dimanche 30 avril 2023

« La Nonne sanglante » de Charles Gounod - Julien Ostini - Opéra de Saint-Etienne - 30/04/2023

Cinq ans avant le triomphe de Faust en 1859, La Nonne sanglante, pourtant plombée par un livret indigent, montre un Charles Gounod déjà au fait de son inspiration, portée par une veine mélodique inépuisable. Une rareté exhumée à Saint-Étienne (après l’Opéra Comique en 2018), et transposée ici chez les Esquimaux.

Transposer l’action de La Nonne sanglante parmi la civilisation des Esquimaux ? Et pourquoi pas, après tout, puisque le livret du deuxième opéra de Gounod ne passionne guère, tant l’action y est inexistante. En choisissant une mise en scène essentiellement visuelle, aux splendides costumes traditionnels baignés d’éclairages évocateurs, Julien Ostini choisit de nous confronter au monde des glaces, symbole des rudesses sentimentales ici à l’œuvre : la vengeance de la Nonne nous fait ainsi voyager entre scénographie exotique et chorégraphies volontiers tribales, pendant qu’une pluie de confettis rouges envahit le sol pour figurer les meurtres anciens et à venir.

On regrette toutefois que les costumes ne permettent de différencier davantage les deux familles concurrentes réunies par le mariage, à même de mieux faire saisir les enjeux en présence. Quoi qu’il en soit, autant la séduction visuelle que la musique de Gounod, aux chœurs variés et nombreux (impeccable Chœur lyrique Saint-Étienne Loire) donnent beaucoup de plaisir tout du long. 


L’Opéra de Saint-Étienne est aussi parvenu à réunir une distribution épatante, même si Florian Laconi (Rodolphe) ne peut tout à fait faire oublier la classe vocale de Michael Spyres, entendu au Comique dans l’écrasant rôle principal. Doté d’une présence scénique ardente, le chanteur français fait valoir son expérience pour endosser les difficultés de l’émission en puissance, même si le suraigu sollicite trop le vibrato. Les parties plus mesurées le voient plus à son aise, du fait de son solide métier.

On aime aussi le chant noble et altier de Jérôme Boutillier (Le Comte Luddorf), moins convaincant dans la fureur au début, tandis que Thomas Dear (Pierre l’Ermite) fait encore valoir ses phrasés d’une précision millimétrée, en phase avec le sérieux attendu pour son rôle. On aime aussi l’insolence lumineuse de Jeanne Crousaud (Arthur), tandis qu’Erminie Blondel (Agnès) et Marie Gautrot (La Nonne) impressionnent par leur technique et leur engagement sans faille.

Autour de ce plateau vocal réjouissant, la direction de Paul-Emmanuel Thomas apparaît parfois trop doucereuse, mais se délecte des moindres inflexions musicales en allégeant subtilement les textures, au bénéfice d’une ligne claire et aérienne. Un travail probe et précis, qui donne beaucoup de tenue à cette exhumation lyrique, porté par un Opéra de Saint-Étienne décidément très audacieux en matière de programmation, après nous avoir régalé du rarissime Andromaque de Grétry, en début d’année.

On espère que les incertitudes économiques nationales et internationales, rappelées par les choristes en grève au début du spectacle, ne viendront pas mettre à mal le travail remarquable mené à Saint-Étienne dans le domaine lyrique.

samedi 29 avril 2023

« Kátia Kabanová » de Leos Janácek - Barbara Wysocka - Opéra de Lyon - 28/04/2023

Les coïncidences font parfois bien les choses : à seulement un mois d’intervalle, le public lyonnais a pu découvrir aux Célestins la rarissime pièce L’Orage (1859) d’Alexandre Ostrovski (en tournée dans toute la France dans la mise en scène de Denis Podalydès), avant de pouvoir apprécier son adaptation lyrique, sous le titre de Kátia Kabanová (1921) : de quoi évaluer le drame de Leos Janácek sous un regard neuf, tant l’action a été recentrée sur les souffrances de l’héroïne, en supprimant toute une galerie de personnages secondaires savoureux, tout en préservant le message de désespérance d’une société crispée et désenchantée, annonçant déjà Tchekhov. Janácek, lui‑même empêtré dans un amour sans issue avec une femme mariée, se passionne pour cette histoire avec une résonance brûlante, qui transparaît dans sa musique, frémissante et mouvante, à la sensualité sous‑jacente.

Ancienne assistante à Paris de Mikko Franck, Elena Schwarz se saisit des différentes humeurs du drame en faisant ressortir une myriade de détails et de couleurs, en étageant les interventions des différents pupitres avec beaucoup de sensibilité. Il est dommage que ses variations de tempo, entre ralentissements excessifs dans les passages apaisés et accélérations dantesques dans les parties plus enlevées, ne viennent parfois nuire à la conduite narrative, apportant aussi quelques décalages avec le plateau, par endroit. Rien de rédhibitoire toutefois, d’autant plus que le plateau vocal se montre d’un haut niveau, jusque dans les moindres seconds rôles.


Déjà acclamée dans le rôle‑titre l’automne dernier à Genève, Corinne Winters poursuit son irrésistible ascension, à force de facilité d’articulation et de puissance dévastatrice. A Lyon, l’acoustique plus directe au parterre nécessiterait peut‑être, ici et là, des nuances plus fines pour mieux saisir les errances de l’héroïne, notamment en dernière partie, où les pianissimi sonnent trop forts. On pourrait faire le même reproche au tonitruant Benjamin Hulett, même si l’on finit par rendre les armes face à la sincérité de son engagement, sans parler de sa technique sans faille. On lui préfère toutefois le timbre d’une rayonnante jeunesse d’Adam Smith, aux couleurs plus différenciées, malgré une puissance moindre en comparaison. En matière de mordant et d’intentions, Natscha Petrinsky donne à son rôle vénéneux une teinture admirablement cuivrée – autant de qualités qui manquent au chant parfait, mais trop propre d’Ena Pongrac (Varvara), là où le superlatif Willard White donne encore une leçon de classe vocale dans son bref rôle de Dikój. On aime aussi le très expressif Tikhon d’Oliver Johnston, bouleversant dans son rôle de mari falot, brisé par sa mère castratrice.

