lundi 31 décembre 2018

Concert de nouvel an - Aziz Chokhakimov - Auditorium de Lyon - 29/12/2018

Aziz Chokhakimov
Tout juste revenu de sa tournée automnale à travers toute l’Allemagne, l’Orchestre national de Lyon conclut l’année avec le traditionnel concert de Nouvel An, dédié aux musiques de ballet de Tchaïkovski. Au vue de la salle archi comble, on ne se plaindra pas de constater combien le compositeur russe reste l’un des plus populaires lors des fêtes d’année, capable de plaire aux petits (nombreux dans la salle) et aux plus grands. C’est bien entendu l’irrésistible talent mélodique de Tchaïkovski qui ne manque pas d’opérer tout au long de la soirée, d’autant plus que le jeune chef ouzbek Aziz Chokhakimov (30 ans) démontre une grande maîtrise dans la conduite du discours musical, optant pour un geste narratif sans dramatisme excessif. On pourra seulement regretter que les traits individuels des différents solistes (notamment les vents) soient parfois peu mis en relief – ce que l’acoustique peu détaillée de l’Auditorium ne favorise pas davantage. Cela étant, l’actuel maître de chapelle du Deutsche Oper am Rhein, à Düsseldorf et Duisbourg, sait se faire conteur et nous emporter dans son geste legato enveloppant.

A peine quelques jours après la nomination de son nouveau directeur musical, Nikolaj Szeps-Znaider (43 ans), qui prendra ses fonctions en septembre 2020, il souffle ainsi à l’Orchestre national de Lyon un vent de jeunesse assez revigorant. On est malheureusement plus dubitatif concernant la sympathique mais peu originale mise en espace confiée à Parelle Gervasoni (fille du musicologue et journaliste Pierre Gervasoni): son travail s’appuie essentiellement sur la scénographie de Véronique Seymat, toute de légèreté et de grâce dans les flocons de neige en papier qui forment une sorte de lit à baldaquin au-dessus de l’orchestre, tandis que l’arrière-scène fait place à un décor enneigé bien mis en valeur par les jeux de lumière. Au pied de l’orchestre, un grand livre façon pop-up sert de fil rouge à un semblant d’histoire assez naïf, d’où ressortent deux musiciens exclus par le chef en début de représentation. Les choristes jouent avec la neige, se réchauffent autour d’une tisane et retournent à leur mission première, le chant: les enfants apprécieront sans doute, mais les adultes ne pourront se contenter de cette illustration bien trop convenue.

dimanche 30 décembre 2018

« Orphée aux enfers » de Jacques Offenbach - Opéra d'Avignon - 28/12/2018


Alors que la restauration de l’Opéra se poursuit en centre-ville afin de respecter les délais (réouverture prévue à l’automne 2019), c’est à nouveau le théâtre provisoire installé à deux pas de la gare TGV qui accueille la nouvelle production d’Orphée aux Enfers (1858) confiée à Nadine Duffaut. On retrouve là une salle plus petite que celle imaginée pour la Comédie-Française (toujours en place à Genève), avec une pente moins soutenue qui donne une impression d’éloignement dès lors qu’on ne se situe pas dans les premiers rangs. Quoi qu’il en soit, la salle sonne assez bien pour convaincre de son maintien au-delà de la réouverture de l’Opéra en centre-ville, notamment pour accueillir plusieurs spectacles du festival de théâtre d’Avignon en juillet prochain. Espérons que l’apport des surtitres ne sera pas omis dans la salle rénovée, afin de donner un confort moderne désormais indispensable.

Depuis ses débuts en 2003, Nadine Duffaut est bien connue à Avignon où elle a monté de nombreux spectacles, dont La Vie parisienne en 2016. En cette fin d’année, elle revient à Offenbach avec moins de bonheur avec une transposition de l’action dans les années 1950 qui cherche à s’attaquer aux hypocrisies bourgeoises, laissant de côté la charge politique. Si les décors d’Eric Chevalier se montrent un rien trop sages et parfois peu signifiants dans les détails (les tableaux des ancêtres par exemple), les costumes de Katia Duflot nous emportent dans une maestria visuelle de toute beauté. On peine cependant à bien distinguer les différents dieux dans leurs caractères, hormis la tonitruante Junon de Jeanne-Marie Lévy, parfois contrainte de cabotiner dans son rôle. C’est d’autant plus regrettable que la mezzo possède une aisance dramatique qui aurait pu être mieux exploitée, faute d’idées plus développées en dehors de l’écrin visuel susmentionné. On reste donc sur sa faim, et ce d’autant plus que la direction d’acteur brouillonne laisse souvent à désirer, surtout avec le chœur. Sur ce dernier point, on avait été nettement plus convaincu par le Faust présenté à Massy en 2017.


On regrettera aussi un chœur insuffisamment fourni avec ses vingt chanteurs, parfois couvert par l’orchestre, mais qui démontre de bonnes qualités au niveau individuel. On doit à la star locale Julie Fuchs (Eurydice) la plus belle prestation de la soirée, toute d’aisance et de velouté dans l’émission, même si on aimerait ici et là davantage d’accent dans l’interprétation. Florian Laconi (Aristée, Pluton) est plus à son aise de ce côté, composant un truculent double rôle, à l’aise vocalement hormis quelques étranglements dans les accélérations. Francis Dudziak (Jupiter) s’impose quant à lui dans une composition essentiellement parlée, de même que le parfait John Styx de Jacques Lemaire. Impossible de citer l’ensemble de la troupe réunie pour l’occasion, dont se détachent les phrasés admirables d’Amélie Robins (Cupidon) ou la rondeur d’émission de Caroline Mutel (Vénus). Enfin, Dominique Trottein se montre par trop timide à la tête de l’Orchestre régional Avignon-Provence, en un geste doucereux quasi soporifique sur la durée. L’élégance est là, mais sans l’électricité attendue en de nombreux passages.

dimanche 23 décembre 2018

« Fantasio » de Jacques Offenbach - Opéra Comédie de Montpellier - 21/18/2018


Promoteur reconnu de Jacques Offenbach à travers le monde, le musicologue et chef d’orchestre Jean-Christophe Keck n’a de cesse de démontrer combien ce compositeur est bien davantage que «l’amuseur du Second Empire» – un sobriquet dont l’ont affublé ses nombreux ennemis jaloux de son succès. La présentation récente de l’opéra romantique Les Fées du Rhin (1864), à Tours, a permis de rappeler combien Offenbach avait cherché à se donner les lettres de noblesse attachées au répertoire dit sérieux, bien avant le succès posthume obtenu avec Les Contes d’Hoffmann. C’est précisément dans ce dernier ouvrage que le «petit Mozart des Champs-Elysées» a opportunément réincorporé plusieurs pans entiers de son Fantasio, dont l’échec à la création en 1872 avait stoppé net la carrière. Cette adaptation de la pièce de Musset pourra décevoir les puristes, tant les modifications apportées en estompent son esprit, que ce soient la charge contre l’Eglise, ici absente, ou la clarification de la relation amoureuse entre la princesse et Fantasio, ici exprimée. Pour autant, on retrouve dans cet ouvrage semi-sérieux une part de la mélancolie de Musset, préservée dans des dialogues parlés non modernisés – contrairement à ce qu’ont réalisé les productions du duo Minkowski/Pelly ou les récents Barkouf à Strasbourg et La Belle Hélène à Nancy.

On a souvent rappelé combien le succès de Fantasio avait souffert de la défaite française de 1870. Imaginée avant ces événements, l’adaptation de la comédie de Musset pouvait paraître opportune, tant le mariage pour raison d’Etat, au centre de l’action, évoque l’incapacité française d’alors à obtenir le soutien décisif de la Bavière face à la Prusse. Le vrai-faux mariage entre la Princesse Elsbeth et le Prince de Mantoue ne moque-t-il pas les hésitations de Louis II de Bavière, incapable de choisir une épouse? Il faut en effet se rappeler que le souverain mélomane appelait sa future promise (finalement répudiée) «Elisabeth», du nom de l’héroïne de Tannhaüser: d’Elsbeth à Elisabeth, la proximité n’a dû paraître que trop savoureuse à Offenbach... Quoi qu’il en soit, la défaite sonne le glas de la satire, imposant l’ajout en fin d’ouvrage d’un plaidoyer pour la paix entre les nations.



Suite à la version de concert donnée par le festival de Montpellier en 2015, Montpellier a de nouveau l’occasion de découvrir la partition de Fantasio, telle que le public de l’Opéra-Comique avait pu l’entendre à sa création (à une exception près cependant: l’ajout de la romance de Fantasio «Pleure», supprimée lors des répétitions par le compositeur). Cette fois, l’Opéra de Montpellier nous donne le confort visuel d’une mise en scène qui, bien qu’imparfaite, remplit son office. Il s’agit de la reprise d’un spectacle de l’Opéra-Comique présenté au Théâtre du Châtelet à Paris en 2017, puis repris à Rouen et Genève, avant Zagreb probablement en 2020. 

