lundi 27 juin 2022

« Turandot » de Giacomo Puccini - Daniel Kramer - Opéra de Genève - 24/06/2022

Le metteur en scène Daniel Kramer (né en 1977) devait faire ses débuts fin 2015 à l’Opéra de Genève pour La Flûte enchantée : sa proposition jugée trop provoquante pour les fêtes de Noël fut remplacée à la dernière minute par une reprise plus consensuelle, due à Jürgen Rose. Il aura donc fallu attendre sept ans pour réparer cet incident heureusement rarissime, du fait de l’intervention d’Aviel Cahn, directeur de l’institution genevoise depuis 2019. Les deux hommes se connaissent en effet pour avoir travaillé plusieurs fois ensemble à l’Opéra des Flandres, au service d’une vision commune osant secouer les codes traditionnels de l’Opéra pour l’ancrer dans une vision contemporaine et réflexive.

Avec Turandot (1924), dernier ouvrage lyrique inachevé de Giacomo Puccini (1858-1924), Daniel Kramer s’interroge sur les raisons qui poussent Calaf à tout sacrifier pour conquérir sa future promise, se révélant au moins aussi cruel et inhumain que Turandot pour parvenir à ses fins. N’est-ce pas sa volonté d’obtenir l’amour de la Princesse qui le conduit à proposer une ultime énigme, fatale pour ses proches ? L’une des scènes les plus réussies de la production est précisément celle du sacrifice de Liù, enfermée dans une cage en verre suspendue dans les airs, à l’instar de Timur : c’est pourtant Calaf qui subit les affres physiques de la torture, comme si Liù et son père ne représentaient qu’une part symbolique de lui-même, à laquelle il faut renoncer pour accéder à Turandot.

Kramer choisit de faire table rase de la plupart des références historiques orientales pour transposer l’action en un univers fantastique irréel, mettant l’accent sur la futilité des personnages secondaires, tous réduits à leur condition de sous-fifres, incapables de conduire leur destin. Calaf vient ainsi plusieurs fois saluer la foule, ivre du spectacle que veut bien lui accorder l’Empereur pour nourrir sa vacuité, à la manière des joutes romaines cruelles au Cirque. Dans cette optique, l’insistance appuyée des scènes d’émasculation vient aussi rappeler l’hyper sexualisation sous-jacente tout au long de l’ouvrage. Tous plus farfelus les uns que les uns autres, les superbes costumes de Kimie Nakano apportent, eux aussi, un climat d’étrangeté (un rien bling bling), qui n’est pas sans rappeler l’imagination délirante d’Ersan Mondtag (voir notamment Le Lac d’argent de Weill à Gand l’an passé, ou L’Antéchrist de Rued Langgaard, plus récemment à Berlin), tandis que la scénographie joue sur l’exploration des différents espaces géométriques – le plateau tournant aidant à cette maestria étourdissante et parfaitement réglée.

A l’inverse, le travail sur les éclairages, imaginé par le collectif japonais teamLab, ne convainc pas immédiatement, tant on peine à lui trouver un sens au-delà de la seule beauté visuelle de son feu d’artifice de faisceaux lumineux, utilisé principalement pour magnifier les emphases impériales. On peine également à saisir pourquoi les éléments – terre et eau – sont mis en avant en première partie, avant que le duo final ne vienne donner une explication : Kramer imagine en effet Turandot comme une représentation symbolique de la déesse Gaia, à l’origine de toute vie suite à sa rencontre avec l’Amour (Eros). C’est bien ainsi que l’on doit comprendre l’entrée fugitive et menaçante de Turandot au I, qui émerge du chaos sous les traits d’une créature informe et primitive, avant d’apporter une spectaculaire vitalité en forme d’entrelacs de motifs floraux colorés, suite à sa transfiguration au III.

L’événement constitué par cette production réside aussi par le choix inédit en Suisse du Finale composé en 2002 par Luciano Berio (1925-2003) : la direction toute de souplesse et de raffinement d’Antonino Fogliani met en valeur chaque intention narrative, en distinguant admirablement les différents pupitres. Si sa baguette sait s’enflammer dans les premières scènes populaires de l’ouvrage, sa maitrise souveraine des équilibres est un régal tout au long de la soirée. On aime aussi l’investissement dramatique éloquent de Teodor Ilincăi, qui donne à son Calaf des traits déchirants d’humanité, en miroir de son parcours initiatique. Si quelques changements de registre laissent entrevoir des différences de style entre l’émission en pleine puissance et les parties en cantabile, de même qu’une tenue de note un peu courte par endroits, le Roumain emporte l’adhésion par sa sincérité et sa vaillance sur la durée.

