Après Der Jasager (2019), Le Lac d’argent (2021) et Mahagonny (2022), l’Opéra flamand poursuit son exploration du legs de Kurt Weill autour du ballet chanté Les Sept péchés capitaux (1933), composé lors de son exil à Paris, avant son départ définitif pour les États-Unis. On retrouve cet ouvrage satirique et haut en couleurs couplé à la version, également chorégraphiée, de Petrouchka (1911) de Stravinsky, qui annonce déjà les audacieuses modernités rythmiques du Sacre du Printemps.
L’Opéra flamand réunit pour les fêtes de
fin d’année deux ouvrages aujourd’hui plus souvent donnés en versions de
concert, nous rappelant opportunément leur création originale
chorégraphiée. Ainsi de Petrouchka et sa musique immédiatement
familière à de nombreux spectateurs, tant ceux-ci ont déjà pu entendre
la suite de concert (qui écourte le ballet pour en retenir les parties
les plus fameuses) à la radio ou en concert. Le livret original, qui
brosse le récit initiatique de trois marionnettes confrontées aux
émotions humaines, est, ici, entièrement revisité au bénéfice d’une
histoire plus sombre, évacuant les aspects populaires et folkloriques,
pourtant très présents dans la musique de Stravinsky.
Confiée à Ella Rothschild, cette
adaptation imagine une société chaotique en lutte avec ce qui lui reste
d’humanité, en un ballet aux relents hypnotiques et saccadés :
l’individualité ne semble plus avoir sa part, tant le groupe s’épanouit
sur le plateau dénudé, mêlant violence et lynchage en lien avec les
moindres inflexions musicales, très mouvantes. Les ralentis initiaux
permettent de donner une distance critique au propos, même si
l’irruption de la mort vient rappeler la fragilité de ces âmes perdues.
Finalement sans vie, un des danseurs est soutenu par ses comparses, qui
tentent de le ranimer sans succès, avant qu’un inattendu âne ne fasse
irruption sur scène : il s’agit en réalité d’une sorte de marionnette,
actionnée par plusieurs artistes en un mélange d’audaces déstructurées
et poétiques, évoquant les visions surréalistes de Picasso ou Dali.
Si la compréhension de cette relecture n’est pas toujours aisée à suivre, on se laisse toutefois porter par le flot toujours fluide de ces visions fantastiques, d’une précision millimétrée dans leurs enchainements. On reste surtout bluffé par la direction enflammée du jeune chef remplaçant, Gaetano Lo Coco (27 ans), qui se saisit des nombreuses ruptures sans heurts excessifs, tout en captant l’esprit populaire et païen de chaque changement d’atmosphère.
Après l’entracte, il se montre tout aussi à l’aise avec l’ambiance cabaret préférée par Kurt Weill, tout en montrant une attention soutenue à l’articulation avec le plateau, lorsque plusieurs chanteurs viennent mêler leurs voix à la danse, d’Anna (l’interprète principale) au fantaisiste chœur masculin – ce dernier pourtant relégué en fond de scène pendant la quasi-totalité du spectacle. D’emblée, la critique du rêve américain s’incarne dans l’aspect volontairement grotesque de ce chœur, grimé d’encombrants costumes façon sumos, tandis que la valse d’un immense panneau publicitaire, aux couleurs aguicheuses, évoque la société de consommation présente dans chacune des cités visitées par Anna, quasi-interchangeables. Autour d’elle, l’animalité sulfureuse qui se dégage de la chorégraphie endiablée des danseurs, très exigeante au niveau physique, mélange danse et gymnastique, sans aucun temps mort. Tous les interprètes changent de costumes à vue, comme pour se moquer de la tyrannie des apparences, tandis que la dualité d’Anna (la chanteuse incarnant la bonne conscience de la danseuse) donne lieu à d’incessantes joutes fantomatiques avec son double.
Si la félinité envoutante de Lara Fransen charme tout
du long, on ne peut malheureusement pas en dire autant du chant appliqué
et trop terne de Sara Jo Benoot, pourtant aidée de la sonorisation : il
faut pour ce rôle une artiste de la trempe d’une Marina Viotti (qui va
interpréter Anna dans quelques jours à Paris et Genève, malheureusement
sans l’apport de la danse), capable de dépasser les seules difficultés
techniques pour faire ressortir le caractère du récit dans chaque
syllabe. En attendant, gageons que Sara Jo Benoot saura travailler son
personnage pour en creuser davantage les reliefs comme les subtilités,
pour la reprise de ce spectacle haut en couleurs prévue à Anvers dès la
fin du mois.