samedi 31 mars 2018

Oeuvres religieuses de Gaetano Veneziano et Antonio Nola - Leonardo García Alarcón - Chapelle royale de Versailles - 30/03/2018

Valer Sabadus
L’art interprétatif de Leonardo García Alarcón est désormais bien connu des habitués de l’Opéra de Versailles, qui ne manqueraient pour rien au monde un de ses concerts. C’est sans doute ce qui lui permet de nous proposer des programmes sans cesse plus audacieux, autour de compositeurs méconnus: la confiance gagnée auprès du public fait vivre un répertoire baroque riche de sa diversité. En ce Vendredi Saint, le programme présente tout d’abord une Passion du méconnu Gaetano Veneziano (1665-1716), contemporain d’Alessandro Scarlatti. Cette œuvre a été trouvée dans les archives de la bibliothèque des Girolamini à Naples avant de se voir enregistrée par Antonio Florio avec la Cappella Neapolitana et le Chœur Ghislieri de Pavie (Glossa, 2016). Composée en 1685, cette Passion pour le Vendredi Saint surprend tout du long pas la place prépondérante laissée au rôle de l’Evangéliste, avec un chœur réduit à commenter l’action en de brèves interventions. Les nombreux récitatifs accompagnés donnent la primauté au texte en une piété sérieuse mais jamais austère, admirablement mise en valeur par la direction de Leonardo García Alarcón: l’Argentin impressionne une fois encore par sa capacité à révéler les moindres détails de l’orchestration inventive de Veneziano, sans jamais perdre de vue un discours d’ensemble qui avance en des tempi toujours très différenciés.

En début de concert, Leonardo García Alarcón demande au public de ne pas applaudir entre les deux œuvres, «que l’on soit croyant ou non», afin de respecter le sens spirituel et dramatique de ces deux œuvres réunies. Le Stabat Mater d’Antonio Nola (1642-après 1715) donne enfin un rôle décisif à l’admirable Chœur de chambre de Namur, toujours aussi investi. La reprise du chœur final en bis, donné devant l’estrade face au public, donne à entendre combien chaque individualité sait apporter sa pierre à l’édifice vocal, sans chercher à tirer la couverture à soi. Dans leur dos, Leonardo García Alarcón se retourne pour diriger face au public, alors qu’aucun membre du chœur ne le voit: un moment étrange et fascinant où le chef argentin laisse entrevoir toute sa foi sincère. Comment ne pas terminer ce compte-rendu sans rendre hommage à l’évangéliste aérien et céleste de Valer Sabadus? Dans la chapelle royale, le contre-ténor trouve une salle à sa mesure, portant son timbre splendide au moyen d’une émission d’une souplesse idéale. L’attention à la diction impressionne également, faisant passer le sens au premier rang de son interprétation. On ne sent jamais l’effort ou la technique: c’est là toute la classe de ce grand chanteur. A ses côtés, Francisco Manalich (Christ) et Philippe Favette (Pilate) sont un ton en dessous, mais assurent bien leur partie. De quoi permettre une belle ovation en fin de représentation pour l’ensemble des interprètes.

mercredi 28 mars 2018

« Benvenuto Cellini » de Berlioz - Opéra Bastille à Paris - 26/03/2018


Quel bonheur que Paris découvre la formidable production de Benvenuto Cellini réglée par Terry Gilliam, l’ancien humoriste de la troupe des Monty Python ! Devenu scénariste et réalisateur reconnu à force de succès planétaires, de Brazil à L’Armée des douze singes, en passant par l’excellent Las Vegas Parano, ce grand nom du cinéma emporte l’adhésion par l’audace de son imaginaire parfaitement rendu au niveau visuel. Depuis 2011, le Britannique s’est opportunément lancé dans la mise en scène d’opéra en choisissant un ouvrage difficile à monter au niveau scénique, La Damnation de Faust de Berlioz. C’est encore le compositeur français qui stimule l’imagination de Terry Gilliam avec ce Benvenuto Cellini créé à l’English National Opera à Londres en 2014 et repris partout ailleurs ensuite, d’Amsterdam à Barcelone, en passant par Rome. Le cinéma viendra à son tour rendre hommage à ce superbe spectacle, le 12 avril prochain.