A ses côtés, Ingela Brimberg assume son rôle difficile avec courage, mais déçoit dans les parties en suraigu, arrachées avec un effort trop audible, au détriment de la beauté du timbre. C’est d’autant plus regrettable que la Suédoise donne elle aussi une incarnation engagée, à l’instar de la superlative Liù de Francesca Dotto, très à l’aise au niveau technique. Il ne lui reste qu’à donner davantage d’émotion à son chant, parfois un rien trop propre, pour nous emporter davantage, notamment dans sa scène finale. Quelle classe vocale pour le chant altier et noble de Liang Li, très applaudi en fin de représentation, à l’instar des parfaits seconds rôles ! On aime aussi toujours autant l’excellent Chœur du Grand Théâtre de Genève, aussi précis que percutant, et bien entouré par les jeunes pousses de la Maîtrise du Conservatoire populaire.

Même si certaines scènes de cruauté doivent le réserver à un public averti, ce spectacle grandiose envoûte dès le début par son aura de mystère, avant de révéler peu à peu toute sa substance par l’exploration des méandres de l’âme humaine – véritable sujet de l’ouvrage.

vendredi 24 juin 2022

« La Vestale » de Gaspare Spontini - Christophe Rousset - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 22/06/2022

Aujourd’hui quelque peu oubliée, la musique de Gaspare Spontini (1774-1851) fut pourtant l’une des préférées de Napoléon Bonaparte, à l’instar de celle de son ainé Niccolò Zingarelli (1752-1837), récemment redécouverte par l’Opéra de Versailles, avec l’un de ses plus grands succès, Giulietta e Romeo (1796). Alors que Spontini tentait de faire carrière à Paris dans l’ombre de Cherubini, La Vestale (1807) rencontra un succès inattendu, du fait d’un livret statique aux péripéties peu nombreuses, sans parler de l’inspiration musicale inégale, surtout le faible premier acte. Pour autant, l’ouvrage ne manque pas d’atouts, ayant su résister aux outrages du temps par le rôle éminent confié au destin de Julia, dont les accents tragiques ont su séduire les plus grandes cantatrices, de Maria Callas à Renata Scotto, en passant par Montserrat Caballé. On pense aussi à la Médée (1797) de Cherubini, qui possède les mêmes qualités au service des grands tempéraments (par exemple en 2012, toujours au Théâtre des Champs-Elysées).

Plus encore que cet attrait vocal irrésistible, influencé par la déclamation éloquente de la tragédie lyrique (notamment les audaces verticales et le rôle proéminent du chœur, proches du Thésée de Gossec – voir l’excellent disque de Guy Van Waas), l’ouvrage impressionne par sa capacité à innover sur de nombreux plans : autant la forte présence des cuivres que les détails raffinés aux vents en contraste, eurent une influence durable sur Berlioz et Meyerbeer, tandis que la continuité dramatique entre les scènes (réduction drastique des numéros séparés) ne manqua pas de séduire le jeune Wagner. On pense aussi à Bellini dans les passages plus apaisés, d’une douceur diaphane, même si Spontini déçoit le plus souvent dans l’inspiration mélodique.

Marina Rebeka et Christophe Rousset

On doit l’origine de ce projet aux équipes du Palazzetto Bru Zane, déjà aux manettes pour la résurrection d’Olympie du même Spontini (voir le disque édité par le Palazzetto avec Jérémie Rohrer), qui outre la représentation en version de concert, donnera lieu à l’édition d’un disque avec la même distribution vocale. C’est heureux, tant on touche à l’un des grands points forts de la soirée, illuminée par la présence de Marina Rebeka (voir l’entretien qu’elle avait accordé à la rédaction pour son album Spirito). La Lettone n’a pas son pareil pour se jouer de toutes les difficultés vocales du rôle, autour d’une émission souple sur toute la tessiture, ainsi qu’une belle attention aux nuances. Seuls certains passages semblent la montrer moins à son aise au niveau de la projection dans les graves, mais le disque devrait gommer ces imperfections de détail.

A ses côtés, bien qu’un rien trop timide dans l’incarnation au début, Stanislas de Barbeyrac compose un vibrant Licinius, au timbre de velours parfaitement articulé. On aime aussi le Souverain pontife éloquent de Nicolas Courjal, toujours aussi investi dramatiquement, de même que la percutante Grande Vestale d’Aude Extrémo, qui bénéficie de la rondeur et de la résonance impeccables de ses phrasés. Tassis Christoyannis et David Witczak complètent cette distribution de haut niveau avec bonheur, imposant leur qualité de diction décisive dans ce répertoire, tandis que le Chœur de la Radio flamande montre combien la semaine d’enregistrement avec le Palazzetto lui a été bénéfique, au service d’une précision bienvenue dans les attaques comme dans la souplesse des transitions.

