Il faut courir voir ce spectacle donné jusqu’à la fin de l’année à
Amsterdam, qui démontre une fois encore le génie de Barry Kosky pour
aborder d’un regard nouveau des ouvrages archi-rebattus : ainsi de cette
Turandot à nulle autre pareille, qui choisit d’évacuer réalisme
et exotisme pour confronter Calaf à ses vaniteuses illusions. Et si,
comme fanfaronne Ping en début s’ouvrage, Turandot n’existait pas ?
Voici le point de départ de cette production radicale, qui prend le
risque de ne jamais montrer son rôle‑titre, ici incarné par une Tamara
Wilson reléguée dans les coulisses pendant tout le spectacle. Un choix
évidemment contestable au niveau vocal, puisque la voix de la soprano
américaine ne quitte jamais les filtres des enceintes en hauteur,
perdant en naturel d’émission. Un désagrément qui n’empêche pas Wilson
de délivrer une interprétation hors du commun (nous y reviendrons),
justement applaudie par un public dithyrambique en fin de la
représentation.
Autre motif d’étonnement, la production prend le risque de supprimer le
duo d’amour final, non composé par Puccini, en rejetant tout à la fois
les versions d’Alfano et Berio (cette dernière pourtant commandée par
l’Opéra d’Amsterdam en 2001). La récente production genevoise
de Daniel Kramer a démontré combien ce dernier choix se tient
dramatiquement, tant Turandot accepte d’accueillir la vitalité en elle,
après avoir été émue par le sacrifice de Liù. Avec Kosky, point de lueur
d’espoir : c’est bien la mort qui rode dans tous les interstices, et ce
dès le début de l’ouvrage, où le chœur bouillonnant occupe toute la
scène dénudée. Cernée par d’omniprésents et vénéneux mandarins, la
confusion mentale de Calaf trouve en écho les mouvements incessants et
nerveux de la foule, brillamment dirigée avec l’adjonction de danseurs :
on reconnait là un des habituels points forts de Kosky, toujours aussi
inspiré en ce domaine. Il faut ainsi entendre avec quelle rage le peuple
s’exprime en début d’ouvrage, en lien avec ses déplacements confus,
avant de s’apaiser ensuite dans les troublantes scènes nocturnes
précédant le suicide de Liù.
Il fallait sans doute un chef de la trempe de Lorenzo Viotti pour
épouser une vision aussi sombre, fouillant chaque détail de la partition
pour en faire ressortir les alliages de timbres les plus morbides. En
étirant les tempi dans les passages lents, d’un raffinement inouï, le
Suisse joue de sa baguette féline pour offrir un tapis de velours à ses
interprètes, tous très investis pour ne pas surjouer la grandiloquence
dramatique. Les verticalités péremptoires, particulièrement le thème
cuivré de l’Empereur, trouvent ainsi un tempo plus enjoué, bien loin des
raideurs majestueuses entendues ailleurs. Après Tosca au
printemps dernier, on tient là une nouvelle réussite du couple formé
avec Barry Kosky, à même d’imprimer une tension dramatique saisissante
pour ce spectacle donné d’une traite (sans entracte, pour une durée
totale de 2 heures).
Il faut dire que la composition de Tamara Wilson frise la perfection,
tant dans l’intention dramatique, que la perfection vocale sur toute la
tessiture. Quelle aisance dans le velouté des phrasés fielleux comme
dans la fureur, sans aucune stridence ! A ses côtés, Kristina Mkhitaryan
(Liù) compense un volume plus modeste par une finesse d’interprétation
sans ostentation, avec une intention infinie aux nuances. Le timbre de
Najmiddin Mavlyanov (Calaf) n’est pas des plus séduisants, tout comme sa
projection, peu audible dans le medium. Mais quelle attention aux
phrasés, en sculptant amoureusement chaque mot, toujours en lien avec
les intentions scéniques ! On aime aussi Liang Li (Timur), aux graves
profonds et empreints d’une noblesse tragique, tandis que Germán Olvera
(Ping) s’impose brillamment dans un rôle décisif qui prend toute sa
saveur dans cette production.
En faisant de Turandot une parabole des vanités humaines, Barrie Kosky
démontre une nouvelle fois sa capacité à surprendre là où on ne l’attend
pas. Du grand art à savourer d’urgence.
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