Corinne Winters

La déception de la soirée vient de la mise en scène peu imaginative de Barbara Wysocka, qui fait là ses débuts en France. La Polonaise, à l’instar de Christoph Marthaler à Garnier (voir la dernière reprise de ce spectacle en 2011), installe tout son petit monde dans l’espace unique et étouffant d’un HLM sordide, où l’horizon semble bouché pour tous les protagonistes. Autour de saynètes qui enrichissent l’action lors des interludes symphoniques, la mise en scène annonce à plusieurs reprises les velléités de suicide de l’héroïne, comme seule échappatoire possible. Trop discret en première partie, ce travail s’anime quelque peu ensuite, en mettant en avant les éléments (l’eau, surtout, comme symbole d’une purification morale apportée par l’orage). Pas de quoi, toutefois, convaincre sur la totalité de la durée du spectacle.

D’ores et déjà annoncée, la nouvelle saison de l’Opéra de Lyon s’annonce encore une fois passionnante, en poursuivant l’exploration du legs lyrique de Janácek, avec L’Affaire Makropoulos, tout en donnant une place remarquée aux spectaculaires La Femme sans ombre de Strauss et La Fille du Far West de Puccini. Parmi les reprises, on note le retour attendu des délicieux Barbe‑Bleue d’Offenbach (production créée en 2019) et Brundibár de Hans Krása (production créée en 2016). De quoi maintenir le haut de niveau de qualité de l’institution lyrique lyonnaise, aux côtés de Strasbourg et Toulouse, en région.

jeudi 27 avril 2023

« Vingt et une compositrices françaises » - Disque Palazzetto Bru Zane

 

C’est peu dire que le Palazzetto Bru Zane (PBZ) crée l’évènement en ce début d’année en consacrant un coffret de plus dix heures de musique entièrement dédié aux compositrices du « grand XIXe siècle », de Louise Farrenc à Nadia Boulanger – le PBZ ayant l’habitude de déborder, ce dont on ne se plaint pas, de la stricte promotion du répertoire de l’ère romantique. Pas moins de vingt et une compositrices à découvrir ou redécouvrir pour accompagner Marie Jaëll (1846‑1925), qui avait déjà eu l’honneur en 2016 d’un portrait entièrement dédié à sa musique. Le legs de l’Alsacienne est à nouveau sollicité autour de nouveaux enregistrements, puisant autant dans ses mélodies, sa musique de chambre ou symphonique – cette dernière rappelant les fulgurances franckistes en un sens mélodique affirmé, autant qu’une maîtrise éloquente de la forme. La splendide Symphonie en ut dièse mineur de Charlotte Sohy (1887‑1955) puise aux mêmes sources, mais fascine plus encore par la gravité de son inspiration, aux effluves mystérieux et chatoyants. De quoi nous éloigner de l’image d’Epinal de compositrices plus à l’aise dans les seules petites formes.

Ce serait évidemment méconnaître le tempérament volcanique d’Augusta Holmès (1847‑1903), qui n’a pas à rougir de son admiration pour Wagner, modèle assumé de ses élégiaques Contes divins et de son plus inégal Andromède. Un autre grand nom se dégage, bien connu depuis plusieurs années déjà, avec la figure de Mel Bonis (1858‑1937), dont la palette debussyste impressionne à force de raffinement et d’esprit, et ce dans tous les domaines. On ne présente plus Louise Farrenc (1804‑1875), dont l’élan beethovenien bénéficie de la grâce aérienne de David Reiland, chef le plus inspiré du coffret, avec Leo Hussain. Si la musique de Lili Boulanger (1893‑1918) s’installe à juste titre au répertoire de la plupart des grands orchestres, dans le monde entier, celle de sa sœur Nadia reste à mieux connaître, notamment la majestueuse cantate La Sirène (1908).

Le coffret peut dérouter dans un premier temps par son refus assumé de classer les différents morceaux entre eux, mélangeant les époques et les styles de musique : on se fait peu à peu à ce parti pris qui brise les repères pour inviter au lâcher prise, permettant de quitter alternativement le brio symphonique pour embrasser l’art délicat de la mélodie, souvent interprété par un Cyrille Dubois toujours idéal dans ce répertoire, tandis que les œuvres de musique de chambre ravissent tout autant par leur diversité et leur inventivité. Outre la qualité superlative des prises de son, on se réjouit de retrouver la fine fleur des meilleurs interprètes du moment, qui ne sacrifie jamais le style à la ferveur. Assurément un grand Must à chérir pour longtemps !

mercredi 12 avril 2023

« Adriana Lecouvreur » de Francesco Cilea - Opéra royal de Wallonie à Liège - 11/04/2023

Si l’opéra italien se taille la part du lion dans la programmation liégeoise, de Rossini à Puccini, les occasions d’entendre les petits maîtres du vérisme sont plus rares, à l’instar du méconnu Mese Mariano (1910) de Giordano, découvert l’an passé. On comprend dès lors pourquoi le public est venu en nombre pour fêter le chef d’œuvre de Francesco Cilea (1866-1950), qui n’avait plus été donné à Liège depuis 33 ans ! Un évènement, même si cette nouvelle production ne comble pas toutes les attentes, loin s’en faut, malgré le plaisir d’entendre une musique d’une inventivité toujours renouvelée au niveau mélodique, à même d’embrasser les soubresauts du mélodrame.

