Après
« A Little Night Music » en 2010 puis « Sweeney Todd » en 2011, le
Théâtre du Châtelet poursuit la découverte de l’œuvre de
Stephen Sondheim. La création française de sa comédie musicale
« Sunday in the Park
With George », couronnée par le prix Pulitzer en 1985, est un
évènement à ne manquer sous aucun prétexte.
Déjà trois ans que le Théâtre du Châtelet s’efforce de faire
résonner les comédies musicales de Stephen Sondheim en France et obtenir
ainsi la reconnaissance d’un
compositeur à la réputation illustre aux États-Unis. Formé
notamment par Jerome Kern et Oscar Hammerstein (1), Sondheim a débuté sa
carrière par un coup de maître en
écrivant les paroles du West Side Story
de Leonard Bernstein en 1957, avant de multiplier les succès à Broadway
jusqu’à la fin des années 1970. Pour autant, si
ses mélodies sont reprises comme autant de standards
par Frank Sinatra ou Barbra Streisand, une grave dépression lui fait
songer à l’arrêt de la composition.
Fort heureusement, la rencontre avec le librettiste James Lapine
lui offre l’occasion de renouveler son inspiration par un défi original,
celui de composer une nouvelle comédie musicale
d’après le chef-d’œuvre du peintre néo-impressionniste
Georges Seurat, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande-Jatte.
À partir de cette œuvre énigmatique
où aucun des personnages ne se regarde, les deux hommes imaginent
l’artiste français en prise avec ses modèles, obnubilé par l’achèvement
de sa toile et incapable de contenter sa
maîtresse, la ravissante Dot (dont le prénom est une allusion à la
technique pointilliste de Seurat). Dans la deuxième partie, l’action
est transposée aux États-Unis
cent ans plus tard alors que George, l’arrière-petit-fils de Dot,
est confronté aux mêmes interrogations sur la condition d’artiste et la
validité de poursuivre son œuvre.
Une évocation stylisée
Ce passionnant jeu de miroir avec la vie de Sondheim, en pleine
crise existentielle, est particulièrement visible dans l’importance des
figures maternelles, de la mère acariâtre à la
grand-mère Marie, qui rappelle combien ses épineuses relations
familiales l’empoisonnèrent tout au long de sa vie. Pour autant, la mise
en scène de Lee Blakeley évacue tout
sous-entendu freudien pour se concentrer sur une minutieuse et
patiente mise en espace, où chaque personnage trouve naturellement la
place qui lui sera dévolue dans le tableau. Au centre, un
vaste cercle tournant (2) permet d’intéressants changements de
perspective pour des personnages figés dans une aire restreinte, tandis
que cette évocation stylisée bénéficie des images
projetées évoquant les chefs-d’œuvre de Seurat, aussi bien sur les
nombreuses toiles de l’atelier que sur le décor semi-circulaire en fond
de scène.
Mais ce parti pris illustratif, visuellement très réussi, ne
convainc pas pleinement sur le plan dramatique. Souvent assis devant son
chevalet en première partie, l’interprète principal,
Julian Ovenden (dans le double rôle de George[s]) peine ainsi à
déployer son timbre superbe dans les moments lyriques et se montre bien
timide face à la percutante Dot
de Sophie-Louise Dann, rayon de lumière étincelant pendant toute
la soirée. Sans doute plus à l’aise avec les affres de l’artiste
contemporain, Ovenden se rattrape heureusement au
deuxième acte, notamment dans l’émouvant duo final Move on. Les nombreux autres rôles démontrent un niveau parfaitement homogène, d’où ressort l’hilarante Beverley Klein
en critique d’art sûre de son pouvoir de faire et défaire les réputations.
Une nouvelle orchestration
Côté fosse, on retrouve David Charles Abell à la tête d’un
orchestre philharmonique de Radio France superlatif dans ce répertoire.
Le chef britannique se montre attentif à
ne pas couvrir les voix, et ce d’autant plus que la nouvelle
orchestration pour grand ensemble a été entièrement revue
par Michael Starobin, offrant une densité et une riche palette
de couleurs particulièrement bienvenues. Partition moderne avec
ses scansions entêtantes à la manière d’un Steve Reich, la musique de
Sondheim hésite entre minimalisme et envolées
lyriques, plus traditionnelles pour une comédie musicale. Mais
c’est bien là tout le paradoxe de cette œuvre attachante qui, sans
offrir de mélodies dont on chantonne les airs à la fin du
spectacle, émeut par sa délicate mélancolie. Le public ne s’y
trompe pas et permet à un Stephen Sondheim visiblement intimidé sur la
vaste scène du Châtelet, d’obtenir
à 83 ans une consécration méritée en forme de standing ovation.
1. Auteurs de la chanson The Last Time I Saw Paris. Chanson en hommage à la France occupée par l’armée allemande. Utilisée dans le film Lady Be Good, elle obtiendra l’oscar de la meilleure chanson.
2. Un dispositif décidément à la mode puisqu’on le retrouve aussi dans les Revenants, excellente adaptation de la pièce de Henrik Ibsen présentée à Nanterre et en tournée dans toute la France.
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