Le deuxième opéra de Berlioz a essuyé un échec retentissant à sa création en 1838 à Paris, du fait d’une inspiration inégale, alternant les passages convenus (le tout début de l’opéra et le milieu du IIe acte surtout) avec des pages brillantes, telle que Le Carnaval romain – adapté ensuite par Berlioz dans la célèbre pièce de concert éponyme. Berlioz tourne le dos aux facilités mélodique et rythmique de Rossini et Auber pour embrasser un style plus proche de Beethoven et Weber, voire Mendelssohn dans l’utilisation aérienne des vents, tout en annonçant le grand opéra dans les scènes d’ensemble grandioses avec chœur. On se délecte tout du long des nombreux détails piquants dévoilés par l’orchestre imaginatif du français, malheureusement peu mis en valeur par la direction analytique de Philippe Jordan. On gagne en précision et en clarté des textures ce que l’on perd en vision d’ensemble et en éclat. Les tempi mesurés permettent cependant aux chœurs de se jouer des nombreuses difficultés de la partition : José Luis Basso et ses troupes sont ainsi logiquement très applaudis en fin de représentation.


L’ovation la plus fournie est toutefois remportée par le superlatif Ascanio de Michèle Losier, dont l’articulation et la projection force l’admiration, sans parler de l’investissement dramatique constant. On aimerait pouvoir entendre la mezzo-soprano canadienne dans un rôle plus développé encore, digne de son talent. Pourtant spécialiste du rôle-titre, John Osborn surprend en début de représentation avec une émission portée par un léger vibrato et quelques décalages avec la fosse. Puis la voix prend toute son ampleur, autour d’une souplesse et d’une harmonie dans les phrasés jamais prise en défaut malgré les difficultés techniques nombreuses. A l’instar de Michèle Losier, la prononciation du français est idéale. Maurizio Muraro (Giacomo Balducci) déçoit par sa faible projection et son timbre fatigué, tandis qu’Audun Iversen (Fieramosca) assure tout juste sa partie, sans briller. Après un début hésitant, Marco Spotti (Le pape) convainc par sa force d’incarnation, tandis que Pretty Yende (Teresa) se distingue par sa grâce subtile, malheureusement un peu en difficulté dans la puissance et le suraigu.

Terry Gilliam porte son imagination délirante au moyen d’une scénographie qui nous plonge au temps de Dickens, dans l’esprit forain propre à l’ouvrage. L’ouverture fait d’emblée entrevoir une partie des nombreuses surprises qui vont se succéder au cours de la représentation, animant le moindre temps mort à la manière d’un Jérôme Deschamps. Les tenants du minimalisme n’ont qu’à bien se tenir, ce spectacle n’est pas pour eux ! On se délecte tout du long de la reconstitution historique minutieuse dans ses moindres détails (jusque dans ses anachronismes assumés !), faisant vivre cette cour des miracles avec force danseurs et acrobates. Les clins d’œil comiques savoureux, des grivoiseries à la moquerie des goûts « artistiques » du Pape, ne sont pas pour rien dans la réussite du spectacle. Autour d’un décor mouvant et déstructuré, les trompe-l’œil comme la vidéo sont utilisés avec discrétion et pertinence : la représentation finale de la fonderie est ainsi un véritable tour de force visuel, tout autant que la magnificence de la statue enfin achevée. De quoi ravir un public qui réserve une belle ovation à toute la troupe.

lundi 26 mars 2018

« Le Château de Barbe-Bleue » de Bartók et « La Voix humaine » de Poulenc - Opéra Garnier à Paris - 25/03/2018

Le Château de Barbe-Bleue de Bartók
On conseillera de se précipiter à la reprise du diptyque Bartók/Poulenc, opportunément réuni par Krzysztof Warlikowski au Palais Garnier en 2015 et à nouveau présenté jusqu’à la mi-avril dans les mêmes lieux. Il s’agit de l’une des plus éclatantes réussites du metteur en scène polonais à Paris, qui donne à sa Judith des faux airs d’Emilia Marty (voir L’Affaire Makropoulos en 2007 et 2009) : rien d’étonnant à cela tant la jeune femme incarne, jusqu’à la révélation finale, une femme forte, sûre de son pouvoir de séduction.