Une fois n’est pas coutume à Liège, c’est principalement au niveau de la distribution des rôles principaux, il est vrai redoutables de virtuosité, que l’on reste sur sa faim. Ainsi de la tonitruante Adriana d’Elena Moşuc, ancienne colorature plus à l’aise dans le répertoire du bel canto, dont le vibrato envahissant fatigue sur la durée, sans parler des sauts de registre catapultés dans l’aigu, sans agilité de transition. Si le timbre reste agréable quand l’émission est bien positionnée en pleine voix, les qualités d’actrice déçoivent aussi, à force de poses artificielles, entre mains levées au ciel ou regards outrageusement exagérés. On lui préfère la ténébreuse Princesse d’Anna Maria Chiuri, aux graves irrésistibles de noirceur et d’intention dramatique dans les ariosos, mais qui ne peut tout à fait affronter les difficultés vocales nombreuses, faute d’un médium plus riche de projection. Très inégal, Luciano Ganci (Maurizio) souffre d’une émission étroite, qui le conduit à adopter un chant en force pour affronter les aigus, tout en perdant souvent en substance. A l’instar d’Elena Moşuc, le timbre souverain parvient à s’épanouir d’une vitalité ardente dans les parties apaisées, plus réussies en comparaison. A ses côtés, Mario Cassi (Michonnet) assure l’essentiel par ses phrasés équilibrés et bien posés, faisant quelque peu oublier une coloration trop terne, tandis que Pierre Derhet se distingue dans le petit rôle de l’abbé, à force de truculence et d’impact vocal millimétré.

A la tête d’un excellent Orchestre de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, aux cordes admirables et soyeuses, Christopher Franklin souffle le chaud et le froid pendant toute la soirée par ses tempi endiablés, refusant l’effusion comme le récit narratif. Pire, le chef américain s’emporte dans les scènes verticales en faisant tonner cuivres et percussions au détriment des chanteurs, balayés par le tourbillon sonore. La dernière partie de soirée, plus mesurée, le montre enfin plus à son aise. Sur le plateau, la splendide scénographie de Virgile Koering souligne l’effervescence haute en couleurs des coulisses d’un théâtre, où tous les personnages s’agitent pour préparer le spectacle, rappelant le joyeux charivari du film Les Enfants du paradis (1945) de Marcel Carné. La transposition de l’action dans les années 1920 reste ensuite assez sage, en s’appuyant principalement sur une réalisation visuelle minutieuse, notamment une évocation des costumes fantasques et constructivistes du Ballet triadique (1922) de Paul Hindemith. Un travail appliqué, mais qui manque d’audace sur la totalité des 3 heures de spectacle.

mardi 11 avril 2023

« Cabaret » de John Kander - Gil Mehmert - Opéra de Dortmund - 10/04/2023

 

Les années 1950-1960 ont vu plusieurs comédies musicales américaines aborder un sujet aussi sensible et douloureux que l’avènement du nazisme, rencontrant plusieurs succès durables, tels que La Mélodie du bonheur (1959) ou Cabaret (1966, d’après les écrits de Christopher Isherwood). Des ouvrages encore d’une brulante actualité, malheureusement, tant les démocraties vacillent face aux tentations du repli sur soi et de l’affirmation identitaire : de quoi oublier le « plus jamais ça » professé par les survivants de l’après‑guerre, convaincus de la nécessaire concorde entre les peuples. On comprend ainsi pourquoi l’ouvrage composé par John Kander (également auteur de Chicago) ne cesse d’être monté dans le monde entier, afin de rappeler ces présages funestes. La musique survitaminée est toujours accessible par sa coloration d’influences jazzy et populaires, incluant un omniprésent accordéon ou une clarinette aux accents juifs ashkénazes.

Assister à ce spectacle en allemand donne un relief d’autant plus percutant que l’on perçoit le durcissement progressif de la langue, qui claque comme une mitraillette pour embrasser les raideurs de l’autoritarisme, à l’instar d’un ultime « Gute Nacht » en fin de représentation. Mais que dire, lorsqu’on découvre à l’entracte que l’Opéra de Dortmund a été construit sur les ruines de l’ancienne Synagogue, brûlée par les nazis en 1938 ? Une opportune exposition photographique, visible dans le hall du bâtiment, rappelle cette coïncidence troublante, avant que le spectacle ne reprenne, plus sombre que jamais face aux menaces grandissantes des nazis. Si la mise en scène de Gil Mehmert peine à capter l’émotion de cette dernière partie plus désenchantée, celle de la vie insouciante de la pension de Mme Schneider convainc davantage au début, tout comme l’exubérance des shows du Kit Kat Club. L’exiguïté des différentes chambres, toutes réunies sur l’une des facettes de l’imposante structure en métal qui tient lieu de décor unique, fait rapidement place aux scènes délurées du cabaret, grâce au plateau tournant : cette scénographie spectaculaire impressionne par ses changements rapides d’atmosphères, permettant l’alternance voulue par le livret entre scènes intimistes et plus sauvages – même si Mehmert ne fait pas dans la dentelle pour figurer la liberté de mœurs du Berlin des années 1930, à force de chorégraphies toutes plus déhanchées les unes que les autres.

