samedi 30 novembre 2019

« Le Prince Igor » de Borodine - Barrie Kosky - Opéra Bastille à Paris - 28/11/2019


Opéra inachevé de Borodine (1833-1887), Le Prince Igor semble devoir enfin trouver une reconnaissance en dehors de la Russie, comme le prouvent les récentes productions de David Poutney (à Zurich et Hambourg) ou de Dmitri Tcherniakov (à New York), et surtout l’entrée au répertoire de cet ouvrage à l’Opéra national de Paris, avec un plateau vocal parmi les plus éblouissants du moment. Si l’ouvrage reste rare, le grand public en connait toutefois l’un de ses « tubes », les endiablées Danses polovtsiennes, popularisées par le ballet éponyme de Serge Diaghilev monté en 1909.

Comme à New York, on retrouve l’un des grands interprètes du rôle-titre en la personne d’Ildar Abdrazakov, toujours aussi impressionnant d’aisance technique et de conviction dans son jeu scénique, et ce malgré un timbre un peu moins souverain avec les années. A ses côtés, également présente dans la production de Tcherniakov, Anita Rachvelishvili n’en finit plus de séduire le public parisien par ses graves irrésistibles de velours et d’aisance dans la projection. Après son interprétation musclée ici-même voilà un mois dans Don Carlo, la mezzo géorgienne se distingue admirablement dans un rôle plus nuancé, entre imploration et désespoir.   

L’autre grande ovation de la soirée est réservée à Elena Stikhina, dont on peut dire qu’elle est déjà l’une des grandes chanteuses d’aujourd’hui, tant son aisance vocale, entre velouté de l’émission, impact vocal et articulation, sonne juste – hormis quelques infimes réserves dans l’aigu, parfois moins naturel. Cette grande actrice, aussi, se place toujours au service de l’intention et du sens. Pavel Černoch (Vladimir) est peut-être un peu plus en retrait en comparaison, mais reste toutefois à un niveau des plus satisfaisants, compensant son émission étroite dans l’aigu et son manque de puissance, par des phrasés toujours aussi raffinés. On pourra aussi reprocher au Kontchak de Dimitry Ivashchenko des qualités dramatiques limitées, heureusement compensées par un chant aussi noble qu’admirablement posé. A l’inverse, Dmitry Ulyanov compose un Prince Galitsky à la faconde irrésistible d’arrogance, en phase avec le rôle, tout en montrant de belles qualités de projection et des couleurs mordantes. Enfin, Adam Palka et Andrei Popov donnent une énergie comique savoureuse à chacune de leurs interventions, sans jamais se départir des nécessités vocales, surtout la superlative basse profonde de Palka.

Barrie Kosky
Pour ses débuts à l’Opéra national de Paris, le chevronné Barrie Kosky ne s’attendait certainement pas à pareille bronca, en grande partie imméritée, tant les nombreuses idées distillées par sa transposition contemporaine ont au moins le mérite de donner à l’ouvrage un intérêt dramatique constant, que le faible livret original ne peut raisonnablement lui accorder. Si on peut reprocher à ces partis-pris une certaine uniformité, ceux-ci permettent toutefois de placer immédiatement les enjeux principaux au centre de l’intérêt. Ainsi de la première scène qui montre Igor comme une figure messianique éloignée des contingences matérielles, tout à son but guerrier au détriment de son épouse délaissée. A l’inverse, Kosky décrit Galitsky comme un héritier bling bling et violent, seulement intéressé par les loisirs et autres attraits féminins. La scène de la piscine et du barbecue, tout comme le lynchage de la jeune fille, donne à voir une direction d’acteur soutenue et vibrante – véritable marque de fabrique de l’actuel directeur de l’Opéra-Comique de Berlin.

Ce sera là une constante de la soirée, même si la deuxième partie surprend par le choix d’une scénographie glauque et sombre : Kosky y prend quelques libertés avec le livret, en donnant à voir un Igor ligoté et torturé psychologiquement par ses différents visiteurs. Dès lors, le ballet des danses polovtsiennes ressemble à une nuit de délire, où Igor perd pied face au tourbillon des danseurs masqués autour de lui. L’extravagance pourtant audacieuse des costumes, d’une beauté morbide au charme étrange, provoque quelques réactions négatives dans le public, déconcerté par les contre-pieds avec le livret – de même que lors de la scène finale de l’opéra, où les deux chanteurs annoncent le retour d’Igor. Kosky refuse la naïveté de l’improbable retournement final : comment croire qu’un peuple hagard va suivre deux soulards factieux pour chanter les louanges d’un sauveur absent ? Au lieu de cela, le groupe se joue des deux malheureux en un ballet satirique tout à fait justifié au niveau dramatique.

Le chœur de l’Opéra de Paris donne une prestation des grands soirs, portant le souffle épique des grandes pages chorales, assez nombreuses en première partie, de tout son engagement. Dans la fosse, Philippe Jordan montre qu’il est à son meilleur dans ce répertoire, allégeant les aspects grandiloquents pour donner une lecture d’une grâce infinie, marquée par de superbes couleurs dans les détails de l’orchestration. Un grand spectacle à savourer d’urgence pour découvrir l’art de Borodine dans toute son étendue.

vendredi 29 novembre 2019

« Hector Berlioz 1869-2019 (150 ans de passions) » d’Alban Ramaut et Emmanuel Reibel (direction) - Editions Aedam Musicae


Publié à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la mort de Berlioz, le présent ouvrage a été présenté lors du colloque organisé au festival de La Côte-Saint-André 2019, qui regroupait la plupart des spécialistes internationaux ayant participé à cette somme de niveau universitaire. Si l’ambition de cette somme de plus de 300 pages est de s’adresser avant tout aux connaisseurs avertis de Berlioz, qu’ils soient déjà lecteurs de ses Mémoires ou de l’une de ses biographies, notamment l’excellente synthèse de Bruno Messina parue cette année, ou bien parfaitement aguerris à l’étendue de sa production musicale, la rédaction savante n’en oublie jamais de rester intelligible au tout venant, en un style fluide – et ce malgré l’hétérogénéité des contributeurs réunis pour l’occasion.

