuis sa fondation en 2002, l’Orchestre de Pau Pays de Béarn (OPPB) a eu la bonne idée de s’attacher les services de Fayçal Karoui (né en 1971) en tant que directeur musical : l’ancien assistant de Michel Plasson a su faire rayonner sa formation bien au‑delà des Pyrénées, tout en apportant un soutien constant à la création contemporaine comme à l’exploration du répertoire dans toute sa diversité, entre musiques du monde et participation au dispositif Unanimes, chargé de promouvoir les compositrices.

C’est dans cet esprit que l’on retrouve la rare Ouverture n° 1 (1834) de Louise Farrenc pour débuter le concert, permettant de se délecter de cette page à l’élan schubertien : l’équilibre classique de l’ancienne élève de Reicha parcourt tous les pupitres de l’orchestre en une vitalité aérienne, dont s’empare Fayçal Karoui avec des tempi mesurés. Sa battue toute de précision montre sa proximité avec la formation paloise, qui le suit comme un seul homme. Le cycle de six mélodies Les Nuits d’été (1841) de Berlioz lui permet aussi de démontrer toute son attention à mettre en valeur le chant raffiné de Karine Deshayes, entre allégement des textures et rebond sautillant. Quel plaisir de retrouver la mezzo française dans les pas de Régine Crespin, interprète inoubliable de ce chef‑d’œuvre ! Un hommage, sans doute, à celle qui lui donna des conseils en début de carrière, lors de plusieurs classes de maître : on retrouve ici un même accord souverain entre chant velouté sur toute la tessiture et expressivité de haut vol, toujours au service du texte. Cette volonté de s’imprégner au cœur de l’ouvrage aide l’auditeur à pénétrer les arcanes intimes de ce bijou de poésie, toujours baigné de phrasés lumineux, d’une précision redoutable sur chaque syllabe. Si la voix montre quelques difficultés pour atteindre les textures plus transparentes dans l’aigu, voulues par la partition (notamment lors du délicat « Absence »), Deshayes se rattrape par son sens des couleurs et du mordant, particulièrement lorsqu’elle est en pleine voix.

La mezzo bénéficie également de l’écrin intimiste de la salle de spectacle du Foirail (580 places), inaugurée l’an passé pour accueillir en résidence l’OPPB, dans un quartier revitalisé au nord du centre‑ville, après de longues années passées au Palais Beaumont. On s’interroge toutefois sur la capacité de cette petite scène à accueillir un répertoire aux effectifs plus conséquents – particulièrement les symphonies du XXe siècle augmentées de chœurs, la Deuxième de Mahler par exemple. Quoi qu’il en soit, l’acoustique des lieux apporte chaleur et proximité, même s’il faut sans doute éviter les premiers rangs, particulièrement sonores s’agissant des cuivres.

Après l’entracte, Fayçal Karoui prend le micro pour s’adresser au public, en un ton complice et malicieux, pour faire la promotion du prochain concert participatif pour fêter le nouvel an et... l’esprit olympique, le 7 janvier prochain. En attendant, les musiques entêtantes du ballet La Gaîté parisienne, arrangées en 1938 par Manuel Rosenthal à partir des différents ouvrages d’Offenbach (essentiellement La Vie parisienne et Orphée aux enfers), apportent un parfum de fête avant l’heure : une musique légère et pétillante dont s’empare Fayçal Karoui en une gourmandise non feinte, en un sens de la fluidité et des transitions qui parcourt chaque pupitre avec une précision millimétrée. Si les tutti un peu trop marqués montrent quelques rudesses anguleuses, l’imagination narrative de Karoui compense ces quelques désagréments, insistant autant sur les rythmes de danses que les parties plus espiègles – à l’image du chef qui se retourne à plusieurs reprises vers le public pour faire l’étalage d’un trait orchestral ou le faire applaudir en rythme. L’inoubliable Barcarolle conclut l’ouvrage dans les douceurs ouatées de l’imagination mélodique d’Offenbach, avant que l’OPBB ne reprenne en bis le galop effréné de La Vie parisienne, pour le plus grand bonheur de l’assistance. 

mardi 21 novembre 2023

« Les Contes d’Hoffmann » de Jacques Offenbach - Opéra royal de Wallonie à Liège - 19/11/2023

Le merveilleux envahit Liège et on ne s’en plaindra pas ! Avant la reprise de La Flûte enchantée en décembre prochain, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège nous régale d’une nouvelle production des Contes d’Hoffmann (1881), en partenariat avec les opéras de Lausanne et Tel Aviv.