Pour autant, Warlikowski multiplie les références et les sous-textes, donnant à voir plusieurs interprétations possibles à sa mise en scène: ne s’intéresse-t-il pas en réalité davantage à Barbe-Bleue et son incapacité à grandir par le désir de l’autre? Le parcours initiatique imaginé par le librettiste Béla Balázs, mâtiné d’influences symbolistes, semble se confondre avec le désespoir du personnage féminin («Elle») de La Voix humaine. Warlikowski se concentre sur une seule âme, ivre de solitude, incapable de désirer et finalement prisonnière du fantasme d’un amour perdu. Pour appuyer ces tourbillons psychologiques intérieurs, le Polonais cisèle un jeu avec les illusions porté par la vidéo en arrière-scène: Barbe-Bleue évolue de la figure monstrueuse de la Bête éponyme du film de Jean Cocteau aux traits d’un enfant solitaire et triste, ne trouvant d’élan que dans l’imaginaire et la magie, seule échappatoire à son mal-être. La scénographie stylisée affiche une élégance jamais prise en défaut, des motifs art déco au déplacement harmonieux des vitrines-portes (là encore une allusion au cloisonnement psychologique) – sans parler des éclairages admirablement variés.

La Voix humaine de Poulenc
On retrouve les interprètes réunis en 2015 pour le meilleur. John Relyea convainc à nouveau par son interprétation de caractère, surtout dans les graves. Le timbre s’use quelque peu au cours de la représentation, ce qui n’est en rien préjudiciable tant cela convient avec le rôle. A ses côtés, Ekaterina Gubanova s’impose par son incarnation vibrante de Judith, merveilleusement servie par sa voix cuivrée qui irradie toute la scène. Barbara Hannigan (Elle) se montre tout autant investie, même si elle perd quelque peu en substance vocale dans les accélérations et la fureur. Le grand Ingo Metzmacher succède quant à lui à Esa-Pekka Salonen à la direction musicale, tissant des motifs tour à tour morbides, colorés et lumineux, en des tempi parfaitement différenciés.

lundi 19 mars 2018

« Lili » d'Alain Galliari - Livre Alain Galliari Editeur


On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même: c’est visiblement ce crédo qu’Alain Galliari a mis en œuvre en éditant ses propres ouvrages en un format de poche des plus pratiques. Avec Le Grand Voyage d’Amadeus, Les Derniers Jours d’Arthur Rimbaud et le présent ouvrage consacré à la compositrice Lili Boulanger (1893-1918), l’écrivain et musicologue français s’offre de parler musique en un ton plus léger, en un récit légèrement romancé. Si la démarche peut surprendre en début d’ouvrage, on se laisse vite porter par une plume alerte et fluide qui connaît son sujet, même si on reste éloigné des ouvrages plus élaborés tels que celui consacré jadis par l’auteur à Anton Webern (Fayard, 2007).