Ce traitement haut en couleur est surtout préjudiciable au rôle de Sally Bowles, interprété par une Bettina Mönch qui surjoue la virilité (une allusion aux penchants d’Isherwood, peu porté sur la gent féminine ?), en roulant les « r » à l’excès pour en imposer à son partenaire. C’est d’autant plus regrettable que les parties chantées la montrent davantage à son aise, bien aidée par des moyens opulents. On lui préfère toutefois le plus subtil Clifford de Jörn‑Felix Alt, très à l’aise dans les clairs‑obscurs de son rôle, ou le superlatif maître de cérémonie de Rob Pelzer, au débit étourdissant d’esprit et d’assurance. Plus émouvants dans l’interprétation théâtrale que vocale, Angelika Milster (Fräulein Schneider) et Tom Zahner (Herr Schultz) complètent cette distribution de belle tenue, applaudie par un public dithyrambique en fin de soirée, manifestement conquis par l’énergie communicative déployée sur le plateau, à défaut d’émotion.

lundi 10 avril 2023

« Le Tsar se fait photographier » de Kurt Weill et « La Femme avisée » de Carl Orff - Keith Warner - Opéra de Francfort - 09/04/2023

Honoré du prix de « meilleur opéra » l’an passé par le magazine allemand Opernwelt, l’Opéra de Francfort poursuit son engagement en faveur d’une programmation diversifiée, en s’intéressant à nouveau à la génération sacrifiée de l’entre‑deux‑guerres, après Krenek en 2019.

Réunir les musiques de Kurt Weill (1900‑1950) et Carl Orff (1895‑1982) est pour le moins audacieux, tant leurs esthétiques appartiennent à des courants différents, expressionniste pour le premier et néoclassique et archaïsant pour le second. Ces deux ouvrages d’environ une heure sont habituellement donnés en « couplage naturel » avec un autre de leur auteur, d’une part Le Protagoniste (première des trois collaborations de Weill avec le librettiste Georg Kaiser) et, d’autre part, La Lune (également inspiré d’un conte de Grimm).

Avec Le Tsar se fait photographier (1928), Kurt Weill retrouve l’un de ses librettistes fétiches en la personne de Georg Kaiser, alors au moins aussi célèbre que Brecht. Le livret imagine la tentative d’assassinat du tsar par une célèbre photographe parisienne, en un mélange de jeu de dupes, de farce grotesque et de satire des penchants libidineux du monarque. Proche d’Hindemith par sa rythmique effrénée aux frontières de la dissonance, la musique se veut plus audacieuse que celle (plus mélodieuse) préférée pour Le Lac d’argent, en 1933 (voir la récente production flamande de cet ouvrage). Cette dernière collaboration entre Weill et Kaiser leur vaudra une mise à l’index définitive du régime nazi, en tant que « dégénérés ».

Ici, le regard humaniste de Kaiser se tourne vers la figure du tsar, dont le peu de tenue envers Angèle n’est que le reflet de la solitude imposée par son statut, lui qui « contrôle tout, sauf sa vie ». Malgré la musique pétillante et inspirée de Weill, la pochade reste assez convenue, même si la mise en scène pétillante de Keith Warner tente de lui donner une autre dimension par ses saynètes drolatiques d’assassinats de célébrités au cours de l’histoire, rapidement montrées au moyen d’un plateau tournant. La vaste scénographie en arc de cercle sert autant d’écrin majestueux au studio photographique (superbe galerie de portraits des grands de ce monde, actuels comme défunts), que de lieu inattendu pour circonscrire les rares interventions moqueuses du chœur.

Le plateau vocal réunit des chanteurs aguerris au parlé-chanté, faisant preuve de souplesse dans l’articulation rapide des phrasés et de puissance pour imprimer les caractères. En ce domaine, on retient la superlative Angèle d’Ambur Braid, aux aigus tranchants, là où son double négatif fait davantage valoir ses graves de velours. Le Tsar, incarné par Domen Krizaj, joue habilement sur le mélange de grandeur et de ridicule attendu, tandis que tous les seconds rôles séduisent par leur truculence, sans ostentation.

Après l’entracte, les délices du Zeitoper (opéra sur un sujet contemporain) font place à la poésie évocatrice du conte La Femme avisée (créé à Francfort en 1943). Plus directe, la musique de Carl Orff privilégie un mélange de fanfares d’inspiration foraine et populaire, volontiers grotesques et piquantes, avant de s’apaiser en dernière partie. L’orchestration allégée, comme les ruptures péremptoires, sont toujours au service des intentions dramatiques du livret, écrit par le compositeur. Si l’histoire met à nouveau au centre de l’attention la figure plus ou moins éclairée d’un monarque, Keith Warner choisit de ne pas lier les deux ouvrages outre mesure, en dehors de la présence de la Mort, tour à tour maître de cérémonie et figure de sinistre augure (à la manière du personnage du film Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman). Cette mise en scène, plus inventive qu’en première partie de soirée, multiplie les références discrètes à d’autres contes plus connus, dont Le Petit Chaperon rouge. La scène de la rencontre avec le Prince est particulièrement réussie, en jouant sur l’effet comique d’un monologue toujours plus long, repoussant la prise de parole de l’héroïne : celle‑ci apparaît alors sous les traits d’une marionnette qui prend vie peu à peu, comme un jouet du Prince, avant que la donne ne s’inverse malicieusement en fin d’ouvrage, une fois le récit initiatique achevé.