S’agissant d’une reprise non réglée par le metteur en scène Thomas Jolly (ce qui ne l’empêche de venir saluer en fin de représentation avec son équipe), difficile de démêler ce qui relève de ses choix initiaux ou des maladresses de la reprise proprement dite. Quoi qu’il en soit, on s’agace en début d’ouvrage des nombreux bruits parasites occasionnés par les mouvements du chœur sur scène, les chutes d’objet nombreuses, ainsi que les déplacements à vue des éléments de décor pendant les dialogues. La scénographie de Thibaut Fack, ancien assistant d’Olivier Py et Pierre-André Weitz, séduit pourtant d’emblée par ses éléments révélés dans la pénombre, évoquant les débuts du cinématographe, les guinguettes et la fin du XIXe siècle dans l’esprit de la poésie visuelle d’un Michel Ocelot. Malheureusement, on peine souvent à percevoir qui s’exprime, du fait d’éclairages tamisés redondants pendant tout le spectacle, sans parler d’une direction d’acteur débraillée qui n’aide pas à éclaircir la lisibilité de l’action. Fallait-il à ce point exagérer les peu subtils accents, allemand pour l’un, cabotin façon Christian Clavier pour un autre? A l’instar de son autre mise en scène lyrique (Eliogabalo donné à l’Opéra Garnier en 2016), Thomas Jolly ne convainc donc qu’à moitié, même si on notera, en fin de représentation, l’accueil chaleureux du public, manifestement séduit par son travail.

Thomas Jolly
Il est vrai que le plateau vocal réuni à Montpellier, différent de ceux entendus à Paris, Rouen et Genève, parvient à se hisser à la hauteur de l’événement que constitue cette recréation scénique. La canadienne Rihab Chaieb, avec un léger accent québécois, s’impose dans le rôle-titre par la rondeur de son émission et sa voix ample. Elle n’est pas en reste au niveau théâtral, tout comme Sheva Tehoval, qui parvient à dépasser une certaine prudence en début de représentation pour composer une Elsbeth à l’agilité rayonnante dans l’aigu. A ses côtés, Armando Noguera se joue de son rôle de prince de Mantoue avec une aisance vocale confondante, presque surdimensionnée dans ce répertoire, tandis que Régis Mengus (Sparck), habituellement plus assuré, se montre plus en retrait au niveau de la projection. Mais n’est-ce pas là aussi le fait du jeune chef d’orchestre Pierre Dumoussaud? Sa direction raide et tonitruante dans les parties verticales couvre à plusieurs reprises les chanteurs, alors que les parties apaisées brillent en contraste d’un raffinement et d’une subtilité bienvenus. L’ancien élève de l’excellent Alain Altinoglu n’a-t-il pas remporté le premier prix des «Talents chefs d’orchestre» de l’Adami en 2014? Après l’entracte, les défauts susmentionnés apparaissent en grande partie gommés: de quoi nous convaincre que l’équilibre souhaité sera obtenu lors des prochaines représentations montpelliéraines, à découvrir jusqu’au 6 janvier 2019.

mardi 18 décembre 2018

« La Petite renarde rusée » de Leos Janácek - Opéra de Karlsruhe - 16/12/2018


A l’occasion de différents voyages dans les pays germaniques, on reste toujours surpris de découvrir des versions en langue allemande d’ouvrages désormais systématiquement donnés en langue originale en France. Ainsi de la nouvelle production de La Petite Renarde rusée (1924) présentée à Karlsruhe jusqu’en juin prochain dans la mise en scène de Yuval Sharon, créée à Cleveland en 2014 avec rien moins que Franz Welzer-Möst à la baguette. Disons-le tout net, le premier metteur en scène américain à avoir travaillé à Bayreuth (cet été dans Lohengrin) se contente d’une illustration premier degré, très peu convaincante sur la durée. Afin de proposer la toute première version interactive animée d’un ouvrage lyrique, Sharon choisit de s’adjoindre le Walter Robot Studios, un studio d’animation qui a reçu de nombreux prix depuis sa création en 2007.

Destiné à s’adapter à la scène réduite de Cleveland, un vaste écran en demi-cercle entoure l’orchestre sur scène: on retrouve logiquement la même proposition à Karlsruhe, où l’on a davantage l’impression d’assister à une mise en espace qu’à une véritable mise en scène, tant les idées de Sharon apparaissent pauvres. Les animaux-chanteurs en sont réduits à s’exprimer à travers de petites fenêtres qui s’ouvrent sur l’écran, ne laissant apparaitre que leur visage en une sorte d’hommage involontaire à Beckett, tandis que les humains évoluent dans l’espace très restreint de la scène derrière l’orchestre – l’ensemble bénéficiant d’une animation qui se veut poétique, sans pour autant surprendre dans ses partis pris visuels assez simplistes, toujours fidèles au récit. Ne pouvait-on chercher une voie médiane afin d’aider à démêler les ressorts initiatiques de l’intrigue, les rapports de l’humain à la nature et aux espèces, tout autant que les allusions symboliques au cycle de la vie? On notera de surcroît une incapacité à faire ressortir les parties comiques de l’ouvrage, à l’instar de ce qu’avait su le faire la subtile et délicieuse mise en scène de Louise Moatty en un spectacle présenté à travers toute la France en 2016 et 2017.


Fort heureusement, le plateau vocal réuni à Karlsruhe force l’admiration, et ce jusqu’aux moindres seconds rôles, tous idéalement distribués. On mentionnera notamment la Renarde incisive d’Uliana Alexyuk, aux phrasés agiles et aux aigus rayonnants – une merveille à chaque intervention. Outre un couple de chasseurs superlatifs, que dire aussi de la voix large parfaitement projeté de Konstantin Gorny (Révérend/Blaireau)? Le chœur d’enfants fait aussi forte impression, avec une articulation et une précision proches de la perfection, tandis que la direction du Generalmusikdirektor hésite en première partie dans l’entremêlement virtuose des mélodies, en une lecture trop analytique, aux tempi lents, avant de convaincre davantage ensuite dans le lyrisme souverain de la fin de l’ouvrage. Un spectacle en demi-teinte à savourer pour les voix.

lundi 17 décembre 2018

« Casse-Noisette » de Piotr Ilyitch Tchaïkovski - Opéra de Karlsruhe - 15/12/2018


Créée en 1988 pour l’Opéra de Bonn, la version de Casse-Noisette imaginée par l’ancien danseur et chorégraphe Youri Vámos n’en finit plus de séduire petits et grands de génération en génération, toujours friands de cet irrésistible bonbon de fêtes de fin d’année. Immarcescible institution dans les pays germaniques, le mythe de Casse-Noisette, célébré par Tchaïkovski en 1892, reste présent dans chaque marché de Noël où les figurines du vaillant soldat trônent en bonne place dans les étals. La version de Youri Vámos, présentée à Karlsruhe cette année, garde toute la sublime musique de Tchaïkovski mais choisit d’adapter le livret originel en lui ajoutant quelques références au célèbre conte de Dickens Un chant de Noël (A Christmas Carol).

Dans cette version, l’inénarrable usurier Scrooge prend les traits de Drosselmeyer et se place au centre de l’action, terrorisant enfants et adultes en leur rappelant leurs dettes: le premier tableau nous plonge ainsi au temps de Dickens en un délicieux décor de petite ville aux toits enneigés, où chacun lutte face au pingre sinistre, en un ballet virevoltant qui fait la part belle à plusieurs traits d’humour. Vient ensuite le temps du coucher solitaire de Scrooge et du vrai-faux rêve: la chute du Diable face à la bonne Fée remplace ici le traditionnel affrontement du Roi des Souris et de Casse-Noisette (on se reportera, pour une adaptation fidèle, à la très belle production dresdoise reprise jusqu’à la fin de l’année). En dehors des aspects féeriques particulièrement réussis au niveau visuel, telle l’envolée du lit à baldaquin de Scrooge au-dessus de la scène, on notera les facéties nombreuses des diablotins, admirablement chorégraphiées, tandis que Vámos n’en oublie pas de ridiculiser le Diable, dont l’accoutrement SM soft et les mimiques efféminées provoquent le rire de toutes les générations.


La seconde partie du spectacle, plus faible au niveau dramaturgique dans la version originale, se voit ici adjoindre quelques trouvailles savoureuses, telles que l’emprunt à quelques images de contes bien connus. On pense par exemple au jeune chœur d’enfants dont l’apparition dans un immense lit fait immédiatement penser au Petit Poucet. Par la suite, Scrooge et les enfants assistent au spectacle sur le côté, avant de danser ensemble, le vieillard retrouvant là une jeunesse inespérée et bienvenue: le voir mimer ses rhumatismes, tout en exécutant les figures imposées, est un régal de chaque instant. Pour autant, le spectacle ne se réduit pas à ces seuls ajouts comiques et bénéficie de décors superbes, tout à fait dans l’esprit du conte de fées, sans parler des costumes à l’avenant. L’alternance entre sérieux et farce offre ainsi un spectacle d’une remarquable fluidité, sans temps mort, et ce d’autant plus que toute la troupe de ballet du Théâtre d’Etat de Bade montre un niveau superlatif, à l’instar des deux interprètes principaux, très applaudis en fin de représentation.