Il faut courir découvrir ou redécouvrir le tout dernier ouvrage lyrique de Jacques Offenbach, qui démontre combien le plus allemand des compositeurs français a su rester inspiré jusqu’au soir de sa vie, en maître des mélodies entêtantes et irrésistibles. Si l’opéra est irrigué de plusieurs « tubes », dont la fameuse Barcarolle (au thème recyclé d’un précédent ouvrage, Les Fées du Rhin), Offenbach se montre plus sérieux qu’à l’accoutumée, la mode ayant changé après la défaite face aux Prussiens, en 1870. Le livret raconte en effet les amours imaginaires et tumultueux de l’écrivain E. T. A Hoffmann à travers plusieurs récits tirés de ses contes, qui font tous écho à la difficulté d’aimer.

La présence d’un personnage diabolique dans chacune d’entre elles donne une atmosphère fantastique et satirique toujours savoureuse, bien rendu par un Erwin Schrott très en verve, au français parfois exotique, mais qui fait valoir son timbre chaud, d’une belle résonance, tout du long. On aime aussi la ligne souple et aérienne d’Arturo Chacon-Cruz dans le rôle-titre, malgré un vibrato prononcé dans l’aigu et une projection un rien trop modeste. A l’applaudimètre, Jessica Pratt remporte tous les suffrages, s’imposant dans ses différents rôles avec un métier digne des plus grandes, entre précision de l’articulation et sens du théâtre. Les accélérations et les tessitures périlleuses des vocalises la montrent parfois à la limite de ses moyens, Pratt restant à son meilleur quand la voix est bien posée, en une puissance souvent dévastatrice.

Que dire, aussi, de la toujours épatante Julie Boulianne, d’une solidité technique sans faille sur toute la tessiture, à chaque fois au service du sens, tandis que les seconds rôles se montrent bien distribués, particulièrement le superlatif Valentin Thill (Spalanzani), que l’on aimerait entendre dans une prestation plus étoffée encore. Si le choeur, très applaudi en fin de représentation, assure bien sa partie, c’est peut-être plus encore la direction de Giampaolo Bisanti qui donne beaucoup de plaisir à force d’entrain rythmique et d’attention au plateau. Le sens des équilibres du directeur musical de l’Opéra royal de Wallonie-Liège (depuis déjà une saison) est un régal tout du long.

On regrette de ne pouvoir en dire autant de la mise en scène de Stefano Poda, certes cohérente, mais trop illustrative et répétitive sur la durée. Après son Faust réussi (ici-même en 2019), le metteur en scène italien séduit dans un premier temps par la révélation de son cabinet de curiosité monumental, qui embrasse toute la scène de sa majesté immaculée. L’adjonction de sept petits vitrines, où les femmes apparaissent enfermées comme autant de trophées, revient tout au long des trois actes, comme un leitmotiv finalement lassant. Poda peine également à revisiter son décor, unique pendant toute la représentation, même si la dernière scène finale, où le diable endosse à son tour les habits de la rédemption, constitue une image forte et inattendue. Trop peu, hélas, pour nous emporter pendant tout le spectacle, au-delà des qualités plastiques de sa proposition.

lundi 20 novembre 2023

Concert de l'Orchestre philharmonique royal de Liège - Gergely Madaras - 18/11/2023

Parmi les bâtiments d’exception liégeois figure l’ancienne salle des fêtes du Conservatoire royal, désormais dénommée Salle philharmonique, qui accueille le Philharmonique royal de Liège (OPRL) depuis sa rénovation en 2000. Doté de plus de 1 100 places, ce théâtre à l’italienne construit en 1887 impressionne par sa décoration intérieure, tout particulièrement les fresques monumentales (1954) d’Edgar Scauflaire, qui encadrent l’orgue en arrière‑scène. Mais plus encore que cet effet visuel harmonieux, c’est bien l’acoustique qui donne le frisson, à force de précision audible pour chaque pupitre, sans aucune saturation.