Le plateau vocal est renouvelé pour les premiers rôles, dont se détache Elizabeth Reiter (La femme avisée), à la présence magnétique. On aime aussi le bouleversant Paysan de Patrick Zielke, au débit impressionnant d’agilité, tandis que les trois clochards incarnés par Andrew Bidlack, Iain MacNeil et Dietrich Volle se distinguent par leur brio fantasque, rappelant à bien des égards les désopilants ministres du Turandot de Puccini. On mentionnera enfin la direction narrative de Yi‑Chen Lin, aussi à l’aise dans les deux ouvrages, grâce à son attention aux équilibres, comme aux nuances.

dimanche 9 avril 2023

« Francesca da Rimini » de Saverio Mercadante - Vasily Barkhatov - Opéra de Francfort - 08/04/2023

 

Présenté en première allemande à l’Opéra de Francfort, Francesca da Rimini a joué de malchance depuis l’échec de la création de l’ouvrage, prévue à Madrid en 1830 (où l’ouvrage a été récemment retrouvé), ne parvenant pas ensuite à être accueilli ailleurs, notamment à Milan. Repéré par Rossini, avec lequel il n’a que trois ans d’écart, Saverio Mercadante (1795‑1870) remporte de grands succès en Italie au début des années 1820, avant de faire carrière à Vienne, puis dans la péninsule ibérique. De belle facture, la musique de ce petit maître du bel canto rappelle celle de ses cadets Donizetti et Bellini, mais échoue à surprendre, en se fondant dans le moule classique des formes attendues en son temps. La faiblesse de cette Francesca da Rimini tient surtout à son livret famélique, qui réduit le drame au seul trio constitué par deux frères amoureux d’une même femme, Francesca. C’est bien peu pour tenir la durée conséquente de l’ouvrage, d’environ trois heures de musique, qui étire les situations jusqu’à plus soif, en étant de surcroît privé d’action.

On doit au festival de la Vallée d’Itria, dans les Pouilles (région dont est originaire Mercadante), la première mondiale de l’ouvrage en 2016 (voir le compte rendu du DVD de cette production), avant la reprise à Erl et ici même, cette fois dans une mise en scène confiée à Hans Walter Richter. C’est là l’occasion de retrouver le travail d’un collaborateur régulier à Francfort, qui a notamment monté Le Medium de Menotti en 2019, avec les jeunes pousses de l’Opéra Studio. Essentiellement fondée sur la superbe scénographie en noir et blanc de Johannes Leiacker, magnifiée par des éclairages variés, la mise en scène nous plonge d’emblée dans le drame en rétrécissant le champ d’action des protagonistes, tous regroupés autour du lit de l’héroïne : c’est là le lieu symbolique des attentes de ses soupirants, qu’escalade maladroitement le mari Lanciatto, déjà assailli par les doutes en début d’ouvrage. Tout au long du spectacle, Richter tente de muscler l’action, au moyen d’une direction d’acteur volontiers virile dans les scènes de tension, tandis que plusieurs évocations oniriques en arrière‑scène donnent à voir des doubles des protagonistes. Un travail convaincant, proche de Christof Loy, mais qui ne peut tout à fait masquer les redondances de l’ouvrage, bien longuet en fin de compte.

Le plateau vocal réuni montre un bon niveau global, jusque dans le moindre second rôle. Ainsi de la Francesca d’Anna Nekhames, qui fait oublier une technique parfois audible dans l’effort, notamment un suraigu étroit, par une émission plus charnue sur le reste de la tessiture. Sa composition dramatique donne une belle intensité à son rôle, mais c’est davantage Theo Lebow (Lanciotto), qui impressionne en ce domaine, à force de morgue et de naturel dans l’abattage scénique. Malgré un léger vibrato dans les parties difficiles, ce pilier de la troupe de l’Opéra de Francfort depuis 2016, donne beaucoup de plaisir tout du long. On aime aussi la fraîcheur de timbre et la belle ligne souple de Kelsey Lauritano (Paolo), à qui ne manque qu’un soupçon de puissance pour nous emporter dans la fureur. Bien soutenue par un chœur toujours engagé et précis, l’offre vocale est l’atout maître de ce spectacle, de même que la direction dynamique de Ramón Tebar : le chef espagnol n’a pas son pareil pour secouer la musique de Mercadante dans les passages verticaux, à même de lui donner davantage de relief. Il sait aussi s’apaiser pour faire preuve de délicatesse, notamment dans les délicieuses interventions concertantes de la harpe, souvent sollicitée pour soutenir les atermoiements de l’héroïne.

mercredi 5 avril 2023

« Nixon en Chine » de John Adams - Valentina Carrasco - Opéra Bastille à Paris - 04/04/2023

Compositeur emblématique du courant minimaliste, John Adams (né en 1947) fait une entrée remarquée au répertoire de l’Opéra de Paris avec son tout premier ouvrage lyrique Nixon en Chine (1987) : un signe révélateur de la notoriété acquise par ce chef d’oeuvre, y compris dans notre pays. Si Bobigny avait accueilli la production originelle de Peter Sellars, quatre ans après sa création, il a fallu attendre 2012 pour réentendre à Paris cette musique envoûtante d’ivresse rythmique, cette fois au Théâtre du Châtelet.

Porté par un Gustavo Dudamel des grands soirs, l’Orchestre national de l’Opéra de Paris surprend d’emblée par son élégance chambriste, presque en sourdine, qui offre une fusion des timbres inouïe de raffinement en première partie. Le contraste n’en est que plus saisissant dans les parties plus verticales, où Dudamel empoigne ses troupes pour ciseler une incandescente alternance de crescendos et decrescendos, à même d’enflammer ses troupes. 

Le point d’orgue est atteint lors du ballet endiablé au II, qui déchaîne des pulsions volontiers animales, avant que le III ne s’apaise dans l’exploration nocturne et délicate des états d’âmes des protagonistes, réfugiés dans l’intimité de leur couple. 