Un spectacle réjouissant que l’on ne manquera pas de voir à l’occasion d’une visite à Karlsruhe, ville dont on rappellera qu’elle est dotée de riches musées et se situe à seulement 40 minutes de Strasbourg en TGV.

dimanche 16 décembre 2018

« La Belle Hélène » de Jacques Offenbach - Opéra national de Lorraine à Nancy - 14/12/2018


Quelques jours après la récréation de Barkouf (1860) à Strasbourg, c’est au tour de l’Opéra de Nancy de s’intéresser en cette fin d’année à Offenbach, en présentant l’un de ses plus grands succès, La Belle Hélène (1864). Toutes les représentations affichent déjà complet, preuve s’il en est de la renommée du compositeur franco-allemand, dont on fêtera le bicentenaire de la naissance l’an prochain avec plusieurs raretés : Madame Favart à l’Opéra-Comique ou Maître Péronilla au Théâtre des Champs-Élysées, par exemple. A Nancy, toute la gageure pour le metteur en scène tient dans sa capacité à renouveler notre approche d’un “tube” du répertoire, ce que Bruno Ravella réussit brillamment en cherchant avec une vive intelligence à rendre crédible un livret parfois artificiel dans ses rebondissements. 

Son idée maîtresse consiste d’emblée à donner davantage d’épaisseur au personnage de Pâris, dont les apparitions et les travestissements rocambolesques relèvent, dans le livret original, du seul primat divin. Pourquoi ne pas lui donner davantage de présence en le transformant en un agent secret chargé d’infiltrer la République bananière d’Hélène et son époux ? Pourquoi ne pas faire de lui un mythomane, dès lors que son attachement autoproclamé à Venus n’est jamais confirmé par la Déesse, grande absente de l’ouvrage ? Ce pari osé et réussi conduit Pâris, dès l’ouverture, à endosser les habits d’un James Bond d’opérette, plutôt savoureux, d’abord ébahi par les gadgets présentés par “Q”, avant de se faire parachuter en arrière-scène. C’est là le lieu de tous les délires visuels hilarants de Bruno Ravella, qui enrichit l’action au moyen de multiples détails d’une grande pertinence dans l’humour – mais pas seulement, lorsqu’il nous rappelle que la guerre se prépare pendant que tout ce petit monde s’amuse.


La transposition survitaminée fonctionne à plein pendant les trois actes, imposant un comique de répétition servi par une direction d’acteur qui fourmille de détails (chute du bellâtre Pâris dans l’escalier, prosodie de la servante façon ado bourgeoise de Florence Foresti, etc). De quoi surprendre ceux qui n’imaginait pas Bruno Ravella capable de renouveler, en un répertoire différent, le succès obtenu l’an passé avec Werther – un spectacle auréolé d’un prix du Syndicat de la critique. On mentionnera enfin la modernisation féroce des dialogues réalisée par Alain Perroux (en phase avec l’esprit du livret original tourné contre Napoléon III), qui dirige logiquement la farce contre le pouvoir en place aux cris d’”En marche la Grèce !” ou de “Macron, président des riches ! ».

Autour de cette proposition scénique réjouissante, le plateau vocal brille lui aussi de mille feux, à l’exception du rôle-titre problématique. Rien d’indigne chez Mireille Lebel qui impose un timbre et des phrasés d’une belle musicalité pendant toute la soirée. Qu’il est dommage cependant que la puissance vocale lui fasse à ce point défaut, nécessitant à plusieurs reprises de tendre l’oreille pour bien saisir ses interventions. Pour une chanteuse d’origine anglophone, sa prononciation se montre tout à fait satisfaisante, mais on perd là aussi un peu du sel que sait lui apporter Philippe Talbot en comparaison. C’est là, sans doute, le ténor idéal dans ce répertoire, tant sa prononciation parfaite et son timbre clair font mouche, le tout avec une finesse théâtrale très à propos.


Autour d’eux, tous les seconds rôles affichent un niveau superlatif. On se réjouira de retrouver des piliers du répertoire léger, tout particulièrement Franck Leguérinel et Eric Huchet – tous deux irrésistibles. On mentionnera également le talent comique de Boris Grappe, à juste titre chaleureusement applaudi en fin de représentation, dont le style vocal comme les expressions lui donnent des faux airs de …Flannan Obé, un autre grand spécialiste bouffe. Enfin, Laurent Campellone dirige ses troupes avec une tendresse et une attention de tous les instants, donnant une transparence et un raffinement inattendus dans cet ouvrage. Un grand spectacle à savourer sans modération pour peu que l’on ait su réserver à temps !

lundi 10 décembre 2018

« Barkouf » de Jacques Offenbach - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 07/12/2018

Jamais repris depuis sa création parisienne en 1860, l’opéra-bouffe Barkouf renaît aujourd’hui grâce aux efforts conjugués des opéras du Rhin et de Cologne (qui seul nous offrira un enregistrement discographique, avec les dialogues en allemand), tout autant que du spécialiste mondial d’Offenbach, le chef et musicologue Jean-Christophe Keck, à qui l’on doit la reconstruction de la partition et du livret. L’ouvrage fut en effet plusieurs fois remis sur le métier avant la création houleuse, effectuée dans un parfum de scandale du fait de sa satire du pouvoir en place. Auréolé de l’immense succès d’Orphée aux enfers (1858), Offenbach parvenait enfin à pénétrer le graal que représentait pour lui l’Opéra-Comique, tout en accédant dans le même temps au non moins prestigieux Opéra de Paris (alors appelé Théâtre national de l’Opéra), avec le ballet Le Papillon (1860). C’est très certainement ce prestige reconnu qui le conduisit, avec son librettiste Scribe, à oser rire de la valse du pouvoir en France depuis la Révolution de 1789, tout en moquant le fait que n’importe qui semblait désormais accéder à la fonction suprême – un chien, pourquoi pas ?

Echec à sa création, l’ouvrage pâtit certainement de ce sujet sulfureux, difficile à défendre pour tous ceux qui craignait Louis-Napoléon Bonaparte, dictateur redouté depuis son coup d’Etat sanglant en 1851 et la chasse aux sorcières qui s’en suivit. Malgré la censure, Barkouf pousse la satire aussi loin que possible, ce que les auditeurs de l’époque ne manquèrent pas de savourer, en faisant de nombreuses allusions à la jeunesse du futur Napoléon III, dont la suite rocambolesque de coups d’Etat manqués (Rome en 1831, Strasbourg en 1836 ou encore Boulogne-sur-Mer en 1840), tout autant que son appétit jamais assouvi pour les conquêtes féminines, en font un véritable personnage d’opérette. De même, les allusions au mariage forcé de Périzade et Saëb ressemble furieusement au choix épineux que dû résoudre Napoléon III en 1853 : épouser une femme aimée ou bien l’héritière d’une famille régnante ? On peut ainsi voir la figure de l’Empereur en deux personnages distincts et complémentaires de l’ouvrage, le révolutionnaire Xaïloum et le bellâtre amoureux Saëb.


Las, on comprend aisément que présenter un tel ouvrage sans le contexte historique et les codes nécessaires à sa compréhension n’a pas de sens de nos jours : la modernisation nécessaire des dialogues a de fait conduit Mariame Clément à restreindre ces aspects, ne gardant de l’allusion à Napoléon III que l’image finale des deux tourtereaux enfin couronnés, afin de lui préférer une pochade certes sympathique, mais somme toute moins savoureuse que Le Roi Carotte (voir notamment la reprise lilloise en début d’année). A sa décharge, le livret ainsi vidé de sa charge personnalisée, étale sa pauvreté d’action autour des mystifications improbables de Maïma, propriétaire du chien proclamé gouverneur. Fallait-il y voir, là aussi, une allusion à l’influence considérable d’Eugénie, l’épouse de Napoléon III, une des plus belles femmes de son temps ? Dès lors, Clément fait le choix de présenter une société totalitaire envahie par les faux-semblants et l’apparence (I), avant l’avènement et la chute de la bureaucratie complotiste (II et III) : la scénographie splendide de Julia Hansen est un régal pour les yeux. 

Pour autant, le choix d’une illustration bon enfant, moquant l’absurdité d’un travail répétitif par l’adjonction d’un mime entre les actes, minore la charge potentielle de la farce au profit de seuls gags visuels. On aurait aimé, par exemple, davantage d’insistance sur la cruauté des rapports de domination entre le Vizir et son valet, et plus encore sur les personnages secondaires au nom pittoresque (porte-épée, porte-tabouret, porte-mouchoir, etc). De même, il aurait sans doute été préférable d’exploiter davantage le fort original thème canin, ici traité de façon discrète.