Le concert débute avec la création mondiale de la pièce pour timbales et percussions Quintessences (2020) de Daniel Capelletti (né en 1958) : il s’agit d’une commande pour fêter les 60 ans de l’OPRL, qui avait été ajournée par la pandémie. Initialement, cette œuvre en quatre brefs mouvements (environ 8 minutes au total) devait être donnée avec le Guide de l’orchestre à l’attention de la jeunesse de Britten. D’où l’impression d’une démonstration virtuose pour chaque instrument, en un mariage de bruitages expressifs et de scansions parfois débridées, mais qui reste malheureusement un rien anecdotique.


Curieusement, les spectateurs qui ont pu assister au même concert, la veille à Namur, ont pu bénéficier d’un programme sensiblement différent et autrement plus consistant, puisque le Deuxième Concerto pour piano de Prokofiev était donné en lieu et place de la création de Capelletti. Quoi qu’il en soit, on retrouve bien la Cinquième Symphonie (1937) de Chostakovitch pour les deux soirées, preuve s’il en était besoin des affinités de la formation avec la musique russe (voir notamment le précédent concert de l’OPRL consacré à cette même symphonie, en 2012).

Gergely Madaras

A Liège, on retrouve Gergely Madaras (39 ans), directeur musical de la formation depuis 2019, qui s’est illustré lors des célébrations du bicentenaire de la naissance de César Franck, en exhumant son chef‑d’œuvre lyrique, Hulda (voir l’enregistrement édité cette année par le Palazzetto Bru Zane). Les premières notes de la plus célèbre symphonie de Chostakovitch nous ramènent au style épuré et classique de Madaras, qui avance sans se poser de questions, même s’il se montre un peu trop atone dans les parties apaisées. Cette lecture objective laisse peu de place au pathos, en un rythme bien soutenu par les forces de l’OPRL dans les tutti, où les bois se distinguent par leurs sonorités aériennes. Le mouvement le plus réussi est l’Allegretto, où chaque pupitre se détache distinctement, tout en laissant la place à quelques individualités plus marquées, en lien avec les intentions humoristiques du morceau. Le Largo voit Madaras étirer les tempi pour fouiller les détails, sans jamais perdre de vue l’architecture globale d’ensemble.

Cette proposition manque toutefois de mystère en privilégiant avant tout la mise en place, au bénéfice de la musique pure. Enchainé immédiatement, le dernier mouvement démarre sur des tempi dantesques, à même de créer une certaine excitation : celle‑ci retombe quelque peu face au refus de Madaras de mettre en relief les points d’orgue du mouvement. Le ralentissement progressif de cette course à l’abîme refuse le triomphalisme final, désormais glacial et intimidant, en lien avec les intentions voilées du compositeur. 

dimanche 19 novembre 2023

« La Esmeralda » de Louise Bertin - Théâtre des Bouffes du Nord à Paris - 17/11/2023

Quasi inconnue de la plupart des mélomanes, la figure de la compositrice Louise Bertin (1805-1877) fait un retour inattendu sur les planches avec ses deux grands ouvrages lyriques donnés coup sur coup cette année : après Fausto (1831) en juin dernier, place cette fois à La Esmeralda (1836), sur un livret écrit par Victor Hugo lui-même. On se reportera à la présentation très complète de ce spectacle créé à St-Etienne début novembre, en prélude à une vaste tournée à travers toute la France.