Outre l’avant-propos de John Eliot Gardiner et la préface de Bruno Messina, la qualité de l’ensemble est attestée par les deux spécialistes qui l’ont coordonné, Alban Ramaut (qui a notamment édité les Mémoires en 2011) et Emmanuel Reibel, spécialiste du romantisme français (voir notamment sa préface à A travers chants en 2013).

De même, on reste impressionné par la qualité du travail éditorial, que ce soit dans les nombreuses reproductions d’illustrations variées ou dans la précision apportée à la relecture de l’ensemble des textes (où l’on n’a relevé qu’une insolite coquille, en page 244, pour le malheureux Roger Norrington, déjà souvent égratigné par la critique et ici renommé sous le patronyme de «Torrington»!).

jeudi 28 novembre 2019

« Jacques Offenbach, mode d’emploi » de Louis Bilodeau - Livre L’Avant-Scène Opéra


La revue de référence L’Avant-scène Opéra poursuit sa passionnante édition des «modes d’emploi» le plus souvent centrés sur un compositeur (voir notamment les précédents numéros dédiés à Janácek ou Puccini), cette fois consacré à la figure et surtout à l’oeuvre de Jacques Offenbach (1819-1880). Une nécessité, tant il peut être ardu de se retrouver parmi les plus de quatre-vingt-dix ouvrages lyriques composés par le «petit Mozart des Champs-Elysées» tout au long de sa carrière!

Docteur en littérature française et collaborateur régulier pour L’Avant-scène Opéra et Classica, Louis Bilodeau choisit de présenter les trente ouvrages «incontournables» d’Offenbach en des notices détaillées, à la manière de Piotr Kaminski dans son Mille et un opéras (Fayard), tout en y adjoignant une riche iconographie particulièrement bienvenue pour la lisibilité. En dehors des titres majeurs bien connus, d’Orphée aux enfers (1858) aux Contes d’Hoffmann (1881), Bilodeau a la bonne idée de mettre en lumière les ouvrages récemment redécouverts avec bonheur sur différentes scènes de l’Hexagone, tels que Les Fées du Rhin, Le Roi Carotte, Fantasio ou encore Madame Favart.

On est en revanche toujours aussi peu convaincu par l’apport des courtes notices biographiques dédiées aux interprètes (chanteurs et chefs d’orchestre), tout comme par le focus sur les mises en scène mythiques, là où des articles de synthèse nous en apprennent bien davantage. On félicitera en revanche une nouvelle fois la remarquable exhaustivité des discographies et vidéographies comparées (malgré des choix réduits pour la plupart des ouvrages), tout autant que la possibilité d’écouter les extraits disponibles sur l’application ASOpéra, offerts aux heureux détenteurs d’un smartphone.

mercredi 27 novembre 2019

« L’Annonce faite à Marie » de Marc Bleuse - Opéra de Toulouse - 23/11/2019


Ancien directeur des conservatoires de Paris (1984-1986), puis Toulouse (1992-2004), Marc Bleuse (né en 1937) s’est illustré épisodiquement en tant que compositeur, en un style proche de son ancien professeur André Jolivet. L’Opéra de Toulouse lui offre l’occasion de présenter son tout premier ouvrage lyrique en création mondiale, avec l’aide de l’ancien baryton Jean-François Gardeil pour le livret. Les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble en 2006 pour Masques, une pièce composée en guise de prélude au Didon et Enée de Purcell. Place cette fois à une adaptation de L’Annonce faite à Marie, d’une durée totale de 2 heures environ avec un entracte. On notera que la célèbre pièce de Paul Claudel a déjà inspiré d’autres compositeurs, dont Walter Braunfels en 1935 (une musique notamment enregistrée en 2014 par Ulf Schirmer, avec le concours de Janina Baechle, pour CPO), Renzo Rossellini (frère du cinéaste) en 1970, ou Camille Rocailleux, en une version mêlant théâtre et chant, présentée en 2014 par le metteur en scène Yves Beaunesne.

Le spectacle prend place dans le cadre de l’auditorium de Saint-Pierre-des-Cuisines, une des plus belles salles de concert toulousaines – à découvrir impérativement à l’occasion d’une visite de la ville rose. Rénovée en 1998 sans chercher à ajouter aucune fioriture, la pureté brute de l’ancienne église donne un cachet qui n’est pas sans rappeler le théâtre des Bouffes du Nord à Paris, autant par sa petite jauge (400 places) que sa proximité avec la scène. Pour autant, la réunion d’interprètes de premier plan, tels que les impeccables Quatuor Béla (Grand Prix de l’association Presse musicale internationale en 2015) ou de l’ensemble de cuivres anciens Les Sacqueboutiers, ne suffit pas à animer la soirée du souffle nécessaire à l’entreprise. La faute tout d’abord à un livret qui s’en tient trop aux péripéties du drame, oubliant par trop le verbe lyrique de Claudel. Mais c’est peut-être plus encore la musique qui déçoit par son flot continu et sans relief, mettant de côté la nécessaire caractérisation des différentes scènes – sans parler du refus de la mélodie et de la consonance, au service d’un langage bruitiste trop peu aventureux. En seconde partie, Bleuse surprend par ses fanfares néo-baroques avec Les Sacqueboutiers, avant de rapidement revenir à son langage premier: on aurait préféré que les deux influences s’entrechoquent afin d’éviter l’impression de collages disparates. Enfin, on notera le sous-emploi des percussions, pourtant très présentes en arrière-scène, comme du chœur féminin Antiphona.