Autour de cette mise en scène agréable mais sans surprise, on se félicite du plateau vocal réuni à Strasbourg, très convaincant. Ainsi de l’irrésistible abattage comique de Rodolphe Briand (Bababeck) dont on notera seulement quelques décalages avec la fosse au niveau vocal, ici et là. Un détail tant ses qualités théâtrales forcent l’admiration. A ses côtés, Pauline Texier (Maïma) endosse le rôle le plus lourd de la partition avec une belle vaillance vocale pour une voix au format si léger, tour à tour gracieuse et charmante. Il faudra cependant encore gagner en agilité dans l’aigu et en force d’incarnation pour rendre plus crédible le virage autoritaire de son personnage en deuxième partie. Fleur Barron (Balkis) ne manque pas de puissance en comparaison, autour d’une émission d’une rondeur admirable. On aimerait l’entendre dans un rôle plus important encore à l’avenir. Son français est fort correct, à l’instar de l’autre non francophone de la distribution, Stefan Sbonnik (Xaïloum). Autre belle révélation, avec les phrasés ensorcelants du très musical Patrick Kabongo (Saëb), idéal dans ce rôle, tandis que Nicolas Cavallier compose un superlatif Grand-Mogol.

On conclura en regrettant la direction trop analytique et allégée de Jacques Lacombe, qui peine à donner l’électricité et l’entrain attendu dans ce type d’ouvrage. Même si ce parti-pris a, au moins pour avantage, de ne pas couvrir les chanteurs, on aimerait donner davantage de folie et d’emphase à ce geste trop policé.

lundi 3 décembre 2018

« Hansel et Gretel » de Engelbert Humperdinck - Opéra de Mannheim - 02/12/2018


On reste toujours autant fasciné par le théâtre de répertoire à l’allemande et sa capacité à reprendre d’année en année des productions qui ont marquées plusieurs générations de spectateurs. Ainsi du Hansel et Gretel monté en 1970 par Wolfgang Blum, repris voilà deux ans pour la période de fêtes et à nouveau cette année: c’est là l’occasion de constater combien cet ouvrage reste un incontournable de l’apprentissage musical des plus jeunes en terre germanique, avec une salle pour moitié composée de jeunes têtes blondes. On imagine aussi l’émotion ressentie par ces parents qui accompagnent leurs enfants à ce spectacle d’une perfection classique et intemporelle, auquel ils ont peut-être également assisté dans leur enfance.

A l’instar du Parsifal redonné ici même au printemps, voilà l’occasion de retrouver un travail fidèle aux attendus de ce récit initiatique, offrant une mise en scène d’une grande lisibilité, à la scénographie délicate et poétique. On pourrait évidemment douter qu’un travail plus actuel insiste autant sur la couardise et la naïveté de Gretel face à son frère: quoi qu’il en soit, la direction d’acteur apporte une belle dynamique, sans temps mort, tout en s’appuyant sur des décors très évocateurs. C’est là l’une des grandes forces de ce spectacle (auquel les photos extraites ne rendent malheureusement qu’imparfaitement justice), tant les éclairages visitent et revisitent avec bonheur les moindres détails d’une forêt tour à tour merveilleuse et inquiétante. Blum n’oublie pas aussi quelques traits d’humour autour de l’inévitable balai de la sorcière, tout en se montrant inspiré par les tableaux féeriques de la fin du premier acte, notamment la splendide procession mystérieuse qui entoure peu à peu les deux endormis, bénis par la musique.


A Francfort en 2014, Keith Warner est allé plus loin encore dans cette voie de l’imaginaire poétique, tout en procédant à une modernisation du conte aussi percutante que pertinente. Deux visages d’un même ouvrage, distincts mais complémentaires, à consommer sans modération à Francfort comme à Mannheim. Dans cette dernière ville, on notera par ailleurs la belle homogénéité du plateau vocal réuni, dont se détachent les deux rôles-titres à force de fraîcheur d’incarnation et de beauté des timbres, le tout en une projection idéale. La puissance est également l’atout maître de Thomas Berau, tandis que Katharina von Bülow se distingue davantage dans les graves – avec un positionnement de voix plus en retrait dans l’aigu. Uwe Eikötter compose une sorcière d’une belle musicalité mais malheureusement au jeu trop prudent. Tous les seconds rôles sont parfaits, hormis la pâle Rosée de Ji Yoon. On félicitera enfin la direction gorgée de couleurs (splendides vents notamment) de Matthew Toogood, admirable de finesse dans la variation des climats, tout en assumant une vision dramatique sur la durée, d’une justesse de ton réjouissante.

dimanche 2 décembre 2018

« Ariane à Naxos » de Richard Strauss - Opéra de Francfort - 30/11/2018


Dernière irrévocable pour cette production d’Ariane à Naxos présentée avec succès voila cinq ans à Francfort ? Voilà en tout cas ce qu’annonce le site internet de l’Opéra pour inciter les derniers curieux à découvrir ce spectacle au très bon bouche à oreille. L’ancienne mezzo-soprano Brigitte Fassbaender joue en effet sur la carte d’un l’humour proche de la série française Palace, le tout magnifié par un décor irrésistible, au monumentalisme chic et minimaliste, puis transformé en un opportun cauchemar cubiste en seconde partie: c’est là l’une des grandes forces de cette mise en scène qui oppose habilement le délire populaire forain de Zerbinette et ses acolytes au regard solitaire et désabusé d’Ariane. Moquée tout du long, l’héroïne dépressive ne trouve ici en Bacchus qu’un manipulateur perfide et hilare face à sa naïveté. Malgré quelques gags redondants, l’énergie déployée fonctionne admirablement pendant toute la soirée, bénéficiant par ailleurs de quelques trouvailles visuelles étonnantes – notamment cet enchevêtrement géométrique projeté en vidéo sur le décor afin d’évoquer le fameux fil d’Ariane.

Dommage que le spectacle souffre de la direction confuse et laborieuse de Christoph Gedschold, qui peine à différencier les variations de climat entremêlées avec virtuosité par Strauss. Sans éviter quelques décalages, le chef allemand met trop peu en valeur les traits d’humour de la partition, le tout en des tempi qui respirent peu. On est bien davantage convaincu par le plateau vocal homogène réuni à Francfort, duquel ressort la toujours impeccable Claudia Mahnke. Sa force d’incarnation, tout autant que sa projection idéale, ravissent à chacune de ses interventions. Admirable techniquement, Christina Nilsson manque malheureusement par trop de variété dans ses phrasés pour donner davantage de saveur à son rôle. On pourra faire le même reproche à Elisabeth Sutphen, dont le chant appliqué manque lui aussi d’électricité. Elle recueille néanmoins des applaudissements nourris à l’issue du spectacle, tout comme le reste de la troupe. Malgré une émission étroite dans l’aigu, Vincent Wolfsteiner assure bien sa partie, à l’instar des seconds rôles, superlatifs.

samedi 1 décembre 2018

« Jenůfa » de Leos Janácek - Opéra de Wiesbaden - 29/11/2018


C’est toujours un plaisir de retrouver la charmante ville de Wiesbaden, en grande partie épargnée par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, et tout particulièrement son Opéra qui n’a rien à envier en qualité à son rival voisin situé à Francfort. En témoigne la production réussie de Jenůfa présentée jusqu’à la fin d’année dans la mise en scène d’Ingo Kerkhof. Autour d’une scénographie sobre et réaliste, tout autant que d’une direction d’acteur serrée, l’Allemand imprime une concentration pertinente au drame, tout en offrant quelques clins d’œil savoureux – telle cette présentation initiale des personnages face au public lors d’une vraie-fausse séance photographique à l’ancienne. Il sait aussi s’éloigner de son parti pris réaliste pour surprendre en faisant littéralement voler en éclat son décor à des moments-clefs de l’action.

Au-delà de ces atouts formels, la direction de Patrick Lange, Generalmusikdirektor, constitue l’une des grandes énigmes de la soirée, tant on aura rarement connu des sentiments aussi contradictoires face à un chef bien peu inspiré en première partie, avant de passionner ensuite. S’agissant d’un ouvrage où l’orchestre a une place prépondérante, le tempo beaucoup trop lent au I déçoit tant il apparaît peu compatible avec les éléments populaires très présents dans les ensembles. Pour autant, peu à peu, on se surprend à se délecter de cette lecture legato, admirable de respiration harmonieuse entre les pupitres, tout autant que de splendides couleurs dévoilées aux vents. Mais c’est surtout un III enfin plus engagé au niveau dramatique qui parvient à nous arracher quelques larmes inattendues lors du finale, et ce malgré un plateau vocal intéressant mais perfectible.