On ne peut que se réjouir de voir remise au gout du jour la musique de Bertin, qui sidère par son inventivité et sa variété, par ailleurs dotée d’un instinct théâtral très sûr : la vitalité joyeuse des scènes populaires, très présentes ici, contraste avec les parties plus intimistes, entre les réparties sombres et vénéneuses de Frollo et les envolées aériennes dévolues à Esmeralda et Phoebus. Quasimodo est moins gâté par la partition, mais bénéficie d’un air bissé à la création (interprété ici un rien trop prudemment par un Christophe Crapez manifestement fatigué). L’arrangement pour cinq instruments réalisé par Benjamin d’Anfray, centré sur les personnages principaux à partir de la réduction écrite par Liszt, est le point fort de la soirée, tant il évoque les atmosphères changeantes avec beaucoup d’à-propos dramatique, de sensibilité et de mordant. Le piano véloce et narratif de d’Anfray n’est pas pour rien dans cette réussite, même s’il doit subir la longue « ouverture » confiée à une musique électronique enregistrée, aux basses assourdissantes et aux mélodies frustes.

Le plateau vocal réuni souffre de nombreuses disparités : Martial Pauliat (Phœbus) n’a malheureusement pas le niveau technique requis pour le rôle, enfilant les fausses notes avec une régularité aussi sidérante que son aplomb scénique, peinant dans les sauts de registre et dans l’aigu, tout particulièrement. Plus aguerri, Renaud Delaigue (Frollo) donne davantage de plaisir dans la tessiture grave, d’une belle résonance, malgré une émission parfois engorgée. Il est dommage que les aigus lui manquent, ce qui occasionne, au final, une autre déception. A ses côtés, l’éloquent Arthur Daniel se distingue dans le rôle théâtralement élargi de Clopin, même si ses qualités de chanteurs restent modestes. Le seul rayon de soleil vocal de la soirée vient de Jeanne Mendoche (La Esmeralda), qui empoigne avec aisance son rôle au niveau technique, sur l’ensemble de la tessiture. Il lui reste à donner davantage d’incarnation dramatique, en portant une attention plus prononcée à la respiration et au texte, pour pleinement nous emporter.

La mise en scène de Jeanne Desoubeaux souffle le chaud et le froid pendant tout le spectacle, en peinant à trouver le ton juste dans ses outrances répétées. La longue scène d’ouverture en forme de joyeux bordel, entre happening et défilé de mode underground, n’apporte rien à la compréhension des enjeux qui vont suivre. De même, la volonté de marier les costumes de différentes périodes (du Moyen-Age à la création de l’opéra, en passant par la nôtre) échoue à distinguer les statuts sociaux entre les personnages. On est davantage convaincu par la vitalité de la scène de cabaret, resserrée au-devant de la scène, même si Desoubeaux a parfois la main lourde pour figurer les outrances de Phoebus, notamment sa nudité longuement exposée. La scénographie figurant le chantier actuel de Notre-Dame de Paris est en revanche une réussite, permettant d’explorer toute la géométrie du plateau, jusque dans les hauteurs préférées par Quasimodo.

mercredi 15 novembre 2023

« La Flûte enchantée » de Mozart - Cédric Klapisch - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 14/11/2023

 

Parmi les curiosités très attendues de la saison au Théâtre des Champs-Élysées, la nouvelle production de La Flûte enchantée (1791) permet de découvrir les débuts du cinéaste Cédric Klapisch (né en 1961) dans le domaine lyrique. L’auteur d’Un air de famille (1996) et surtout de la trilogie initiée avec L’Auberge espagnole (2002) suit là le chemin de nombreux autres cinéastes avant lui, tels Luchino Visconti et William Friedkin, ou plus près de nous les Français Coline Serreau, Benoît Jacquot ou encore Christophe Honoré.