L’ouvrage nous replonge au temps de Lili Boulanger en s’intéressant à son entourage, ses relations conflictuelle avec sa mère ou concurrentielle avec sa brillante sœur, sujet traité notamment dans l’ouvrage Nadia Boulanger et Lili Boulanger, témoignages et études. Une place importante est également laissée au pianiste Raoul Pugno, compagnon de Nadia, dont l’acceptation de la mort par son entourage fait partie des passages les plus poignants du récit, de même que la relation amoureuse de Lili avec le fils de son vrai père Richard Bouwens. Plus encore, Alain Galliari brosse le portrait d’une jeune fille ambivalente, frivole et paresseuse à ses heures perdues, tout autant que brillante dans sa passion dévorante pour la musique. L’inspiration religieuse, comme de la poésie, est traitée au fil du récit lorsque les œuvres les plus marquantes font l’objet d’une courte analyse. On confond souvent les deux sœurs: voici un ouvrage qui devrait nous aider désormais à bien les distinguer et aller plus avant dans la découverte de leur musique respective.

samedi 17 mars 2018

« Macbeth » de Verdi - Ivo van Hove - Opéra de Lyon - 16/03/2018


Déjà donnée à Lyon en 2012 avec des interprètes différents, la production de Macbeth qui ouvre cette année le festival Verdi nous embarque dans le monde cruel de la haute finance new-yorkaise: le metteur en scène belge Ivo van Hove imagine une vaste salle d’échanges boursiers qui embrasse toute la scène pendant l’ensemble de la représentation. Ce décor unique, dur et froid à l’image du monde sans pitié qui est décrit, bénéficie des éclairages variés de Jan Versweyveld – également scénographe. Cette transposition contemporaine réglée avec minutie est souvent proche du travail de Christoph Marthaler, aussi bien dans l’utilisation de la lumière crue des néons que celle des personnages comme éléments de décor: ainsi de la femme de ménage omniprésente, tout autant que le chœur réparti autour des écrans.

L’utilisation de la vidéo en surplomb vient apporter des images tour à tour banales et saisissantes de cette modernité inhumaine dans son impersonnalisation: l’opposition entre les algorithmes financiers et les manifestants au dehors est plusieurs fois mise en avant, tandis que les vidéos en film négatif soulignent la cruauté du regard en noir et blanc de la haute finance. L’ensemble est bien réglé, malgré certaines maladresses qui privilégient l’efficacité théâtrale aux attendus lyriques – on pense par exemple au chœur qui chante à quelques reprises dos au public. La démonstration simple et directe trouve une efficacité soutenue, même si l’ensemble peut parfois sembler redondant et manichéen. On pourra aussi regretter que la direction d’acteur se perde dans cette vaste scénographie moins aboutie dans les scènes intimes. Quoi qu’il en soit, malgré ces réserves, la transposition se tient et reste plaisante de bout en bout, appelant à renoncer à la fatalité et à l’inaction: «nous sortons tous d’une rêverie qui est devenue un cauchemar» entonne ainsi l’un des manifestants en fin d’ouvrage.


Le plateau vocal réuni est sans conteste dominé par la grande classe de Roberto Scandiuzzi en Banco, admirable dans ses phrasés et ses couleurs. C’est justement de couleurs que manque le chant monotone d’Elchin Azizov (Macbeth), impeccable au niveau technique, mais trop prévisible dans son interprétation. A ses côtés, Susanna Branchini (Lady Macbeth) affiche le meilleur et le moins bon, ratant son air d’entrée pour se rattraper ensuite. Le positionnement de voix est parfois instable, l’aigu très dur, mais quelle variété dans le corsé du timbre et le caractère de ses phrasés! On souhaiterait l’entendre dans un rôle à sa portée – à moins qu’un rôle de mezzo ne lui convienne mieux? Autre déception avec le Macduff d’Arseny Yakovlev, qui craque à deux reprises son aigu puis le grave. C’est d’autant plus regrettable qu’il avait fait montre au préalable d’une ligne vocale harmonieuse et sensible, bien que peu projetée. Tous les seconds rôles sont parfaits, tandis que le chœur affiche une fois encore sa superbe, ce qui est à souligner dans une partition qui le sollicite beaucoup. On mentionnera enfin la direction trop sonore de Daniele Rustioni dans les parties verticales, heureusement plus nuancée dans les passages apaisés.

mardi 13 mars 2018

« Il Giasone » de Francesco Cavalli - Leonardo García Alarcón - Opéra de Versailles - 09/03/2018