On passe ainsi d’une musique spectaculaire et enivrante, d’un post-romantique digne de la pièce symphonique Harmonielehre (1985), à une évocation vaporeuse et subtile, au langage post-impressionniste. Proche du parlé-chanté, le chant ne provoque jamais le frisson, mais reste toujours tonal (comme la musique). 

Au-delà de la fascination ressentie pour cette musique frémissante et mouvante, c’est bien entendu le choix d’un sujet politique relativement proche (du moins en 1987) qui interroge. On doit en effet à Peter Sellars, metteur en scène fétiche d’Adams, le choix d’un sujet historique, censé interroger le mythe de l’un des plus importants voyages réalisés par un chef d’Etat : en 1972, Nixon, alors au fait de sa puissance (il est réélu triomphalement cette année-là), profite de son état de grâce pour prendre à contre-pied ses partisans, férocement anti-communistes. En faisant de ce voyage, la première étape d’un rapprochement économique inattendu avec la Chine, en pleine guerre froide, Nixon surprend tout son petit monde par son pragmatisme audacieux.

Le livret allusif de la poétesse Alice Goodman déçoit par le peu d’action offert à l’ouvrage, mais reste suffisamment sensible pour brosser le portrait des différents protagonistes, sans prendre parti pour l’un d’entre eux – ce que le sujet aurait pu laisser craindre.

La mise en scène de Valentina Carrasco est plus explicite, en rappelant les ravages de la censure chinoise lors de la Révolution culturelle, tout comme les brutalités commises loin des regards. Des sujets évoqués en une splendide mise en perspective étagée au I, pendant que les huiles se régalent du langage ésotérique de la diplomatie, dans les hauteurs. On aime aussi le travail documentaire réalisé par l’ancienne assistante d’Alex Ollé (La Fura dels Baus), qui dénonce par l’image et la vidéo (édifiant témoignage d’un directeur de Conservatoire brimé par Mao, après l’entracte), tous les méfaits du totalitarisme chinois. En mémoire du dégel sportif déjà initié en 1971, le choeur apparait grimé en joueurs de ping-pong : c’est là le prétexte à de superbes fresques chorégraphiées, qui reviennent plusieurs fois, tel un fil rouge. Ces partis-pris d’apparence plus frivoles, à l’instar du dragon qui poursuit Pat Nixon, sont toujours en phase avec les moindres inflexions musicales, volontiers plus tendres et malicieuses par endroits. 

Les chanteurs réunis, d’un niveau très homogène, portent haut le mélange de grandiloquence et d’intériorité attendu pour leurs rôles. Ainsi des vétérans Thomas Hampson (Richard Nixon) et Renée Fleming (Pat Nixon), qui compensent un manque d’impact vocal (surtout audible au I, en étant quelque peu couverts par l’orchestre) par un art des phrasés toujours aussi souverain, à même de faire valoir l’ambiguïté de leurs compositions. On aime plus encore le Mao de grande classe de John Matthew Myers, autant pour sa fraîcheur de timbre que son mordant aérien sur toute la tessiture. Très applaudie en fin de représentation, Kathleen Kim (Chiang Ch’ing) impressionne quant à elle par la pureté de sa ligne, au métal brillant, tandis que Xiaomeng Zhang (Zhou Enlai) se distingue avec des qualités semblables, tout aussi délectables.

Assurément un spectacle d’une grande beauté visuelle, qui sait aussi faire réfléchir sur la réalité des méfaits du totalitarisme chinois, et par extension du cynisme américain, volontiers oublieux de ses principes au nom de la realpolitik. Un spectacle à voir sur scène jusqu’au 16 avril prochain ou en ligne sur la nouvelle plate-forme Paris Opera Play (https://play.operadeparis.fr/), qui permet de voir ou revoir tous les spectacles de l’Opéra de Paris, sur abonnement.

mardi 4 avril 2023

« La Fille du régiment » de Gaetano Donizetti - Hervé Niquet - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 03/04/2023

Sahy Ratia et Jodie Devos

Créé en 1848, l’Orchestre de la Garde républicaine reste encore trop souvent réduit à l’effectif d’harmonies qui a fait sa réputation, à même d’entonner les fanfares requises pour les célébrations officielles du pays. Pour autant, augmentée des cordes, la formation devenue symphonique s’autorise plusieurs incursions dans des domaines où on ne l’attend guère, s’attaquant avec audace au répertoire plus «sérieux», notamment lors de prochains concerts dédiés à la Première symphonie d’Henri Dutilleux. Jouer La Fille du régiment (1840) est moins surprenant, tant cette partition délicieuse de Donizetti a été pendant très longtemps un incontournable des célébrations du 14 juillet, du fait de ses appels patriotiques fédérateurs. Aujourd’hui, l’ouvrage parmi les plus appréciés de son auteur, est régulièrement donné sur les plus grandes scènes, grâce à la production ébouriffante de Laurent Pelly, entre autres.

On sait pouvoir compter sur le talent de la maison de production Les Grandes Voix pour réunir un plateau vocal de haut niveau, à même de faire oublier l’absence de mise en scène. Ainsi de la lumineuse Jodie Devos (Marie), qui impressionne à force d’agilité et d’homogénéité sur toute la tessiture ; la diva fait vivre son rôle d’une fantaisie très incarnée, mais sans excès. Sa leçon de chant drolatique avec sa tante au II (une saynète dont se souviendra certainement André Messager pour ses irrésistibles « P’tites Michu », en 1897) fait valoir son aisance comique naturelle, qui colle au rôle comme une évidence. A ses côtés, Sahy Ratia (Tonio) s’impose tout autant par son chant solaire, admirablement articulé. L’aisance interprétative (tous les chanteurs ayant choisi d’interpréter leur rôle en interaction, sans rester les yeux rivés sur leur partition) se conjugue à une technique fluide, qui ne cesse de s’améliorer : le jeune chanteur malgache (né en 1991) doit encore modifier une émission un rien nasale dans le médium. En dehors de cette réserve, son timbre clair et sa clarté d’émission sont un régal, à juste titre très applaudi en fin de représentation, à l’instar de sa partenaire.