Si Cédric Klapisch a déjà flirté avec l’univers de la danse, en filmant un documentaire sur Aurélie Dupont en 2009, il ne s’est encore jamais confronté au spectacle vivant en tant que metteur en scène. Éloigné de tout artifice cinématographique, son travail se montre très fidèle à une lecture premier degré du livret, à même de ravir les spectateurs qui découvrent La Flûte enchantée. Les tenants d’une lecture plus fouillée en seront pour leur frais, notamment au niveau des allusions initiatiques à la franc-maçonnerie, largement absentes de cette proposition. Klapisch s’appuie sur les quelques vidéos, souvent projetées en arrière-scène pour opposer deux visions du monde, entre préservation de l’état originel de la nature (sans intervention humaine) et culte des bienfaits de la civilisation : c’est là une mise en miroir du récit initiatique qui conduit Papageno et Tamino de l’innocence à la conscience (évoquant l’allégorie de la caverne de Platon), tout en s’élevant par l’émulation, la fraternité et la connaissance.

Sa réflexion se nourrit d’une modernisation des dialogues (proposés en français) qui tente par l’humour de se mettre à distance des stéréotypes du livret, notamment son apologie du patriarcat. Pour autant, cette actualisation reste toujours bon enfant, sans jamais prendre le dessus sur la continuité de l’action théâtrale. Klapisch se concentre surtout sur la direction d’acteur, en donnant à chaque personnage des mimiques bien particulières pour accentuer son caractère – notamment le ballet fantomatique des trois suivantes qui insiste sur leur jalousie maladive. La scénographie minimaliste offre un spectacle très dépouillé, parfois un peu cheap, sans doute pour s’adapter aux moyens techniques plus réduits des autres scènes où se joue le spectacle (le Théâtre Impérial de Compiègne et l’Atelier Lyrique de Tourcoing). Dès lors, autant le recours à la vidéo qu’à la variété des éclairages, permet de limiter ces contraintes, toujours en lien avec l’objectif de vitalité dramatique. Au final, ce spectacle remporte un succès particulièrement enthousiaste dans les hauteurs du Théâtre des Champs-Elysées, où l’assistance est manifestement plus jeune, là où le public plus « établi », en contrebas, montre davantage de réserve.


Le plateau vocal réuni se montre globalement satisfaisant, à l’exception notable de la Reine de la nuit d’Aleksandra Olczyk : la soprano polonaise peine à maîtriser son instrument opulent dans les vocalises, tout en étant gênée par une tessiture limite dans le suraigu, occasionnant quelques détimbrages. On lui préfère grandement Regula Mühlemann, qui donne à sa Pamina des délices de raffinement dans l’émission souple et naturelle, toujours au service du texte. L’intelligence du chant se retrouve également dans les dialogues, où sa diction dans la langue de Molière est impressionnante de précision et de justesse. Que dire, aussi, des étourdissantes suivantes menées (quel luxe !) par Judith van Wanroij, qui offrent beaucoup de piquant à chacune de leurs interventions, à l’instar d’un Cyrille Dubois (Tamino) idéal dans ce répertoire à force de brio ductile, même si le timbre fatigue à quelques endroits, au cours de la soirée. Plus monolithique, Florent Karrer campe un solide Papageno au niveau technique, mais peine à animer la fantaisie populaire de son personnage. A ses côtés, Jean Teitgen et ses phrasés emprunts de noblesse apporte beaucoup de hauteur à son Sarastro, tandis que Marc Mauillon compose un roboratif Monostatos, à la limite du cabotinage, en lien avec les intentions de la mise en scène.

Si le chœur assure bien sa partie à force de cohésion, parfois un rien trop sonore, la direction de François-Xavier Roth se montre quant à elle plus convaincante dans l’accompagnement, avec un subtil étagement des plans sonores, par rapport à l’Ouverture martelée sans respiration et sans vibrato, aux cuivres grasseyants. On regrette toutefois l’ajout de bruits d’oiseaux pendant certains passages, venant inutilement souligner le propos narratif de la mise en scène.

dimanche 12 novembre 2023

« Rusalka » d'Antonín Dvorák - Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil/Le Lab - Opéra de Bordeaux - 10/11/2023

A l’instar de nombreux ouvrages de Leos Janácek montés en France depuis les années 2000, le chef‑d’œuvre lyrique de Dvorák a enfin pris la place qu’il mérite dans notre pays, entre les créations parisienne en 2002 et toulousaine en 2022 : Rusalka va cette fois être découvert lors d’une vaste coproduction initiée par la région Sud (réunissant les opéras de Nice, Toulon, Marseille et Avignon), à laquelle vient s’adjoindre Bordeaux. C’est là une idée heureuse, tant cette adaptation du conte La Petite Sirène n’en finit pas de séduire petits et grands, autour de l’imagination mélodique inépuisable de Dvorák.