Disons-le tout net: ce spectacle tout droit venu de Genève (en 2017 avec un plateau vocal quasi identique) est l’un des plus enthousiasmants vus à Versailles depuis longtemps! On sait maintenant combien chaque production dirigée par Leonardo García Alarcón est un indiscutable gage de qualité, mais on se surprend chaque fois à se délecter de la justesse de la mise en place, de l’allant et de l’entrain insufflé aux interprètes réunis, sans parler de la constante joie de faire revivre ensemble une musique digne d’intérêt. C’est bien évidemment le cas d’Il Giasone (1649), quinzième opéra de Francesco Cavalli (1602-1676), dont la popularité va de pair avec sa capacité à caractériser les personnages et à varier les situations. Le livret, qui adapte les aventures de Jason à la recherche de la toison d’or, est en effet l’un des plus aboutis de toute sa production, mêlant avec maestria les intrigues amoureuses avec le merveilleux (dévolu à Médée ou aux Dieux), tandis que les habituelles parties burlesques propres aux ouvrages de cette époque sont très présentes – dans l’esprit des pièces comiques de Shakespeare.

On pourra bien entendu préférer la première partie qui bénéficie de péripéties plus différenciées, également plus inspirées au niveau mélodique et dramatique. Il n’en reste pas moins que la mise en scène totalement déjantée de Serena Sinigaglia parvient à limiter cet écueil en donnant une caractérisation psychologique très aboutie à l’ensemble de ses personnages. Ainsi de l’insistance sur la faiblesse et l’aveuglement de Jason face au désir (masculin et féminin), de la nécessaire noirceur de la magicienne Médée, ou encore de la fragilité morale d’Hypsipyle, entourée d’une nuée de servantes aux déplacements chorégraphiques irrésistibles dans le ballet de leurs petits soins. L’idée d’une transposition dans les années 1930 nous ramène souvent, par ses gags visuels simples et efficaces, à l’humour des bandes dessinées d’Hergé, tandis que la superbe et astucieuse scénographie donne une variété inattendue dans le renouvellement permanent de son amas de pierres. Les scènes diaboliques avec Médée ou le dévoilement de la toison d’or sont ainsi parmi les plus réussies visuellement, tout en permettant une intimité bienvenue aux parties comiques avec la nourrice ou l’Amour grimé en angelot dodu et déluré.


Par rapport au plateau vocal réuni Genève, trois chanteurs endossent de nouveaux rôles. Ainsi de l’incandescente Francesca Aspromonte en Hypsipyle, au chant de caractère bien projeté, dont on ne regrette que certaines duretés dans l’aigu. Taras Berezhansky est un Hercule solide et sonore, tandis qu’Alejandro Meerapfel (Oreste) apparaît bien pâle en comparaison. On retrouve Valer Sabadus, annoncé souffrant (rien d’étonnant cela dit, tant la mise en scène prend un malin plaisir à le déshabiller et le rhabiller à de nombreuses reprises!), avec ses habituelles qualités de diction et de souplesse dans les phrasés, irrésistible quand la voix est bien posée, plus en délicatesse dans les accélérations et les récitatifs. Egalement en manque de puissance, Kristina Hammarström (Medea) se fonde sur une technique différente, au vibrato trop présent – heureusement compensé par un bel investissement dramatique. De conviction, Raúl Giménez (Egée) ne manque pas, malgré un timbre un peu fatigué. Mais quel art dans les phrasés! On félicitera encore l’engagement scénique de Mariana Florès (Alinda), tandis que les deux rôles comiques incarnés par Migran Agadzhanyan et Dominique Visse (inoxydable!) emportent l’adhésion.