Alors que l’ennui guette, le plateau vocal réuni pour l’occasion ne permet pas de se ressaisir, tant l’hétérogénéité des interprètes donne un goût d’inachevé. Pourquoi recourir à une chanteuse à la voix aussi frêle et monotone que Clémence Garcia, dans l’incarnation de Violaine? Il aurait fallu une interprète à même de donner davantage d’épaisseur à ce rôle de premier plan, notamment en première partie. A l’inverse, Sarah Laulan (Mara Vercors) déçoit à force d’outrance dans le jeu théâtral, alors que sa prestation vocale montre de belles choses, entre clarté de l’émission et beau timbre grave. Avec un timbre un peu fatigué, Lionel Sarrazin (Anne Vercors) met du temps à se chauffer, avant de peu à peu convaincre par son engagement, tandis que Philippe Estèphe (Jacques Hury) donne le plus satisfaction par son mélange d’aisance vocale et de justesse dramatique.

Enfin, avec peu de moyens, Jean-François Gardeil joue la carte de l’épure, donnant à voir davantage une mise en espace qu’une véritable mise en scène.

mardi 26 novembre 2019

« Dialogues des carmélites » de Francis Poulenc - Olivier Py - Opéra de Toulouse - 22/11/2019


Auréolée d’un succès publique et critique quasi-unanime, la production de Dialogues des Carmélites imaginée par Olivier Py fait halte à Toulouse avec des interprètes différents par rapport aux représentations données à la Monnaie à Bruxelles en 2017, puis au Théâtre des Champs-Elysées. Las, si l’on retrouve toutes les qualités de cette mise en scène inspirée, autour d’une épure stylisée et intemporelle, le spectacle est d’emblée plombé par le peu d’affinités de Jean-François Verdier avec la partition: son geste analytique et séquentiel fuit par trop l’émotion, sans jamais parvenir à lier les subtilités du discours musical à fleur de peau de Poulenc. C’est d’autant plus regrettable que l’Orchestre national du Capitole séduit tout du long par ses couleurs splendides, sans parvenir à faire oublier les maladresses de son chef – des passages verticaux souvent trop brusques aux parties plus apaisées qui manquent de relief. Pire encore, la direction semble délaisser le plateau, occasionnant de nombreux décalages avec les chanteurs, notamment Catherine Hunold – seule interprète de la soirée qui cherche à s’imposer face à cette direction décevante, avec ses qualités de phrasé toujours aussi investies au service du sens. Pour autant, la soprano française rencontre des difficultés dans l’émission fragile de l’aigu, avec un timbre trop peu charnu. Sa dernière prestation dans Sigurd de Reyer à Nancy le mois dernier avait été autrement plus convaincante en ce domaine – il est vrai dans un rôle très différent, où sa voix en pleine puissance était davantage sollicitée.

Anaïs Constans incarne une Blanche frustrante, tant ses qualités vocales réelles, entre opulence et aisance sur toute la tessiture, rencontrent un écueil interprétatif patent et uniformément caricatural: trop souvent réduite aux seuls forte, poussés à l’excès entre bruits et fureur, son interprétation oublie toute la fragilité et les doutes de ce rôle il est vrai complexe. Autre grosse déception de la soirée avec le positionnement de voix instable de Janina Baechle (Madame de Croissy), qui délie outre mesure les phrasés, au détriment de l’incarnation. Dans ce contexte, la scène de l’agonie n’émeut guère. Outre les bons seconds rôles féminins, Jodie Devos (Constance) donne beaucoup de satisfaction au niveau vocal, entre rondeur de l’émission et attention aux nuances, même s’il lui manque encore un rien de caractère pour s’imposer pleinement dans ses confrontations avec Blanche. Hormis quelques changements de registre abrupts dans les accélérations aiguës (au I surtout), Thomas Bettinger compose un Chevalier de la Force de bonne tenue, de même que le très engagé et vibrant Jean-François Lapointe (Marquis de la Force).


Face à ce plateau vocal inégal, le regard se tourne vers la mise en scène inspirée d’Olivier Py, qui trouve dans la sobriété des matériaux bruts des décors l’évocation de la piété rigoureuse du carmel tout autant qu’une intense poésie visuelle. On reste en effet plusieurs fois bluffé par le jeu sur la palette de couleurs réduite, les subtilités d’éclairage dans les interstices des panneaux de bois, tout autant que l’agencement des éléments de décors à vue. Que dire, aussi, de ces superbes tableaux humains élaborés avec trois fois rien, rappelant la fascination mystique constante dans laquelle baignent les religieuses (une idée déjà développée dans la production parisienne de Mathis le peintre d’Hindemith en 2010)? Autant de qualités qui justifient d’aller applaudir ce bel ouvrage, tout en espérant que les réserves exprimées plus haut s’améliorent au fil des représentations.

vendredi 15 novembre 2019

« Faust » de Charles Gounod - Christophe Rousset - Disque Glossa

Christophe Rousset
Vous croyez connaître le chef-d’œuvre de Gounod par cœur? Il n’en est rien! Les équipes du Palazzetto Bru Zane ont en effet eu la bonne idée de s’intéresser à la reconstruction de la version initiale de 1859, celle voulue par Gounod avant les coupures imposées lors de la création au Théâtre Lyrique. Le pari est risqué, tant les sources sont éparses, sans parler des parties manquantes (notamment l’air où Marguerite révèle l’infanticide), mais surprend par le recours au dialogues parlés qui enrichit l’ouvrage et transforme ses équilibres au profit des passages comiques. Certains personnages sacrifiés prennent ici davantage de consistance, tels Wagner (parfait Anas Séguin) et Dame Marthe (aux accents toujours trop outrés à notre goût), tandis que le choix de Christophe Rousset et de sa formation sur instruments d’époque convainc tout du long: c’est là l’atout majeur de ce disque, qui permet au chef français de donner davantage de relief et de vitalité, sans parler des couleurs révélées tout au long de la partition.