On retrouve avec bonheur le Laca de Daniel Brenna, déjà entendu dans ce rôle à Dijon, en remplaçant de luxe suite au retrait de Paul McNamara. L’Américain fait à nouveau valoir son incarnation vibrante, parfaitement projetée, même si on note toujours quelques passages en force. A ses côtés, Sabina Cvilak (Jenůfa) impressionne dans un premier temps par ses qualités techniques pour mieux décevoir ensuite par une interprétation trop monolithique sur la durée. Autour des impeccables Aaron Cawley et Daniel Carison, Anna Maria Dur (Grand-mère) affiche quelques lacunes dans les graves et la projection. Mais c’est plus encore Dalia Schaechter (Kostelnicka) qui peine dans l’aigu, étranglé, sans parler de son médium, souvent inaudible. Elle est pourtant chaleureusement applaudie à la fin de la représentation par le public, sans doute conquis par ses efforts visibles au niveau interprétatif.

mardi 20 novembre 2018

« Giselle » d'après le ballet d'Adolphe Adam - Akram Khan - Opéra des Flandres à Charleroi - 17/11/2018


Crée par l’English National Ballet en 2016, la Giselle chorégraphiée par Akram Khan (né en 1974) fait halte à l’Opéra des Flandres sur l’invitation du directeur du ballet Sidi Larbi Cherkaoui. Rien d’étonnant à cela tant les deux valeurs montantes contemporaines de la danse se connaissent bien depuis leur création commune de Zero degrees en 2005, un spectacle acclamé à travers le monde. Akram Khan choisit cette fois de s’intéresser à la Giselle (dont le titre complet est Giselle, ou les Wilis) d’Adolphe Adam, l’un des ballets les plus fameux du répertoire, créée en 1841. Las, les amateurs de musique romantique en seront pour leur frais puisque Khan ne garde de ce ballet que le livret, laissant de côté la musique d’Adam pour lui substituer celle de Vincenzo Lamagna.

C’est la deuxième fois que Khan fait appel à ce compositeur basé à Londres, après Until the Lions créé à Londres en 2016, puis à Paris à la Grande Halle de la Villette dans la foulée. Sa musique accessible fait appel à de multiples références, aussi bien bruitistes (nombreuses percussions, des bruits de verre aux chaînes, etc) que tirées de mélodies traditionnelles : on remarquera que le folklore celtique est ici très présent alors que les Wilis sont issues de la mythologie slave. Cela étant, Adam n’avait pas non plus cherché à se rapprocher de cette source musicale logique. Souvent proche de la musique de film, la composition de Lamagna use et abuse de tics d’écriture fatiguant à la longue, comme cet emploi des basses quasi-omniprésent, dont les ostinato inquiétants en crescendo masquent peu à peu une mélodie souvent simple en contraste dans les aigus. Quelques belles idées permettent cependant un intérêt constant, tel que cet emploi de la guitare électrique en résonnance afin de figurer la sirène d’un cargo.


C’est surtout au niveau visuel que ce spectacle emporte l’adhésion, autour d’éclairages admirablement variés, dont on retient les contre-jours finement ciselés qui permettent de voir les danseurs comme des ombres fugitives dans leurs allées et venues. L’imagination de Khan permet des tableaux sans cesse renouvelés, en une énergie revigorante toujours en mouvement mais très précise dans ses scènes de groupe. C’est là l’une des grandes forces de ce spectacle, auquel Khan adjoint un mur en arrière-scène pour figurer la problématique des migrants, évidemment absente de l’histoire originale. Si l’idée ne convainc qu’à moitié sur le fond, elle est traitée de manière magistrale au niveau visuel, notamment lorsque le mur tourne sur lui-même comme suspendu dans les airs, tandis que l’ensemble de la troupe du ballet de l’Opéra des Flandres affiche un niveau superlatif, à l’instar du précédent spectacle vu l’an passé à Anvers.

lundi 19 novembre 2018

« De la maison des morts » de Leoš Janáček - Théâtre royal de La Monnaie à Bruxelles - 16/11/2018


Déjà présentée à Londres en début d’année, avant Lyon l’an prochain, la production de De la maison des morts imaginée par Krzysztof Warlikowski fait halte à Bruxelles pour ce mois de novembre. Las, le metteur en scène polonais apparaît en toute petite forme, autant dans sa proposition esthétique cheap qu’au niveau des multiples provocations trash souvent incohérentes. Pourquoi affubler les personnages de masques blancs à plusieurs moments du spectacle ? Pourquoi nous infliger ces poupées gonflables, d’une rare laideur, à plusieurs reprises violentées par les chanteurs ?

Autour de ces questions laissées sans réponse, Warlikowski fait le choix d’une mise en scène ultravitaminée, façon cabaret, à mille lieux éloignée du travail de Patrice Chéreau (donné notamment à Aix et Paris). Si l’idée de donner davantage d’action à un livret trop statique peut bien entendu se concevoir, on regrette que cela se traduise par un surjeu constant, sans bénéficier de l’habituel sens esthétique propre au Polonais (comme le donnait encore à voir son remarquable spectacle Bartók / Poulenc repris à Garnier en début d’année). Dans la même idée, Warlikowski choisit de meubler les interludes orchestraux par des extraits vidéos de Michel Foucault, puis d’un anonyme – une idée intéressante mais trop survolée là aussi.


La transposition dans un pénitencier américain donne à voir des prisonniers aux attitudes vulgaires, auxquels la pratique du basket ball est réservée aux seules personnes de couleur noire – ce cliché ne pouvait-il pas être évité ? La scénographie intéressante avec ses multiples points de vue (plateau nu, couloir vitré en étage et bloc amovible) n’est qu’imparfaitement exploitée et seule la scène de théâtre dans le théâtre, malgré ses outrances et singeries, convainc quelque peu. On notera par ailleurs l’intéressante idée d’habiller dès le début du spectacle le personnage d’Alieïa en femme, ceci pour marquer les connotations homosexuelles de sa relation avec Gorjantchikov, ou encore celui de donner davantage de présence scénique à l’unique personnage féminin.

Autour de cette mise en scène peu inspirée, l’autre grande déception de la soirée vient de la fosse. Ivre de tempi dantesques, le chef allemand Michael Boder propose une lecture en noir et blanc qui ne s’intéresse qu’aux seuls crescendo dramatiques pour laisser de côté les contrastes lyriques et poétiques, peu audibles ici. Fort heureusement, le plateau vocal réuni affiche une belle cohésion d’ensemble d’où ressort l’intense Gorjantchikov de Willard White  ou le touchant Aljeja de Pascal Charbonneau. De quoi nous consoler les oreilles, à défaut des yeux !

dimanche 18 novembre 2018

« Simon Boccanegra » de Giuseppe Verdi - Opéra Bastille à Paris - 15/11/2018


Comment démêler l’intrigue particulièrement confuse du Simon Boccanegra de Verdi ? Pour répondre à ce défi ardu auquel chaque metteur en scène est confronté, Calixto Bieito choisit de botter en touche en imaginant un rôle-titre psychologiquement détruit par la mort de sa compagne Maria et par l’enlèvement de sa fille. Dès lors, la confusion du héros rejoint celle de l’intrigue, en une suite d’événements et d’ellipses où Simon évolue comme un pantin hagard et sans émotion : hanté par ce passé qui ne passe pas, l’ancien corsaire devenu Doge de Gênes voit ainsi continuellement roder autour de lui le fantôme de Maria sur la scène nue ou à travers la gigantesque carcasse métallique de son ancien bateau – seul élément de décor pendant tout le spectacle.

Symbole de son enfermement psychologique, cette épave spectaculaire magnifiée par de splendides éclairages est l’incontestable atout visuel de cette production très réussie de ce point de vue, mais malheureusement trop intellectuelle et répétitive dans ses partis-pris. Sans compenser le statisme à l’oeuvre, les projections vidéos de plus en plus fréquente en arrière-scène donnent à voir avec pertinence les divagations mentales de Simon, englué dans des visions incohérentes. On pense plusieurs fois à quelques images empruntées à Kubrick, notamment les errances de Simon et Maria stylisées par les éclairages de l’épave, ou encore au Hitchcock des visions psychédéliques de Vertigo (Sueurs froides). Quoi qu’il en soit, malgré ces atouts formels, le travail de Calixto Bieito reçoit une salve copieuse de huées en fin de représentation, suite logique de la perplexité manifestée par une grande partie du public à l’entracte face à cette abstraction résolument glaciale.


Fort heureusement, tout le reste du spectacle n’appelle que des éloges. A commencer par la fosse avec le trop rare Fabio Luisi (Génois lui aussi) à Paris : un grand chef est à l’oeuvre et ça s’entend ! Avec sa direction qui prend le temps de sculpter les moindres raffinements orchestraux du Verdi de la maturité sans jamais perdre la conduite du discours musical, on se surprend à imaginer le choc stylistique qu’un tel ouvrage dû représenter à sa (re)création en 1881, lorsque le Maitre italien fit son retour triomphal après plusieurs années de silence. A l’instar de l’Orchestre de l’Opéra de Paris qui lui réserve de chaleureux applaudissements en fin de spectacle, on espère revoir très vite ce chef inspiré dans la capitale. A ses cotés, la plus grande ovation est reçue par l’impérial Ludovic Tezier dans le rôle-titre : dans la douleur comme dans les rares moments de fureur (la scène du Conseil), il compose un Simon Boccanegra d’une grande humanité, bien aidé par des phrasés aussi souples qu’aisés.