mardi 6 mars 2018

« Die Passagierin » de Mieczyslaw Weinberg - Opéra de Francfort - 03/03/2018


On ne pourra que conseiller vivement la reprise de la production de La Passagère de Mieczyslaw Weinberg (1919-1996) montée voilà déjà trois ans, et ce d’autant plus que l’on bénéficie désormais des surtitres en anglais à Francfort. Tout, dans ce spectacle, n’appelle que des éloges, particulièrement le plateau vocal réuni cette année, meilleur qu’en 2015. Parmi les nombreux rôles en présence, Peter Marsh reprend vaillamment le flambeau de celui de Walter, surtout actif dans la partie initiale de l’ouvrage, très nerveuse. On se régale à nouveau de son timbre et de son émission d’une clarté éloquente, le ténor étant par ailleurs doté d’une projection idéale. A ses côtés, les deux principaux rôles féminins sont assurés par deux nouvelles recrues, Jessica Strong (Marta) et Katharina Magiera (Lisa). C’est surtout la première qui impressionne par son chant radieux, admirable de couleurs tout autant que passionnant dans ses prises de risque. Katharina Magiera assure bien sa partie, mais déçoit quelque peu dans son air superbe en début de seconde partie, notamment dans le suraigu. Elle est surclassée par Elizabeth Reiter (Katja), tout simplement bouleversante dans la chanson russe interprétée par son personnage dans les ténèbres du camp de concentration au II. On félicite aussi tous les formidables seconds rôles réunis au bénéfice de cette production, accompagnés par des chœurs à la hauteur de l’événement. La baguette toujours sure de Leo Hussain se joue admirablement des différents climats de cette œuvre riche, vibrant dans les passages verticaux avant de montrer un visage plus lyrique dans les parties apaisées.

On retrouve aussi avec plaisir le décor splendide de Katja Hass, dont le bateau embrasse toute la scène de sa masse: un effet visuel saisissant et efficace au niveau acoustique. Autant la variété des éclairages que la poésie constante (notamment les textes en toutes langues qui apparaissent au long du spectacle sur la coque) aident à la compréhension des allers-retours entre passé et présent, tandis que le plateau tournant imprime un mouvement hypnotique particulièrement pertinent dans la révélation de tableaux inattendus. La caractérisation musicale de Weinberg permet enfin à chaque scène de trouver un coloris bien spécifique, des scansions verticales initiales cravachées par les percussions, vite balayées par les rythmes jazzy inquiétants entonnés autour de Walter, sans parler des effets de masse proches de Chostakovitch ou du Britten de Peter Grimes. L’intensité dramatique prend bien entendu corps dans le camp de concentration autour d’une raréfaction bienvenue de l’action, Weinberg atteignant alors au cœur de l’ouvrage par la simplicité de son discours musical, qui prend l’auditoire aux tripes.

lundi 5 mars 2018

« L’Africaine / Vasco de Gama » de Giacomo Meyerbeer - Opéra de Francfort - 02/03/2018


L’Africaine ou Vasco de Gama? L’Opéra de Francfort n’a malicieusement pas répondu à cette question qui taraude les exégètes depuis plusieurs décennies, afin sans doute de préserver le maximum de chances de remplir la salle avec un ouvrage encore en partie méconnu du grand public. L’ultime opéra composé par Giacomo Meyerbeer (1791-1864) traîne en effet derrière lui la réputation d’un ouvrage inachevé, alors que Meyerbeer mit bien un point final à sa partition en 1865, décédant pendant les répétitions. On sait cependant que le compositeur originaire de Berlin corrigeait ses partitions avec un soin maniaque jusqu’au soir de la première, ôtant parfois une grande partie de la musique ou ajoutant des airs pour tel ou tel chanteur. C’est ce qui a conduit les créateurs de cet ouvrage à élaguer grandement dans cet ouvrage à nouveau appelé L’Africaine, à l’instar des premières esquisses élaborées en... 1836, alors que Meyerbeer avait finalement choisi le titre de Vasco de Gama. Dès lors, on considère désormais que la version tronquée est L’Africaine, tandis que la version complète s’appelle Vasco de Gama. C’est cette dernière qui a été donnée pour la première fois à Chemnitz en 2013, puis à Berlin en 2015.