On aime aussi la prestation haute en couleurs de Marc Labonnette (Sulpice), habituel partenaire d’Hervé Niquet (voir notamment Don Quichotte chez la Duchesse en 2015), qui n’a pas son pareil pour jouer l’extraversion vibrionnante, en phase avec son rôle de gros bras au coeur tendre. On retrouve la parfaite Doris Lamprecht en familière du rôle de la marquise de Berkenfield, qu’elle a chanté sur les plus grandes scènes. Malgré un timbre fatigué, sa composition théâtrale de précieuse ridicule que l’on adore détester, à l’instar du court rôle de la Duchesse interprétée par Felicity Lott, est toujours un grand moment de cocasserie. Outre des seconds rôles très bien distribués, on ne peut que s’émerveiller de la précision rythmique des deux choeurs réunis, très engagés. Avec sa verve habituelle, Hervé Niquet en oublie parfois ses chanteurs, couverts dans les tutti, mais son enthousiasme communicatif donne beaucoup de chaleur à l’ouvrage, d’une énergie électrique sous sa baguette.

lundi 3 avril 2023

« Turandot » de Giacomo Puccini - Corinne et Gilles Benizio - Le Summum à Grenoble - 01/04/2023

Ancien assistant de Leonard Bernstein, Patrick Souillot partage avec le maître américain la vocation de passeur et de pédagogue, qui l’a conduit en 2007 à créer la structure associative La Fabrique Opéra : cette initiative originale permet chaque année de monter un opéra coopératif avec pas moins de 500 lycéens des métiers techniques et des apprentis de l’agglomération grenobloise, chargé d’élaborer coiffures, maquillages, décors (y compris en format vidéo) et costumes, en lien avec des spécialistes de ces métiers. C’est là autant une première expérience professionnelle stimulante qu’une opportunité de désacraliser l’art lyrique et rajeunir son audience – autant d’atouts décisifs pour construire les publics de demain.

Preuve en est du succès rencontré, la structure a essaimé sur tout le territoire métropolitain, de l’Alsace au Loiret, en passant par la Dordogne ou la Côte‑d’Or, pour construire autant de projets indépendants et tout aussi fédérateurs au niveau local. De quoi découvrir en juin prochain des productions de Carmen à Dijon ou Roméo et Juliette à Narbonne, avant La Flûte enchantée prévue à Saint‑Brieuc au printemps 2024. En attendant, les équipes grenobloises ont eu la bonne idée de faire appel à deux metteurs en scène bien connus du grand public en la personne de Corinne et Gilles Benizio (alias Shirley et Dino) : c’est principalement le partenariat avec Hervé Niquet qui leur a permis de s’imposer dans les ouvrages comiques, en un mélange de fantaisie lumineuse et bon enfant, à même de revisiter plusieurs raretés (pas seulement lyriques), de Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier, notamment à Montpellier en 2015, à La Belle au bois dormant d’Hérold, à Puteaux en 2021.

S’attaquer à un ouvrage volontiers plus tragique tel que Turandot (créé en 1926) peut surprendre de premier abord, sauf à considérer la richesse d’interprétation de ce conte, aussi bien au niveau de la variété d’évocation de son imaginaire visuel que de ses ressorts psychologiques (voir sur ce dernier point la récente production genevoise, très réussie, qui mettait l’accent sur la figure trouble de Calaf). Loin d’une adaptation torturée, le travail des Benizio choisit au contraire une illustration tournée vers l’enfance, en un transposition mi‑onirique, mi‑fantasy, rappelant à bien des égards le monde des elfes de l’épopée du Seigneur des anneaux. Si le peu de moyens offerts à la production ne peut être tout à fait masqué, faute notamment d’une qualité d’éclairage plus imaginative, on aime l’esprit décalé à la Monty Python qui offre quelques scènes désopilantes avec les trois ministres, de même que l’Empereur farfelu (aux faux airs de l’humoriste Carlos), apeuré autant par sa fille, que son mandarin (grimé à la manière du chanteur M) ! Il est toutefois regrettable de constater l’absence de surtitrage, qui aurait permis de bien saisir toutes les subtilités des joutes entre Ping, Pang et Pong, ainsi que la finesse des énigmes résolues par Calaf. Le bref résumé préalable de l’action, lu par une voix off aux graves abyssaux (digne d’une caricature d’une mauvaise bande‑annonce de film), aurait aussi gagné à davantage de malice et d’originalité, à l’instar du travail réalisé récemment pour Coups de roulis, à l’Athénée.

Corinne et Gilles Benizio

En dehors de ces réserves, la mise en scène joue la carte d’une efficace sobriété, assez étonnante de la part des Benizio, tirant davantage parti des images animées projetées en arrière‑scène, d’une virtuosité de réalisation rappelant les jeux vidéo actuels. De quoi se plonger dans cette transposition avec bonheur, pour qui veut bien la voir avec son regard d’enfant épris de contes et de récits initiatiques. Si la direction d’acteur assure l’essentiel, compte tenu du nombre considérable d’amateurs en présence, on se réjouit surtout de la qualité du plateau vocal réuni, il est vrai bien aidé par la sonorisation individuelle. Ainsi d’Olivia Doutney, pénétrante Turandot qui évite toute stridence pour donner une incarnation saisissante à son rôle, jouant finement de son accoutrement de diva grandiloquente, en écho aux plus savoureuses méchantes (entre Cruella et Yzma) des films Disney. A ses côtés, Sonia Menen (Liù) remporte une ovation méritée du public, tant son chant souple et aérien fait de chacune de ses apparitions un délice de raffinement évocateur. On aime aussi le timbre chaleureux et les phrasés millimétrés de Thierry Grobon de Marcley (Calaf), un peu juste toutefois dans la tessiture aiguë, surtout en fin d’ouvrage. Rien de tel pour le majestueux Timur d’Anthony Stuart Lloyd, à la ligne vocale d’une parfaite homogénéité, de même que les superlatifs Christoph Engel (Ping), Philippe Noncle (Pang) et Germain Bardot (Pong), très à l’aise dans la farce.