Autre surprise de taille, le recours à des voix inhabituelles, plus graves pour Véronique Gens (Marguerite) et à l’inverse plus aiguë pour Andrew Foster-Williams (Méphistophélès). Il faut un peu de temps pour s’habituer à ces changements qui donnent moins de noirceur au diable, au profit d’une agilité vocale bienvenue, là où Véronique Gens séduit par ses phrasés ensorcelants, toujours opportuns au niveau dramatique et d’une précision redoutable dans la diction. Benjamin Bernheim (Faust) n’est pas en reste dans ce dernier domaine, imposant sa voix large et sa pureté de timbre au service d’une belle expressivité. On pourra tout juste regretter quelques passages un rien trainant au début, où le ténor semble s’écouter. A ses côtés, le toujours excellent Jean-Sébastien Bou (Valentin) se distingue, tandis que Juliette Mars (Siébel) assure correctement sa partie, sans plus. On mentionnera encore la prestation superlative du Chœur de la Radio flamande, impeccable dans la prononciation du français – le tout dans une superbe captation. Une très belle publication.

jeudi 14 novembre 2019

« Funny Girl » de Jule Styne - Théâtre Marigny à Paris - 12/11/2019


Désormais directeur artistique du Théâtre Marigny, Jean-Luc Choplin poursuit avec bonheur son exploration du répertoire de la comédie musicale américaine, engagée en début d’année avec Guys and Dolls. On ne dira jamais assez combien la scène rénovée de Marigny et ses quelques mille places en rotonde offrent un rapport idéal avec la scène, à même de stimuler les artistes qui « sentent » ainsi parfaitement les réactions du public. Avec soixante représentations prévues d’ici la fin de l’année, le succès public devrait être au rendez-vous, tant ce petit bijou de rythme et de swing bénéficie de l’interprétation stylée de James McKeon, très investi dans la fosse.

Immense succès à sa création en 1964 (la même année qu’Un violon sur le toit de Jerry Bock, qui sera monté en décembre prochain à l’Opéra du Rhin), Funny Girl rend hommage à la figure de Fanny Brice, l’une des plus truculentes meneuses de revues burlesques, en vogue au début du XXe siècle à New York. Le spectacle raconte autant son amour immodéré pour l’énigmatique Nick Arnstein, rongé par le démon du jeu, que son irrésistible ascension artistique, prétexte à des scènes de revue parodiques et hilarantes. Les portraits savoureux de ses origines juives populaires, comme du milieu artistique qui s’entrechoque avec les déchirements personnels, apportent de nombreux traits d’humour bienvenus tout au long de la soirée, même si l’on pourra regretter la morale finale, qui reproche à l’héroïne son paternalisme étouffant. Mais n’est-ce pas plutôt son émancipation de la tutelle masculine que le livret lui reproche en filigrane?

Quoi qu’il en soit, la musique pétillante de Jule Styne (déjà auréolé de succès en 1959 avec Gypsy, un autre ouvrage inspiré d’une personnalité féminine haute en couleur), remplit son office par son humeur joyeuse, entre accents cabarets et rythmes qui swinguent. Le succès de Funny Girl ne doit-il pas tout autant à la créatrice indissociable du rôle-titre, Barbra Streisand, aussi impériale à Broadway qu’au cinéma, dans le film du même nom de 1968 avec Omar Sharif? La grande chanteuse américaine lança sa carrière avec ce rôle, prélude à cinquante ans de succès ininterrompus: difficile, dès lors, d’imaginer une autre que Streisand pour interpréter Fanny Brice! Jean-Luc Choplin a eu toutefois la bonne idée de recourir à l’étonnante Christina Bianco, chanteuse « phénomène », connue pour ses imitations vocales virtuoses, visibles sur internet en plusieurs vidéos virales.


La chanteuse américaine impose d’emblée sa gouaille ravageuse avec à-propos dans les dialogues parlés, tout en montrant une agilité rarement prise en défaut dans l’interprétation vocale, en une émission un rien trop nasale. On regrettera cependant que la mise en avant de ces prouesses techniques se fasse au détriment de la profondeur d’expression, surtout dans les passages dramatiques. Gageons que les prochaines représentations devraient lui permettre d’explorer davantage cette facette importante du rôle, à même de créer l’émotion nécessaire. A ses côtés, le solide mais un peu trop monolithique Ashley Day assure bien sa partie, sauf dans les passages colériques un peu outrés, tandis que Matthew Jeans, beau comme un cœur, se montre un rien trop tendre dans un rôle il est vrai complexe, celui de l’ami amoureux en secret de l’héroïne. Fort heureusement, il compense ces quelques faiblesses par des qualités de danseur bienvenues, notamment aux claquettes, de même que les seconds rôles dédiés à la revue, tous parfaits. On mentionnera encore les désopilantes Rachel Stanley (Mrs. Brice) et Shirley Jameson (Mrs. Strakosh), irrésistibles dans leurs joutes au franc-parler dévastateur.
Christina Bianco et Ashley Day
On retrouve Stephen Mear aux manettes de ce spectacle efficace, qui rend hommage à l’esprit cabaret de l’ouvrage en une scénographie astucieuse: les arceaux industriels, type Eiffel, servent ainsi autant à illustrer les turbulentes répétitions que les scènes de caractère, en un classicisme respectueux de l’ouvrage, mais peu aventureux. Pour autant, on se laisse séduire par la fantaisie des costumes, l’énergie des revues bien menées et les transitions sans temps morts. Un spectacle globalement réussi qui devrait s’affiner de représentations en représentations, à voir jusqu’au 5 janvier prochain.