Les hommes sont particulièrement à la fête avec l’autre grande satisfaction de la soirée, la basse Mika Kares, dont on aurait aimé son rôle de Jacopo plus développé encore, tant son autorité naturelle et sa projection vibrante se mettent au service d’un timbre splendide. On est aussi séduit par les couleurs et la variété d’incarnation du Gabriele de Francesco Demuro, tandis que Nicola Alaimo et Mikhail Timoshenko (le jeune chanteur mis en avant dans le beau documentaire L’Opéra en 2017) affichent des qualités vocales superlatives. Après des débuts hésitants dus à une ligne vocale qui met à mal la justesse, Maria Agresta se reprend pour aborder avec vaillance et musicalité un rôle à sa mesure. De quoi compléter un plateau vocal quasi parfait, à même d’affronter ce sombre Verdi, admirable diamant noir avant les deux derniers chefs d’oeuvre élaborés à nouveau avec son compatriote Boito.

dimanche 11 novembre 2018

« Samson et Dalila » de Camille Saint-Saëns - Opéra de Massy - 09/11/2018


Déjà présentée à Maribor (Slovénie) en 2016, puis à Metz en juin dernier, la production de Samson et Dalila imaginée par le metteur en scène belge Paul-Emile Fourny fait halte avec bonheur à Massy. L’actuel directeur artistique de l’Opéra-Théâtre de Metz Métropole (depuis 2011) a permis cette reprise avec «son» ballet, à l’excellence reconnue, tout en s’adjoignant les forces vocales du chœur lorrain - en plus de quelques membres du Chœur de l’Opéra de Massy. C’est là l’un des grands atouts de ce spectacle, tant le rôle du chœur apparaît important, surtout dans la première partie guerrière. D’abord un peu hésitants, les chanteurs ainsi réunis prennent confiance peu à peu et apportent beaucoup de cohésion et de précision à l’ensemble de leurs interventions, bien aidés par la direction flamboyante de David Reiland, déjà très convaincant en début d’année pour la rarissime Sirène d’Auber à Compiègne. Il mouille littéralement la chemise tout au long de la soirée, fouillant les moindres recoins de la partition en un sens de la respiration très inspiré dans la progression dramatique. On louera également les danseurs, très à l’aise dans les deux ballets proposés, notamment l’ensorcelante Bacchanale au III.

Paul-Emile Fourny joue comme à son habitude la carte de la sobriété, autour d’une scénographie minimaliste qui évoque des lieux intemporels, presque futuristes dans l’abstraction géométrique visible en arrière-scène. Les costumes très à-propos modernisent discrètement les drapés à l’ancienne pour leur donner une coloration qui rappelle l’univers des films de fantasy. Mais ce sont surtout les huit immenses monolithes mouvants qui donnent une force brute à l’ensemble, offrant un écrin spectaculaire aux protagonistes. Le III est une grande réussite du fait d’une action plus soutenue encore, avant l’image finale saisissante, étouffant les protagonistes sous les monolithes. On regrettera seulement une direction d’acteur à la gestuelle caricaturale et répétitive pour les deux rôles principaux, et ce malgré une attention bienvenue aux moindres inflexions musicales de Saint-Saëns.


Parmi les grandes satisfactions de la soirée figure la découverte de l’Albanaise Vikena Kamenica, aux phrasés langoureux et gorgés de couleurs. Son interprétation vénéneuse donne une grande densité à son personnage, à laquelle ne manque qu’une projection vocale plus affirmée dans le medium. C’est certainement ce qui lui vaut des applaudissements polis mais peu chaleureux en fin de représentation. A ses côtés, Jean-Pierre Furlan ne manque pas de puissance en comparaison mais déçoit dans les passages plus apaisés du fait d’une émission étroite et engorgée. Il assure cependant l’essentiel, bien épaulé par le solide Grand Prêtre de Dagon incarné par Alexandre Duhamel, dont on aimerait davantage de variété dans le chant propre mais sans grande surprise. Tous les seconds rôles sont parfaits, particulièrement le superlatif Abimélech de Patrick Bolleire. Assurément un spectacle d’un très bon niveau global, à juste titre célébré par un public manifestement conquis en fin de représentation.

vendredi 9 novembre 2018

« A Child of our times » de Michael Tippett - Thomas Adès - Philharmonie de Paris - 07/11/2018

Thomas Adès
Régulièrement donné Outre-Manche, l’oratorio de Michael Tippett (1905-1998) fait plus rarement son apparition dans nos contrées: on se souvient ainsi d’un très beau concert donné en 2011 à la salle Pleyel avec les forces du Philharmonique de Radio France. Le chef-d’œuvre de jeunesse de son auteur revient cette fois avec l’Orchestre de Paris, qui le fait ainsi entrer à son répertoire. Si l’on ne peut que saluer cette initiative, force est de constater qu’il faudra encore fréquenter plus souvent cet ouvrage à l’avenir pour lui rendre pleinement justice, tant son écriture rigoureuse nécessite une parfaite mise en place avec un chœur à même de saisir les subtilités de ces flots mouvants et poétiques. Contrairement au War Requiem de Britten écrit en 1962 à l’occasion de l’inauguration de la cathédrale de Coventry reconstruite, la composition d’Un fils de notre temps trouve son origine en 1939 dans l’un des événements annonciateurs du second conflit mondial, la tristement célèbre Nuit de Cristal et son pogrom funeste.

Si Tippett emprunte son titre à la pièce éponyme du dramaturge hongrois Odön von Horváth, il n’en reprend aucun élément dramatique, préférant s’interroger sur l’impuissance individuelle face au déchaînement de l’ivresse collective, ignorante et aveugle dans sa déraison. Si le texte dû à Tippett lui-même n’est pas toujours d’une grande qualité d’écriture, c’est davantage la musique qui surprend par ses emprunts variés, portant les effluves évanescents chers à Delius en contraste avec les ruptures nombreuses à l’orchestre. Son écriture chorale l’éloigne de son contemporain Britten (pacifiste comme lui) pour le rapprocher des plus grands noms de la musique anglaise, d’Elgar à Vaughan Williams, sans parler des madrigaux élisabéthains, du jazz et plus encore de la musique chorale noire américaine (les fameux spirituals, souvent donnés à part). Les courts motifs mélodiques entremêlés sont parfois frustrants tant on aimerait les voir davantage développés: il n’en reste pas moins que la concentration et la ferveur de Tippett impressionnent tout du long, en un ton grave et sombre qui ose une lumière bienvenue dans l’ultime et intense spiritual, «Deep river».


On l’a dit plus haut, l’interprétation souffre de quelques approximations dues à la direction brouillonne de Thomas Adès (né en 1971), tandis que la qualité des quatre solistes réunis sauve l’ensemble. On se félicitera ainsi du choix de la soprano américaine Michelle Bradley, au timbre splendide porté par une émission souple et aérienne. A peine pourra-t-on lui reprocher un aigu un peu moins agile – un détail à ce niveau. Sarah Connolly a pour elle des phrasés d’une noblesse admirable, malheureusement un rien en retrait au niveau de la projection. Mark Padmore a encore de beaux restes de ce point de vue, sans parler de ses intentions dramatiques. Attention toutefois à ne pas aller vers des rôles trop lourds, tant l’émission apparaît de plus en plus instable. John Relyea assure bien sa partie quant à lui, autour de graves solides, même si l’on pourrait attendre davantage de couleurs ici et là.


En première partie de soirée, Thomas Adès confirme le goût anglais pour Berlioz en choisissant d’exhumer une ouverture de jeunesse qui n’avait plus été donnée par l’Orchestre de Paris depuis 1979 et... Colin Davis. L’Ouverture des Francs-Juges, composée en 1826, fait entendre un Berlioz à l’inspiration inégale, au souffle mélodique et lyrique puissant, tout en affirmant déjà un goût pour les effets orchestraux verticaux. On est bien davantage séduit par la légèreté minimaliste du Polaris (2010), «voyage pour orchestre» d’Adès dont les mélodies entrecroisées emportent l’auditoire par leur ton envoûtant et hypnotique. La spatialisation des cuivres en hauteur permet de bien saisir les oppositions avec les aigus principalement portés par les cordes et vents (notamment l’emploi de deux piccolos) sur la scène. Avec cette partition essentiellement tonale, Adès défend une musique classique accessible, à l’écriture orchestrale virtuose. La fusion des timbres et la rythmique font penser à John Adams, tandis que l’ostinato à la trompette évoque Aaron Copland, voire Charles Ives dans le chatoiement des couleurs.

vendredi 26 octobre 2018

Oeuvres de Joseph Haydn, Jean-Baptiste Davaux et Louis-Charles Ragué - Julien Chauvin - Auditorium du Louvre - 24/10/2018

Julien Chauvin
Après avoir passé plusieurs années à codiriger Le Cercle de l’harmonie avec Jérémie Rhorer, Julien Chauvin (né en 1979) poursuit sa découverte du répertoire symphonique du XVIIIe siècle avec son ensemble Le Concert de la Loge : la sortie récente du troisième disque consacré aux Symphonies parisiennes permet au jeune chef français de continuer à nous proposer de découvrir des contemporains de Haydn aux côtés des chefs-d’œuvre bien connus du maître autrichien. Ainsi de Jean-Baptiste Davaux (1742-1822), né comme Berlioz à La Côte-Saint-André, dont la figure avait été mise en avant par un disque déjà ancien du Concerto Köln autour de «La Prise de la Bastille» (Capriccio, 1989, réédité en 2008). On aurait plutôt aimé la reprise de la symphonie de Dittersdorf qui a donné son nom au disque, mais il n’en reste pas moins que la symphonie de Davaux fait son effet au concert grâce aux extraits d’airs patriotiques célèbres toujours connus aujourd’hui, tels que La Marseillaise, La Carmagnole ou le fameux «Ah! ça ira, ça ira, ça ira!». Accompagné de la violoniste Chouchane Siranossian, Julien Chauvin fait valoir un éclat bienvenu en soliste, tandis que sa partenaire se montre plus en retrait dans l’intention, ce malgré d’impeccables qualités techniques.