On le dira tout net, la version tronquée semble préférable, tant les nombreux et répétitifs ariosos au premier acte impriment des longueurs heureusement mieux gérées avec des airs plus présents par la suite. C’est sans doute là la principale faiblesse de ce grand opéra à la gestation longue et au livret profondément modifié avec les années, mettant surtout en avant le trio amoureux au détriment des événements historiques, au second plan. C’est dans ce contexte que le metteur en scène Tobias Kratzer, décidément très intéressé par Meyerbeer après Les Huguenots montés à Nuremberg, puis Le Prophète à Karlsruhe, transpose l’action dans l’espace, en lieu et place du Portugal et de sa découverte des Indes. Si l’idée s’avère très réussie au niveau visuel, elle ne convainc qu’à moitié dans sa capacité à animer le plateau et à faire interagir les personnages. De nombreuses maladresses dans les déplacements du chœur, la position des chanteurs (qui chantent plusieurs fois dos au public) ou encore la mise en place des décors, viennent alourdir cette proposition scénique. On ne goûte guère, aussi, ces costumes moulants peu gracieux pour les extraterrestres, même si les ajouts comiques au II paraissent bienvenus: ainsi des adieux des femmes aux spationautes ou de Don Pedro s’asseyant inconsidérément sur la console de pilotage. Sur le fond, Tobias Kratzer tente de dépasser les relents néo-colonialistes de l’ouvrage en s’intéressant à la figure intemporelle de l’étranger et à l’universalité de la conquête spatiale pour les humains: ainsi de ses bienvenus ajouts vidéo avant ou pendant les interludes orchestraux qui donnent à voir des extraits de moments fondateurs de l’exploration de l’univers. Seule la dernière image ajoutée en fin d’opéra, lorsque les humains massacrent les extraterrestres, donne un arrière-goût d’inachevé dans la réflexion.


On est heureusement plus convaincu par l’exceptionnel plateau vocal réuni pour cette nouvelle production, d’une homogénéité parfaite jusque dans les moindres seconds rôles, très nombreux. Le rôle le plus lourd revient à Claudia Mahnke, qui interprète avec une assurance magistrale Sélika, princesse indienne éprise de Vasco de Gama. Elle impose son art des phrasés et ses graves pénétrants au service d’une interprétation nuancée et investie, recueillant une ovation méritée en fin de représentation. A ses côtés, Michael Spyres (Vasco de Gama) impressionne toujours par sa diction parfaite du français, son émission souple et son incarnation naturelle. On regrettera seulement ses aigus de plus en plus chétifs les années passant, heureusement compensés par sa capacité à doser au mieux les passages difficiles. Kirsten MacKinnon (Inès) ne manque pas de puissance en comparaison, mais peine aussi à maîtriser un vibrato envahissant, vraiment pénible dans l’aigu. Thomas Faulkner (Don Diego) surprend en début d’opéra avec une émission nasale et un timbre légèrement voilé, heureusement meilleur ensuite, faisant valoir ses qualités d’articulation et son beau timbre grave. On mentionnera encore la belle maîtrise du Chœur de l’Opéra de Francfort dans la prononciation du français et la cohésion d’ensemble, admirablement soutenu par la direction sensible et narrative d’Antonello Manacorda, très à propos.

dimanche 4 mars 2018

« A Wintery Spring » de Saed Haddad et « Il serpente di bronzo » de Zelenka - Opéra de Francfort - 01/03/2018

A Wintery Spring
Comment soutenir les habitants de la Syrie empêtrés dans une guerre civile qui semble ne jamais devoir trouver de fin depuis 2011? L’élan démocratique apporté par les soulèvements du printemps arabe paraît aujourd’hui bien loin: sept longues années de conflit ont transformé les espoirs printaniers en une bise hivernale, sinistre et glacée. C’est là, sans doute, l’évocation du titre de la lamentation dramatique en trois scènes, A Wintery Spring (Un printemps hivernal) de Saed Haddad (né en 1972), donnée à Francfort en première mondiale – un an seulement après Manarah une autre création mondiale donnée à New York l’an passé. Le compositeur germano-jordanien, lui-même auteur du livret, s’est ici appuyé sur des textes du poète libanais Khalil Gibran (1883-1931) au service d’un ouvrage assez court, d’à peine 50 minutes.