mercredi 13 novembre 2019

« Into the Woods » de Stephen Sondheim - Opéra de Toulon - 09/11/2019


Quel bonheur de redécouvrir Into the Woods (1986), l’une des plus parfaites réussites de Stephen Sondheim, à l’occasion de la nouvelle production présentée en tournée à travers toute la France par l’association La Clef des chants! Peu de temps après la création française donnée en 2014 au Théâtre du Châtelet, c’est là l’occasion d’approfondir la connaissance de l’un des grands maîtres de la comédie musicale américaine. On ne sera pas surpris de voir se conclure ce périple à l’Opéra de Toulon, tant cette grande maison soutient depuis plusieurs années ce répertoire – notamment Sweeney Todd, du même Sondheim, déjà présenté en 2016 avec succès dans la préfecture du Var.

Into the Woods est la deuxième collaboration avec le génial librettiste James Lapine, après la réussite de l’évocation du peintre George Seurat dans la comédie musicale Sunday in the Park with George, couronnée par le prix Pulitzer en 1985. Les deux hommes s’attaquent cette fois à l’interprétation des contes de fées, dans la lignée de l’ouvrage fondateur de Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (1976), en élaborant un livret d’une audace folle, qui mélange plusieurs récits bien connus: Cendrillon, Raiponce, Jacques et le Haricot magique et Le Petit Chaperon rouge. S’il faut s’accrocher au rythme foisonnant du début, qui brouille les pistes à l’envi en faisant interagir les personnages d’histoires différentes, on s’habitue rapidement à ce puzzle aux enjeux passionnants. La référence à l’intrigante comptine Promenons-nous dans les bois permet de comprendre combien la forêt représente le creuset symbolique des peurs enfantines, parfois non résolues à l’âge adulte. C’est bien ce passage entre les deux âges auquel s’intéresse ce brillant livret, en s’adressant aux parents castrateurs, incapables d’affronter leur propres démons, tout en prenant le risque de transmettre ces freins à leurs enfants, au risque de leur briser les ailes

Sinan Bertrand et Dalia Constantin
La seconde partie de l’ouvrage surprend plus encore en réunissant les protagonistes face à la peur d’une menace diffuse, incarnée par une énigmatique géante, en forme de métaphore de nos manquements individuels (notamment les alibis que nous élaborons pour nous donner bonne conscience), mais également de notre lâcheté sociale. Dans ce foisonnement qui frise plusieurs fois l’absurde, on pense bien évidemment aux Géants de la montagne de Pirandello et à la peur du conflit guerrier sous-jacent, quand d’autres ont voulu voir une représentation de l’épidémie de sida, à laquelle chacun voudrait pouvoir échapper égoïstement sans se soucier de son voisin. Le livret donne une place à peu près égale à chacun des rôles, en un flot musical quasi continu, qui lorgne parfois vers la musique minimaliste avec ses scansions obsédantes, tout en faisant une place aux couleurs de l’orchestre. Samuel Sené conduit avec une belle maîtrise un excellent Orchestre de l’Opéra de Toulon, notamment les vents, seuls les cuivres ratant quelques rares attaques.

Olivier Bénézech se saisit avec maestria de ce maelstrom, proposant une scénographie de toute beauté (malgré un abus des fumigènes), à la fois moderne dans l’épure et variée dans ses différentes atmosphères – autour de costumes contemporains chics et colorés, notamment pour les rôles travestis. Les différents tableaux placés en fond de scène, dans un espace volontairement réduit, donnent logiquement à voir les personnages dans une situation d’étouffement, là où la représentation de la forêt envahit tout le plateau pour évoquer l’espace des possibles – bref le monde du dehors, inconnu et effrayant, qu’il faut nécessairement affronter pour quitter le nid douillet parental. Très dynamique, la direction d’acteur est l’un des must de ce spectacle, toujours passionnant dans les entrecroisements virtuoses entre les protagonistes.

Jérôme Pradon et Charlotte Ruby
Le plateau vocal réuni s’avère globalement satisfaisant, même s’il souffre d’un décalage entre les interprètes venus du théâtre et ceux plus aguerris avec les prouesses vocales. Ainsi du bouleversant Jérôme Pradon, qui impressionne par sa justesse et sa capacité à donner du sens à la moindre syllabe, compensant ainsi une émission peu charnue. On fera le même reproche à la voix fluette de Sinan Bertrand, son ancien collègue de la truculente comédie musicale Le Cabaret des hommes perdus en 2006, qui montre toutefois davantage d’agilité dans l’aigu. Avec le parfait Bastien Jacquemart, les trois hommes font toutefois partie des satisfactions de la soirée. Si Dalia Constantin est la plus à l’aise au niveau vocal, autour de phrasés veloutés, on aime moins le timbre nasillard et les problèmes de souffle de Charlotte Ruby.