Plus intéressante, la Première Symphonie de Louis-Charles Ragué (1744-1793) nous transporte en des états d’âme pré-révolutionnaires volontiers fougueux et exacerbés dans les mouvements extérieurs. C’est là où Chauvin se montre à son meilleur, avec une énergie rythmique qui met en valeur les attaques sèches et l’articulation en des tempi très rapides, sans vibrato. On aimerait davantage de respiration ici et là, à même de mettre en valeur les crescendos et les passages aériens en contraste, avec davantage de couleurs. Ces défauts sont également visibles dans la Quatre-vingt-septième Symphonie de Haydn, découpée en deux parties à l’instar de ce qui se pouvait se faire à l’époque – dixit Chauvin. A ce compte-là, quitte à jouer l’authenticité, Chauvin devrait aller jusqu’au bout de sa logique et nous proposer un concert autrement plus consistant en termes de durée: les nombreux programmes reproduits dans le Joseph Haydn de Marc Vignal (Fayard, 1988) démontrent aisément combien les auditeurs de la fin du XVIIIe siècle ne se contentaient pas de trois maigres symphonies, aussi réussies soient-elles.

mardi 23 octobre 2018

« Te Deum » de Jean-Baptiste Lully et « Missa Salisburgensis » de Heinrich Biber - Václav Luks - Chapelle royale de Versailles - 20/10/2018

Václav Luks
Afin de célébrer le centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, Versailles met à l’honneur deux ouvrages contemporains du baroque triomphant: le Te Deum de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) et la Missa Salisburgensis de Heinrich Biber (1644-1704). Ce concert placé sous le patronage de la Commission européenne sera repris de Prague à Rome, en passant par Dresde. En première partie de soirée, le Te Deum (1677) fait entendre un Lully davantage tourné vers l’expression de courts motifs mélodiques et rythmiques, où les solistes se détachent dans les parties plus apaisées. Luks séduit autant qu’il agace, respirant peu dans les fins de phrases, comme à son habitude, ce qui est dommageable à l’esprit éthéré de maints passages. Il convainc pleinement, en revanche, dans les fulgurances excitantes et bienvenues en contraste.

Le chef tchèque est manifestement plus à son aise pour magnifier la figure méconnue de son compatriote Biber, poursuivant ainsi une reconnaissance entamée au disque dans les années 1980 par les plus grands chefs baroques (Reinhard Goebel, Ton Koopman ou Gustav Leonhardt par exemple): de quoi découvrir les chefs-d’œuvre du maître bohémien, des grandes messes jusqu’à l’intimisme émouvant des Sonates du Rosaire (1678). Composée à l’occasion du 1100e anniversaire de la fondation de l’archevêché de Salzbourg, la Missa Salisburgensis (1682) fait valoir un climat spectaculaire porté par les trompettes irradiantes, à même de symboliser la puissance du catholicisme face aux voisins protestants.

La chapelle royale de Versailles propose à nouveau cet ouvrage seulement deux ans après un premier concert confié aux mêmes interprètes, preuve s’il en est du succès grandissant de cette Messe. Il est vrai que le lieu se prête parfaitement à la spatialisation voulue par la répartition des effectifs colossaux de Biber: l’orchestre à cordes, les théorbes et les choristes des Pages du Centre de musique baroque de Versailles et du Collegium Vocale 1704 prennent place sur la scène face au chef, tandis que les autres interprètes se répondent à l’étage, du chœur d’enfants aux trompettes et timbales (par deux), sans compter le pupitre de vents! On comprend qu’un tel succès soit repris ici-même, à l’instar des autres raretés régulièrement promues par Versailles: à cet égard, on ne manquera pas Le Déluge universel de Falvetti proposé en juin prochain par Leonardo García Alarcón.

Si les chœurs se montrent quelque peu hésitants au début de la Messe, ils se rattrapent ensuite, bien aidés par la direction énergique de Václav Luks, qui met admirablement en valeur les oppositions entre les différents pupitres. Le chef tchèque se montre plus à son aise dans cet ouvrage, particulièrement dans les passages homophones ou les fugues bien maîtrisées. Il sait aussi s’apaiser dans les passages plus intimes qui mettent en avant les solistes du chœur, tous sollicités ici. Leur niveau homogène, sans briller, permet une bonne prestation globale, justement saluée en fin de représentation par un public venu en nombre.

dimanche 21 octobre 2018

« Le Mariage secret » de Domenico Cimarosa - Opéra royal de Wallonie à Liège - 19/10/2018


Fidèle à son credo de présenter des « mises en scène qui respectent le public », c’est-à-dire éloignée de la regietheater à l’allemande, Stefano Mazzonis di Pralafera reprend l’un de ses tout premier spectacle présenté depuis son arrivée en 2007, en tant que directeur général et artistique de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège. La saison initiale de son mandat avait démontré tout son goût pour un répertoire italien délaissé, osant mettre à l’affiche Cherubini, Rinaldo di Capua et Cimarosa dans trois intermezzi savoureux, avant de rendre ensuite hommage à la gloire locale Gretry, avec Guillaume Tell et Zemire et Azor, notamment.

Avec cette reprise du Mariage secret, on ne se plaindra pas de retrouver l’incontestable chef d’oeuvre de Cimarosa, dont Rossini fit son miel, même si on aimerait aussi un intérêt plus poussé pour les autres ouvrages (plus de soixante-dix!) qui ont jalonné la carrière du Napolitain. Si la création de cette production, captée au dvd, avait fait appel à l’expérimenté Giovanni Antonini à la baguette, la direction est cette fois confiée à Ayrton Desimpelaere (né en 1990) dont c’est là la toute première production lyrique, après trois ans passés en tant qu’assistant chef d’orchestre à l’Opéra de Liège. Quelques décalages, sans doute dus au stress, sont audibles en première partie, avant de se résorber ensuite : gageons que les prochaines représentations sauront lui donner davantage d’assurance. Sa lecture privilégie des tempi allants qui mettent admirablement en valeur l’ivresse rythmique et le sens mélodique de Cimarosa, au détriment de certains détails peu fouillés, ici et là – délaissant le rôle de l’orchestre dans le piquant et la verve moqueuse. Peut-être qu’une opposition plus prononcée entre les différents pupitres de cordes aiderait avantageusement à stimuler un orchestre très correct, mais dont on aimerait entendre davantage la personnalité et le caractère.

Le meilleur de la soirée se trouve au niveau du plateau vocal, d’une très belle homogénéité, surtout chez les femmes. Malgré les quelques interventions décalées avec la fosse, Céline Mellon (Carolina / photo ci contre) s’impose au moyen d’une émission ronde et souple, permettant des vocalises d’une facilité déconcertante, autour d’une interprétation toute de charme et de fraîcheur. Sophie Junker n’est pas en reste dans le rôle de sa soeur Elisetta, donnant davantage de mordant et de couleurs en comparaison. Annunziata Vestri (Fidalma) fait valoir de beaux graves, malgré une agilité moindre dans les phrasés. C’est là le grand point fort de Patrick Delcour (Geronimo), par ailleurs irrésistible dans ses réparties comiques. Son timbre un peu fatigué convient bien à ce rôle de barbon moqué par tous ceux qui l’entourent. Matteo Falcier (Paolino) a pour lui une ligne gracieuse, tout en laissant entendre quelques imperfections dans l’aigu. C’est sans doute l’un des interprètes les moins à l’aise de la soirée avec Mario Cassi (Comte Robinson), seul rescapé de la production de 2008. Le baryton italien qui a chanté avec les plus grands (Abbado, Muti…), manque de projection, compensant cette faiblesse par une ligne de chant délicate et une interprétation toujours à propos.