C’est l’orchestre très chambriste qui domine le début de l’ouvrage par un festival de couleurs, proche de Britten dans l’exploration et l’imbrication harmonieuse des sonorités des différents instruments réunis. A l’orchestre lumineux répondent les voix plus tragiques des trois jeunes solistes, tous excellents. L’ensemble est chanté en anglais, sans doute pour donner une résonance internationale à cet ouvrage militant, avec quelques parties en arabe. Les voix féminines sont parfois soutenues par un chœur féminin enregistré dont les interventions en scansion suraiguë rappellent des passages d’El Nino de John Adams. La mise en scène de Corinna Tetzel joue quant à elle la carte de la sobriété autour de deux vastes écrans qui proposent autant des textes en allemand et arabe (au-delà des surtitres en allemand) que des captations vidéo de la foule syrienne, en proie au doute. Une des images fortes de cette mise en scène est certainement ces sillons de sable répandus sur le plateau par les chanteuses afin d’évoquer les nécessaires voies de communication à bâtir pour retrouver la paix.

Il serpente di bronzo
Les programmateurs ont eu la bonne idée de coupler cet ouvrage avec la superbe cantate de Jan Dismas Zelenka (1679-1745), Le Serpent de bronze, composée en 1730 à Dresde. Le compositeur bohémien s’intéresse à l’une des paraboles les plus saisissantes de l’ancien testament, lorsque le peuple élu fatigué de son errance dans le désert d’Egypte, doute de son Dieu et du prophète Moïse. Dieu envoie alors des milliers de serpents pour punir les incroyants, tandis que seuls sont sauvés ceux qui font allégeance à l’effigie du serpent de bronze, symbole du mal vaincu par Dieu. L’aide divine se manifeste ainsi dans le regard vers une espérance et une croyance renouvelées. C’est sans doute ce message qui relie la cantate avec A Wintery Spring, donnant au peuple syrien d’aujourd’hui la force d’une aspiration nouvelle pour trouver la lumière dans les décombres de la guerre.

La mise en scène transpose l’action en un territoire contemporain où les principaux personnages semblent livrés à eux-mêmes, indifférents aux autres. Revenant de vacances, ils affichent leur opulence, l’un jouant au golf, pendant que les autres gaspillent les fruits et légumes qui débordent de leur cabas. Le regard se centre ensuite sur la personne de Moïse et son rapport conflictuel avec Dieu: son intercession pour sauver les hommes semblent davantage ici celle d’un combat intérieur, comme un long parcours initiatique pour quitter les rives de l’aveuglement face à l’inaction.


Les interprètes réunis se montrent à la hauteur de l’événement, se jouant de la virtuosité souvent imposée par la cantate de Zelenka, en des airs souvent très longs. La mezzo-soprano Judita Nagyová (Namuel) se distingue dans son air superbe où les deux flûtes lui répondent harmonieusement avec des couleurs infinies de tendresse, même si elle laisse aussi apparaître quelques problèmes de positionnement de voix dans les accélérations. A ses côtés, Cecelia Hall (Egla) fait valoir une belle souplesse de phrasé, de même que le toujours convainquant Michael Porter dans le rôle de Moïse. Brandon Cedel (Dieu) impose sa voix chaude et sa parfaite articulation, même si on note certains décalages avec la fosse. La plus grande satisfaction de la soirée, et de loin, revient à Dmitry Egorov (Azaria), dont la voix étonnamment charnue pour un contre-ténor ne laisse pas d’impressionner, soutenue par une ligne de chant superbe et des intentions dramatiques éloquentes. Assurément un chanteur que l’on souhaite entendre à nouveau très vite!