On passera aussi sur la technique approximative de Grégory Garell, même s’il parvient à se montrer touchant dans ses fragilités, tandis que Jasmine Roy (Mrs. Baker) impose son timbre grave superbe, sans pouvoir faire oublier quelques décalages avec la fosse, en début de représentation. Si Scott Emerson fait valoir une énergie survitaminée, son accent prononcé réduit l’impact de son rôle de narrateur, alors qu’Alissa Landry compose une sorcière solide mais qui manque de noirceur, en raison de capacités dramatiques moindres par rapport à ses partenaires.

mardi 12 novembre 2019

« La Périchole » de Jacques Offenbach - Opéra d'Avignon - 08/11/2019


Indissociable de son célèbre festival de théâtre, la ville d’Avignon n’en oublie pas pour autant la musique, célébrée en différentes occasions: ainsi de l’hommage insolite réservé aux gloires locales sur les vitres du nouveau tramway, de Mireille Mathieu à Olivier Messiaen, tous deux natifs de la cité des Papes, ou de la nomination de la Brésilienne Debora Waldman à la tête de l’Orchestre régional Avignon-Provence. L’ancienne assistante de Kurt Masur à l’Orchestre national de France sera ainsi la première femme à diriger une formation régionale, dès septembre 2020. En attendant, on retrouve le premier chef invité Samuel Jean pour conduire la nouvelle production de La Périchole d’Offenbach, donnée dans sa version finale de 1874. Le chef français donne le meilleur de ses troupes en un geste allégé, vif et élégant, toujours au service de l’action dramatique. Il n’est pas pour rien dans la réussite globale de cette soirée lyrique.

Il faut dire que le plateau vocal réuni par Avignon donne également beaucoup de satisfaction en faisant confiance à la jeunesse pour les deux rôles principaux, nous faisant découvrir deux jeunes talents très investis dans leurs prises de rôle respectives.
Ayant accepté de maintenir sa participation malgré une bronchite/trachéite, Marie Karall se montre d’abord un rien timide avant d’endosser le costume de la Périchole avec un aplomb plus affirmé, faisant valoir son émission ronde et veloutée, sans parler de son timbre superbe dans les graves lorsque la voix est bien posée. Elle est un peu plus en retrait dans les passages parlés, en raison de qualités théâtrales plus limitées par rapport à ses partenaires, ou dans les ensembles, du fait d’une voix insuffisamment projetée dans le medium et les piani. On reste en revanche bluffé par la prestation d’acteur de Pierre Derhet (Piquillo), qui semble prendre un plaisir évident à la scène, tout en affirmant des qualités vocales confondantes d’aisance, entre diction toujours précise, agilité et éloquence. Il ne lui manque peut-être qu’un rien de puissance, mais son emploi dans ce répertoire ou dans le bel canto, devrait faire le bonheur de toutes les maisons d’opéra prêtes à faire confiance à ce jeune Belge, lauréat de l’Académie de chanteurs du Théâtre Royal de la Monnaie en 2016.
Marie Karall et Pierre Derhet
Quel plaisir, aussi, de retrouver le truculent Philippe Ermelier (Ribeira), dont les qualités comiques ne sont plus à démontrer, tandis que ses deux acolytes, Ugo Rabec (Hinoyosa) et Enguerrand de Hys (Panatellas), se distinguent dans l’outrance et le ridicule, provoquant les rires du public par leur à-propos millimétré. La distribution n’affiche aucune faiblesse dans tous les autres nombreux seconds rôles, faisant de la soirée une fête vocale justement applaudie en fin de représentation, même si l’on notera quelques décalages dans les chœurs, toujours agaçants s’agissant d’un ouvrage chanté en français.

Plus connu en tant que scénographe depuis plusieurs années, Eric Chevalier endosse ici plusieurs casquettes et s’illustre avec des décors projetés en vidéo sur de simples panneaux blancs, au détriment des éclairages, assez rudimentaires. Fort heureusement, cette proposition efficace cherche avant tout à donner la primeur à une direction d’acteur dynamique et bien incarnée, où le comique reste central, notamment le jeu sur les portraits du monarque. Chevalier s’appuie aussi judicieusement sur les superbes costumes d’époque, qui s’attachent à caractériser finement chaque personnage. Comme à l’habitude dans ce répertoire, les dialogues modernisés font place à quelques réparties anachroniques savoureuses, de l’évocation de la Reine des neiges à Depardieu, en passant par Patrick Balkany – et ce sans jamais ralentir le rythme de l’action. Enfin, l’ajout des scènes mimées par Jean-Claude Calon pendant les interludes orchestraux sonne comme une trouvaille d’abord intrigante, avant de s’établir en fil rouge, à la manière des aventures désopilantes de l’écureuil du dessin animé L’Age de glace.

Après cette belle réussite, l’Opéra d’Avignon proposera une très attendue Flûte enchantée en fin d’année, réunissant Hervé Niquet à la baguette autour de Florie Valiquette, Chantal Santon Jeffery et Mathias Vidal. A ne pas manquer!

mercredi 6 novembre 2019

« Ercole amante » de Francesco Cavalli - Opéra Comique - 04/11/2019


Quel chemin parcouru par Raphaël Pichon (né en 1984) depuis la création de l’ensemble Pygmalion en 2006! On connaît l’histoire: alors qu’il est encore étudiant en chant et direction au Conservatoire de Paris, le jeune homme poursuit concomitamment une carrière de contre-ténor avant d’embrasser peu à peu la seule carrière de chef, principalement dédiée au répertoire baroque. Qui pouvait alors croire qu’un chanteur débutant de 22 ans, applaudi dans l’Ercole amante monté par Gabriel Garrido en 2006 à Ambronay et Paris, obtiendrait quelques années plus tard l’un de ses plus beaux triomphes avec le même ouvrage, cette fois dans la fosse?