On terminera rapidement sur la mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera qui reprend décors et costumes à l’ancienne pour proposer un spectacle convenu et sans audace. S’il semble difficile de faire le choix d’une transposition ici, on aurait aimer davantage de folie et d’imagination, au moins au niveau visuel, à même de nous démontrer que cette histoire reste on ne peut plus actuelle. Quoiqu’il en soit, le travail proposé (particulièrement varié et réussi au niveau des éclairages) est d’une probité sans faille, acclamé par un public visiblement ravi en fin de représentation par les aspects bouffes mis en avant ici.

lundi 8 octobre 2018

« Simon Boccanegra » de Giuseppe Verdi - Opéra de Marseille - 05/10/2018



Immense baryton italien à la carrière qu’on ne présente plus, Leo Nucci (76 ans) continue de s’illustrer sur les plus grandes scènes avec bonheur, imposant une longévité vocale qui force l’admiration (voir par exemple tout récemment à Vérone ou à Liège). Parallèlement, le vétéran poursuit une activité de metteur en scène entamée en 2013, lorsque Busseto lui demanda de prendre la suite de Lamberto Puggeli, tombé malade. Avec cinq mises en scène à son actif à ce jour, Nucci fait ses débuts en France avec cette production de Simon Boccanegra, créée l’an passé au Teatrio Municipale di Piacenza (Plaisance, au sud de Milan). Une nouvelle casquette très attendue puisque le baryton peut s’enorgueillir d’avoir chanté plus de deux cents fois le rôle-titre dans sa carrière, dont encore récemment à Parme.

Las, le metteur en scène en herbe déçoit très vite, tant ses intentions réduisent son travail à une simple mise en espace agrémentée de décors bien ficelés mais convenus, tandis que les éclairages très classiques n’apportent que peu de variations aux différents tableaux présentés. Les costumes d’époque splendides parachèvent cette vision qui nous ramène plus de soixante ans en arrière, à une époque où le théâtre n’avait pas sa place à l’opéra, autour de scénographies en carton-pâte et d’une direction d’acteur figée. Face à d’autres théâtres qui célèbrent chaque année les mises en scène modernes fondatrices (voir par exemple l’épure du Parsifal de 1957 repris chaque année à Mannheim), Leo Nucci assume ses choix et préfère une mise en scène qui s’efface devant les chanteurs. Soit. Mais n’est-il pas possible de trouver une voie médiane entre les excès de l’eurotrash et le conformisme mou ainsi affiché? S’agissant d’un livret aussi obscur et mal conçu que celui de Simon Boccanegra, le rôle du metteur en scène est d’aider le public à y voir plus clair, à comprendre les ressorts d’une action bien confuse. Rien ici ne participe de ce travail nécessaire. Quoi qu’il en soit, cette production a au moins pour mérite de présenter des tableaux bien différenciés et agréables visuellement, à même de saisir le climat général très sombre de cette ultime version de Simon Boccanegra (1881): de quoi expliquer l’accueil très chaleureux du public en fin de représentation, il est vrai conquis à juste titre par un plateau vocal d’excellente tenue.


Déjà acclamé ici-même dans Macbeth en 2016, Juan Jesús Rodriguez s’impose dans le rôle-titre au moyen de phrasés d’une noblesse éloquente, instillant des modulations émouvantes qui dénotent son attention au texte. Son timbre légèrement fatigué convient admirablement au rôle, achevant de composer une interprétation de grande classe. On espère revoir très vite ce baryton bien rare en France. A ses côtés, Nicolas Courjal impose un Fiesco admirable de noirceur, dont l’émission au léger vibrato bénéficie d’un timbre toujours aussi superbe. Olesya Golovneva n’est pas en reste dans son interprétation, autour d’un chant haut en couleurs mais qui manque parfois de tenue dans le suraigu. Plus décevant, Riccardo Massi montre quelques difficultés techniques dans les accélérations et quelques détimbrages malheureux. Il s’en sort néanmoins grâce à une belle présence sur scène, de même que le superlatif Paolo d’Alexandre Duhamel, qu’on aurait aimé entendre dans un rôle plus étoffé encore.


On mentionnera encore l’excellence du Chœur de l’Opéra de Marseille, très précis dans leurs différentes interventions, tandis que Paolo Arrivabeni conduit ses troupes avec une autorité naturelle confondante. Sa direction dramatique très à-propos reste constamment au plus près des intentions de l’ouvrage, dévoilant une myriade de détails dans l’harmonie plus fouillée du Verdi de la maturité. A l’instar du plateau vocal réuni, il est vivement applaudi par le chaleureux public de Marseille, très démonstratif.

mardi 2 octobre 2018

« Les Fées du Rhin » de Jacques Offenbach - Opéra de Tours - 30/09/2018


Déjà ressuscité en 2002 par le Festival de Montpellier, l’opéra romantique Les Fées du Rhin fait aujourd’hui son grand retour à Tours pour une double première: sa création mondiale dans la langue de Molière et sa création scénique en France, là où Montpellier s’était contentée d’une version de concert en allemand. Créé à Vienne en 1864 en une adaptation allemande réduite à deux actes, cet ouvrage sérieux invite à nous éloigner de l’image bouffe à laquelle on réduit souvent Offenbach, même si on pourra être déçu par son livret rocambolesque, accumulant raccourcis et invraisemblances. Outre ces critiques justifiées, l’absence de production dans notre pays peut s’expliquer par la présence insolite d’un chœur célébrant la terre allemande: il s’agit sans doute là d’un clin d’œil audacieux d’Offenbach pour affirmer ses origines germaniques et conquérir Vienne, mais qui solda définitivement le sort de cet ouvrage dans notre pays après la défaite de 1870.

Reconstruite par Jean-Christophe Keck, la version en quatre actes est aujourd’hui présentée avec quelques rares coupures à l’Opéra de Tours, alors que les représentations de la fin de l’année en Suisse se limiteront à une version plus réduite, avec un plateau vocal différent (hormis Serenad Burcu Uyar et Guilhem Worms). L’Ouverture fait résonner d’emblée la mélodie bien connue qu’Offenbach réutilisera dans la Barcarolle des Contes d’Hoffmann: une musique irrésistible qui servira ensuite de leitmotiv pour les apparitions fantastiques des fées. Globalement, Offenbach fait ici valoir son talent mélodique en des climats admirablement variés, autour d’un chœur très présent. Ce sont précisément les chœurs et les ensembles qui laissent une impression vibrante en fin de soirée, là où l’inspiration d’Offenbach est à son meilleur.

Il faut dire que le Chœur de l’Opéra de Tours n’est pas pour rien dans cette ivresse bienvenue, tant ses qualités de cohésion et de précision emportent l’adhésion. Une des grandes satisfactions de la soirée avec la direction de Benjamin Pionnier, toute de finesse et d’attention à l’étagement des mélodies entrecroisées: on pourrait évidemment souhaiter plus d’électricité dans certains passages, mais son geste sûr respire sans jamais s’alanguir, donnant beaucoup de noblesse à cet Offenbach ambitieux. L’Orchestre symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours, très en forme, semble faire corps avec son chef, hormis quelques rares imperfections dans les départs aux cuivres.


Le plateau vocal réuni est malheureusement plus inégal en comparaison, même si on pourra noter une attention générale à la prononciation et au texte. C’est tout particulièrement vrai pour Guilhem Worms (Gottfried), dont chacune des interventions est un régal. Son timbre splendide, tout autant que la sûreté et la largeur d’émission, lui permettent de tenir son rôle avec beaucoup de conviction. A ses côtés, Marie Gautrot (Hedwig) fait valoir une présence tout aussi vibrante, autour de phrasés admirables de couleur et parfaitement projetés. La ligne est moins tenue pour la décevante Serenad Burcu Uyar (Laura), par ailleurs peu crédible scéniquement et stylistiquement. C’est d’autant plus regrettable que les moyens sont là, mais mal exploités. Outre l’inaudible Sébastien Droy (Franz), on mentionnera la prestation frustrante de Jean-Luc Ballestra (Conrad), qui alterne le meilleur comme le pire avec une assurance pourtant éclatante. Dès lors que la voix est bien placée, on a là l’un des barytons les plus irrésistibles du moment à force d’intention et de présence, mais que dire lorsque le timbre se délite en un râle indigne d’un chanteur de ce niveau? C’est d’autant plus surprenant que ces difficultés techniques apparaissent d’emblée et non pas sur la durée, comme l’expression d’un chant négligent et nonchalant, avec de nombreux passages en force pour compenser.

Copieusement sifflée en fin de représentation, la mise en scène de Pierre-Emmanuel Rousseau tente d’animer le plateau en transposant l’action dans la barbarie des conflits de l’ex-Yougoslavie. Rien de nouveau dans cette proposition qui peut se défendre, mais qui joue trop lourdement sur la fureur et les affirmations d’autorité répétées. S’il est vrai que le livret ne passionne guère, faut-il pour autant multiplier aussi systématiquement les menaces et autres singeries avec les armes? On a parfois l’impression d’assister à une série américaine autocentrée sur sa fascination pour la violence, en mal d’idées. Pour autant, Pierre-Emmanuel Rousseau se montre plus à son aise avec l’expression du merveilleux, dévoilant un beau tableau animal lors du ballet au III. De quoi donner un moment de poésie bienvenue, mais trop rare, à cette mise en scène qui se repose trop sur le jeu (perfectible) des interprètes.