La variation des atmosphères qui irrigue l’ouvrage n’est malheureusement qu’imparfaitement rendue par Domingo Hindoyan, entre tempo ralenti à l’excès dans les sombres parties marines (le plus souvent dévolues à l’Ondin), tout en peinant à mettre en valeur la poésie de la mélancolie de Rusalka, au début. L’acte II le voit à son meilleur, en empoignant les forces de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine avec engagement, au service d’un bel élan dramatique. Si les chœurs assurent bien leur partie, le plateau vocal réuni montre davantage de disparités. Ainsi de la Rusalka d’Ani Yorentz, qui survole tout en facilité l’aigu en puissance, mais déçoit dans les parties plus intimistes, faute d’une technique plus affermie pour maîtriser précisément son instrument. On lui préfère le Prince de Tomislav Muzek, qui fait l’étalage de phrasés d’une grande classe, autour d’une émission souple et naturelle, un rien trop étroite dans le suraigu. A l’inverse du rôle‑titre, la projection reste toutefois trop modeste, notamment dans le duo final, pour nous emporter pleinement. La révélation vocale de la soirée revient à Cornelia Oncioiu (Jezibaba), qui donne une leçon de mordant et d’intention, le tout parfaitement mis en valeur par son aisance sur toute la tessiture. On aime aussi, malgré un timbre un peu terne, l’aplomb et l’investissement scénique de Wojtek Smilek (L’Ondin), tout comme la superlative Irina Stopina (La Princesse étrangère), aux aigus rayonnants. Les autres rôles se montrent tous réjouissants, donnant beaucoup de relief aux scènes secondaires : particulièrement bien assortis, Fabrice Alibert (Le garde forestier) et Clémence Poussin (Le garçon de cuisine) s’imposent comme deux chanteurs à suivre, tandis que les trois nymphes, interprétées par Mathilde Lemaire, Julie Goussot et Valentine Lemercier, rivalisent de piquant, d’agilité et de brio.

Il est dommage que la scénographie imaginée par Jean‑Philippe Clarac et Olivier Deloeuil relègue trop souvent les chanteurs en arrière‑scène, au détriment de leur projection (voir notamment la production de Peer Gynt à Limoges en 2017, où nous avions déjà fait semblable reproche). Fort heureusement, le décor unique est revisité astucieusement pendant les trois actes, tout en bénéficiant des nombreuses projections vidéo dédiées à la natation synchronisée : l’idée du collectif Le Lab est en effet de mettre en miroir le destin de Rusalka avec l’injonction à la féminité et à la performance qui régissent encore les femmes de nos jours, dont les sportives. Les allers‑retours audacieux entre les deux temporalités séduisent par leur à‑propos dramatique, même si certains aspects initiatiques du conte (dont la peur de la sexualité) ne sont pas abordés. L’humour du Lab transparait aussi dans l’apparence de certains personnages, l’Ondin prenant les traits de l’entraîneur Philippe Lucas, tandis que Jezibaba se voit déguisée en femme de ménage, bien éloignée des artifices de la magie : femme pragmatique et sûre d’elle, la « sorcière » est ainsi le double inversé de la superficielle et immature Rusalka. On aime aussi quelques idées fortes, comme la violence initiale du Prince vis‑à‑vis de Rusalka ou encore sa volonté de contrition, avant le duo final, lorsqu’il apparaît les yeux bandés, un poisson dans la bouche. Une proposition originale qui donne toute son actualité au conte, même si elle n’en exploite pas les multiples facettes.