Si l’on doit à l’Opéra-Comique (avec les opéras de Versailles et Bordeaux, coproducteurs du spectacle) une réunion de talents aussi exceptionnelle de nos jours, du plateau vocal proche de la perfection à la proposition scénique judicieuse jusque dans ses moindres audaces farfelues, il ne faut pas se tromper sur l’apport décisif de Pichon dans ce projet: on n’aura ainsi rarement entendu le répertoire vénitien s’exprimer avec une aisance et un naturel qui semblent couler de source, en un son plein et généreux qui emporte tout du long. Quel plaisir, aussi, de s’imprégner de cette vitalité alternant entre comique et tragique, qui s’appuie sur de vifs tempi dans les passages rythmiques en contraste avec les parties apaisées, plus nuancées et sensibles – notamment les fins de phrasés ductiles. Enfin, la mise en valeur des moindres couleurs de l’orchestration trouve une expressivité bienvenue dans les nombreuses scènes de caractère, de l’irrésistible chœur des songes et du sommeil, à la tempête marine ou aux évocations de l’enfer. Dans cette cascade d’événements rocambolesques, Pichon n’en oublie pas de faire ressortir les quelques moments d’inspiration poétique et délicate, telle que l’imploration de l’épouse délaissée Déjanire au II, interprétée avec grande classe par Giuseppina Bridelli.

Giuseppina Bridelli et Krystian Adam
La mezzo-soprano italienne obtient une ovation méritée pour son chant à l’émission veloutée, toujours au service du sens. Avec ses phrasés d’un raffinement inouï et bien soutenus par des graves affirmés, Nahuel Di Pierro (Hercule) ne le lui cède que de peu dans ce concert de louanges, seulement gêné par un timbre légèrement voilé en début de soirée, qui s’éclaircit peu à peu pour donner la pleine mesure de son engagement. A ses côtés, Francesca Aspromonte (Iole) convainc une nouvelle fois par sa justesse dramatique et sa perfection technique, en spécialiste reconnue de ce répertoire (voir notamment ses prestations versaillaises dans Erismena en 2017 et Il Giasone en 2018), tandis qu’Anna Bonitatibus impose sa force de caractère en composant une vibrante Junon – à laquelle il ne manque toutefois qu’une tessiture plus élargie dans l’aigu pour éviter quelques faussetés dans les passages ardus. Tous les seconds rôles sont admirablement distribués, du chant généreux de Krystian Adam (Hyllus) à l’impact sonore de Luca Tittoto (Neptune, Eutyre). Enfin, Ray Chenez explore les subtilités comiques de son rôle de Page avec beaucoup de malice, hormis en quelques accélérations plus ardues au niveau vocal, bien épaulé par un Dominique Visse (Lychas) à l’aisance scénique toujours aussi juste, rattrapant quelque peu l’inévitable usure vocale, surtout dommageable dans les ensembles.

Le Chœur Pygmalion, aux individualités dignes des solistes réunis, offre un autre motif de satisfaction, à juste titre vivement applaudi en fin de soirée, de même que la mise en scène confiée à Valérie Lesort et Christian Hecq. C’est là le deuxième succès d’affilée pour cette équipe dont les débuts lyriques en 2018 à l’Opéra-Comique, avec Le Domino noir de Auber, leur avait valu de remporter le Grand Prix du Syndicat de la critique. On retrouve toute l’imagination délirante de ces artistes plasticiens en une multitude de surprises visuelles, à même de différencier chaque scène, tout en rendant hommage à la richesse et à la diversité de la machinerie baroque. Le soin apporté aux costumes, tout comme aux éléments de décors fantaisistes, souvent inspirés du monde animal et végétal, achèvent de convaincre de la nécessité de courir applaudir ce spectacle en tout point réussi.

dimanche 3 novembre 2019

« La Redoutable veuve Mozart » d'Isabelle Duquesnoy - Editions de La Martinière


Diplômée en histoire et restauration du patrimoine, Isabelle Duquesnoy (née en 1960) s’illustre depuis le début des années 2000 en tant qu’écrivain, faisant notamment valoir ses dix ans d’appartenance à la franc-maçonnerie dans un ouvrage paru en 2013, Franc-maçonne (Editions du Moment). C’est très certainement cette particularité qui l’a conduite à s’intéresser à l’un des plus célèbres membres de cette société en la personne de Mozart, et par ricochet à sa femme Constanze Weber (1762-1842), dont la personnalité haute en couleur ne peut manquer de fasciner. Isabelle Duquesnoy a déjà consacré deux ouvrages à cette femme complexe, Les Confessions de Constanze Mozart (Plon, 2003-2005) et Constance, fiancée de Mozart (Gallimard Jeunesse, 2009), fruits de nombreuses recherches autodidactes en lien avec le Mozarteum de Salzbourg (qui n’a pas hésité à recommander ces romans en une préface élogieuse). Duquesnoy s’intéresse cette fois aux cinquante dernières années de la vie de la veuve Mozart, moquée comme une «vieille harpie radoteuse» par ses ennemis, alors qu’elle est toute occupée à magnifier l’héritage musical de son défunt mari, en femme d’affaires avisée.

L’auteure a la bonne idée de centrer l’ouvrage sur la rivalité instaurée entre les deux fils Mozart par leur propre mère, dont l’un des objectifs est de faire de l’un ou l’autre un musicien aussi illustre que Wolfgang. S’il faut un peu de temps pour s’habituer au style du roman historique, qui imagine une longue confession de Constanze adressée à son fils aîné, d’abord sous-estimé, on se laisse vite embarquer par la verve du récit, toujours accessible et truculent. Isabelle Duquesnoy n’a pas son pareil pour s’intéresser aux moindres détails de la vie quotidienne, tout en faisant revivre l’époque et ses gloires, de Haydn à Salieri, en passant par Beethoven, égratigné pour son mauvais caractère et sa misanthropie, sans parler des rencontres inattendues avec Casanova ou Fabre d’Eglantine. La grande force de cet ouvrage est sans doute de parvenir à s’adresser à tous, sans pour autant lâcher en cours de route les plus érudits, tant les multiples anecdotes s’insèrent habilement dans le récit et dynamitent de nombreux clichés, de la bonne Nannerl à son énigmatique second mari et premier biographe de Mozart, le Danois Georg Nikolaus von Nissen.