Outre la bonne qualité des chœurs amateurs, y compris du côté des enfants, on reste bluffé par le haut niveau technique de l’Orchestre symphonique universitaire de Grenoble, conduit avec mesure par un Patrick Souillot attentif aux équilibres entre les pupitres et l’articulation avec la scène. Autant de qualités à même d’expliquer le succès de la représentation, quasi complète dans la vaste salle de concerts du Summum (un peu moins de 3 000 places).

samedi 1 avril 2023

« Le Château de Barbe‑Bleue » de Béla Bartók - Andriy Zholdak - Opéra de Lyon - 31/03/2023

 

L’édition 2021 du festival d’opéra à Lyon avait choisi judicieusement de confronter sur scène les deux plus belles adaptations lyriques du conte de Barbe‑Bleue, dues à Dukas (Ariane et Barbe‑Bleue) et Bartók, en deux soirées successives. Les aléas de la pandémie en ont malheureusement décidé autrement, puisque les représentations du Château de Barbe‑Bleue (1918) ont toutes été supprimées, à l’exception d’une captation sans public, destinée à une diffusion en ligne. Repris cette année sur scène, ce spectacle continue de jouer de malchance, du fait cette fois de plusieurs annulations dues aux grèves contre la réforme des retraites.

Trois représentations ont pu être maintenues au total, sur les cinq prévues, tout en accordant aux grévistes le droit de lire un texte avant le début de spectacle, également augmenté d’un extrait du Boléro de Ravel, pour le moins inattendu dans ces circonstances. Quoi qu’il en soit, on se réjouit de pouvoir assister à cette production très réussie, dont le début énigmatique concentre immédiatement l’attention : d’emblée, le metteur en scène ukrainien Andriy Zholdak (déjà applaudi ici même en 2019 dans une production haute en couleur de L’Enchanteresse de Tchaïkovski) donne à voir un unique miroir, accroché sur le rideau de scène, que franchit le personnage principal pour rejoindre sa promise. C’est là l’entrée symbolique à l’intérieur du château, que Bartók et son librettiste voient comme une exploration de l’âme de Barbe‑Bleue : l’ouvrage l’ausculte en pénétrant une à une les sept portes, comme autant d’aspects de la personnalité de cet inconnu que découvre Judith. Peu à peu, l’intérieur sinistre s’anime d’un ballet fantomatique de personnages agités comme des feux follets, sans but apparent, qui disparaissent aussi vite qu’ils ont accouru. Des extraits de films donnent à voir ces mêmes personnes, en des visions énigmatiques et tout aussi fugitives. La proposition scénique reste globalement épurée, permettant de se concentrer sur le texte poétique de l’ouvrage, et plus particulièrement l’exploration des méandres du château, alors que Judith avance littéralement au bord du précipice.


Après l’entracte, la surprise n’en est que plus grande lorsqu’on découvre que l’ouvrage, d’environ une heure, est donné à nouveau en son entier – alors qu’il est habituellement couplé en miroir avec un autre ouvrage court (par exemple La Voix humaine de Poulenc à l’Opéra de Paris en 2018). L’autre motif d’étonnement vient de la mise en scène, entièrement différente, mais toujours confiée à Andriy Zholdak. Prenant le contrepied de la première partie, l’Ukrainien nous empoigne par une proposition délibérément plus sordide et extravertie, autant dans l’exploration virtuose d’un quadruple décor tournoyant que par l’ajout de personnages désormais en interaction avec le couple principal. Le Barbe‑Bleue nocturne et réservé de la première partie fait ainsi place à un prédateur sexuel à peine dissimulé, entouré de serviteurs tout aussi dépravés.

Cet exercice de style, certes un peu facile dans l’opposition caricaturale entre les deux propositions scéniques, donne toutefois à réfléchir sur le pouvoir accordé au metteur en scène, capable d’imposer la concentration sur le texte en première partie, en laissant le spectateur libre de se faire sa propre interprétation, là où l’énergie scénique totalement débridée de la seconde, passionne par ses partis pris singuliers, mais nécessairement plus univoques. Il fallait, pour affronter cette transposition provocante (notamment sa scène scatologique), un interprète de la trempe de Károly Szemerédy (Barbe‑Bleue), capable de se transfigurer dans la redoutable seconde partie. Son art des phrasés, d’une souplesse jamais prise en défaut, ravit tout du long, de même que son timbre harmonieux. On aime aussi la voix puissante de Kai Rüütel, un rien ampoulée dans le suraigu, tandis qu’Anna Lapkovskaja (Judith) donne davantage de rebond dans l’articulation, tout en relevant le défi d’une interprétation plus osée au niveau théâtral.

Enfin, Titus Engel exalte les lignes claires de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, avec un sens des contrastes bien affirmé, même si l’on aurait aimé, ici ou là, davantage d’attention aux couleurs morbides de l’orchestration, à même de souligner les nombreuses ambiguïtés du texte.