vendredi 1 novembre 2019

Concert de l'Orchestre national de France - Cornelius Meister - Maison de la Radio - 31/10/2018

Cornelius Meister
Plus jeune directeur musical d’Allemagne au moment de sa nomination à Heidelberg en 2005, Cornelius Meister (né en 1980), comme beaucoup de chefs, semble ignorer la redécouverte des versions primitives des symphonies de Bruckner engagée par Eliahu Inbal (voir le coffret intégral enregistré entre 1982 et 1991 et paru chez Teldec). Si le chef israélien continue de défendre les audaces de la version originelle de la Troisième Symphonie (1873), notamment à Paris, à l’instar de Yannick Nézet-Séguin avec l’Orchestre Métropolitain ou la Staatskapelle de Dresde, la plupart des autres chefs alternent entre la version intermédiaire de 1877 (raccourcie dans tous ses mouvements, hormis l’ajout d’une coda au troisième) ou l’ultime remords de 1889, qui amputa plus encore l’ouvrage. Choisie par Cornelius Meister, cette dernière version d’une heure environ gagne en efficacité par rapport à 1873 ce qu’elle perd en équilibre et en modernité: de nombreux passages «nébuleux» sont supprimés au profit d’un agencement plus lisse. Le finale, dans cette mouture, apparaît comme le point faible de la symphonie.

D’emblée, Meister impose une concentration, autant à ses troupes qu’au public, en marquant une pause prolongée, immobile et imperturbable, avant de débuter la symphonie, sans l’aide de la partition devant lui. Il en sera de même entre chaque mouvement, comme un cérémonial indispensable pour pénétrer les mystères insondables de Bruckner. La mise en place d’une précision chirurgicale impressionne tout autant, permettant de distinguer chaque opposition de pupitres, sans qu’aucun ne cherche à prendre le pouvoir sur les autres: les phrasés harmonieux obtenus donnent ainsi une impression de douceur assez inhabituelle dans ce répertoire, en un climat vaporeux et envoûtant, sans attaques sèches. Les tempi assez modérés ne sont jamais traînants, tant le chef allemand porte un soin particulier aux transitions, tout en respectant chaque silence. Seuls quelques décalages entre contrebasses et trompette solo, peu avant la conclusion du premier mouvement, viennent ternir cette superbe prestation – rappelant combien les années ont passé depuis les mémorables concerts donnés par l’Orchestre national de France et Kurt Masur dans ce répertoire (voir notamment cette Troisième Symphonie en 2008).


L’Adagio permet de se délecter d’un art des crescendi toujours aussi bien délié dans la construction, sans pathos, mais s’étiole peu à peu en certains passages trop flottants. On note aussi un cafouillage dans les premiers violons, lorsque les interventions subdivisées du pupitre donnent à entendre des sonorités inégales, loin de la perfection en ce domaine de la soliste Sarah Nemtanu. Le tempo s’accélère avec le début du Scherzo, aux accents cinglants dans les passages cuivrés, admirablement contrastés avec l’élégance des parties dansantes, en un travail notable sur les couleurs. Le Finale débute sous les mêmes hospices, entre phrasés enchaînés très vite et excellence des pupitres – les trombones notamment. L’impression d’ensemble privilégie la fluidité, au service d’une interprétation équilibrée entre musique pure et émotion – même si on aimerait que le pathos soit un tout peu plus présent tout du long.

C’est précisément cet état d’esprit qui avait régné en première partie, Cornelius Meister nous donnant à entendre la rare ouverture de l’opéra Les Joyeuses commères de Windsor (1849) de Nicolai, contemporain de Mendelssohn trop tôt disparu à seulement 39 ans. On reconnaît la curiosité de Meister pour faire vivre un répertoire riche de sa diversité, comme l’avaient prouvé ses débuts parisiens en 2014 avec l’Orchestre de Paris, donnant à découvrir la musique de Heinrich Marschner (1795-1961) notamment. Avec Nicolai, l’introduction lente entame les débats avec douceur, avant de mêler les emprunts mendelssohniens piquants aux vents avec une légèreté bienvenue: la rupture n’en est que plus saisissante dans les parties verticales, appuyées ici en un élan haut en couleur digne d’Offenbach dans les scansions conclusives aux cuivres. On gagne toutefois en raffinement ce que l’on perd en expression mélodique.

 

Cette impression est confirmée dès les premières attaques viriles du Premier Concerto pour piano (1830) de Mendelssohn, une œuvre de jeunesse tour à tour virtuose et élégante (surtout dans le très beau mouvement lent). Premier prix du Concours Reine Elisabeth en 2010, Denis Kozhukin démontre d’emblée une maîtrise technique jamais prise en défaut, imposant un rythme endiablé en des accents félins. Pour autant, le Russe n’oublie jamais de distinguer d’infimes subtilités dans l’expression des nuances, qui rend son interprétation passionnante de bout en bout. Cette conception reçoit un parfait accord dans les accompagnements déterminés de l’orchestre, qui sait s’apaiser dans les délicatesses de l’Andante afin d’offrir un tapis soyeux du plus bel effet. Superbe de sensibilité intériorisée, Kozhukin impressionne par l’élévation de son inspiration, même s’il ne peut faire oublier les faiblesses du Finale. Le Russe conclut sa prestation par un très beau bis logiquement choisi parmi les Romances sans paroles de Mendelssohn.