Enfin, Christophe Rousset surprend dès l’ouverture par sa volonté d’allègement et de minutie dans les détails, en un sens de la respiration toujours attentif à la conduite du discours musical d’ensemble, menant de main de maître sa formation sur instruments d’époque, Les Talens Lyriques, parfois en difficulté dans les parties périlleuses (quelques verdeurs aux vents et imprécisions aux cors). Là encore, le disque saura gommer ces quelques imperfections inévitables lors d’un concert.

mardi 14 juin 2022

« La Fille du Far West » de Giacomo Puccini - Lydia Steier - Staatsoper à Berlin - 12/06/2022

Trop rare en France (si ce n'est en 2014 à Bastille), La Fille du Far West (1910) de Puccini a davantage les faveurs de la scène outre‑Rhin, comme le prouve la reprise de ce spectacle créé en 2021 au Staatsoper. Ce n’est là que justice, tant la production imaginée par l’Américaine Lydia Steier donne une profondeur inattendue à cet ouvrage inégal, en déconstruisant peu à peu les codes trop réalistes du mélodrame : si le début peut prêter à sourire avec son décor propret de cinéma en carton‑pâte, tout comme ses cowboys bling‑bling aux tenues parsemées d’étonnantes diodes roses clignotantes (!), on comprend rapidement que ce kitsch assumé veut nous faire prendre de la distance avec le récit, en multipliant les sous‑textes interprétatifs. La présence omniprésente et énigmatique d’un jeune garçon incite ainsi à mesurer d’emblée toute la violence de ce monde d’hommes, que certains affrontent vaillamment (Minnie), tandis que d’autres la fuient ostensiblement (les deux serviteurs indiens qui s’ébattent en arrière‑scène).

Pleine de vie, la direction d’acteur n’en fait jamais trop, avant de surprendre au II par la réduction de la scène en une minuscule chambre de maison de poupée, qui finit par se refermer sur les interprètes tel un cercueil – saisissante image qui conclut l’acte. L’idée force de la mise en scène est plus encore d’avoir soigné la transition entre le deuxième acte (sommet de l’ouvrage par l’affrontement abrupt et étouffant entre Minnie et Jack) et l’épilogue final, plus faible dans son inspiration musicale : orchestre et chanteurs se taisent pour laisser libre cours aux menaces nocturnes d’une tempête déchaînée, magnifiée par des images vidéo dignes des cauchemars hypnotiques de David Lynch (on pense surtout à Lost Highway). Face aux éléments, le cowboy est avant tout un loup solitaire, qui ne peut compter que sur lui‑même. Dès lors, le III prend place en des décors ravagés, en phase avec la brutalité de l’hystérie collective vengeresse, tandis que Minnie gagne une audacieuse figure christique dans sa capacité à convaincre la foule à son avantage (ce qui avait déjà été suggéré au I, en un bref et inattendu clin d’œil protecteur de la Vierge, lors du coucher de soleil).


On reste bluffé tout du long par le mélange d’audace et d’intelligence de cette mise en scène passionnante, par ailleurs dotée d’un plateau vocal de haut niveau. Chaleureusement applaudi à l’issue du spectacle, le trio vocal principal de ce mélodrame trouve en Anja Kampe une Minnie sidérante d’engagement physique, toujours vaillante face aux difficultés vocales. Si l’effort est parfois audible dans le suraigu, la ligne de chant sculpte chaque mot au service du sens, en une précision redoutable au niveau de l’articulation. A ses côtés, malgré un timbre un peu fatigué, Michael Volle (Jack Rance) impose son autorité naturelle, opportunément sombre dans ses intentions dramatiques, tout en impressionnant par le mordant de sa tenue de note, de même que le tranchant de ses attaques. On est à mille lieux de la technique de Marcelo Alvarez (Dick Johnson), qui joue davantage de la rondeur d’émission et de la séduction de son timbre, avec un volume plus limité. On regrette toutefois des qualités de jeu moindres par rapport à ses partenaires, notamment une gestuelle envahissante et peu naturelle au I. Quoi qu’il en soit, le ténor mexicain assure l’essentiel, de même que les excellents seconds rôles réunis pour l’occasion (truculent Nick de Stephan Rügamer). Très sollicités, les chœurs masculins montrent des qualités bienvenues d’engagement et de cohésion, à l’image du geste très équilibré de Massimo Zanetti, grand chef de théâtre. Tout en offrant le meilleur d’une Staatskapelle de Berlin en grande forme, le chef italien donne ses lettres de noblesse à l’ouvrage par son attention de tous les instants à ne pas surjouer le mélodrame, notamment dans le volume sonore des tutti.

lundi 13 juin 2022

« Le Chercheur de trésors » de Franz Schreker - Christof Loy - Deutsche Oper à Berlin - 11/06/2022

Depuis plusieurs années, le Deutsche Oper tente de se démarquer de ses concurrents par l’audace de sa programmation, dont le disque et le DVD conservent le plus souvent la mémoire, grâce au partenariat avec les éditeurs CPO ou Arthaus, notamment. On pense ainsi aux raretés exhumées de Respighi (Marie Victoire), Meyerbeer (Vasco de Gama ou Dinorah), Orff (Gisei), Weingartner (L'Ecole du village) ou plus récemment Langgaard (Antikrist, qui sera repris l’an prochain) – excusez du peu !

Cette année, le Deutsche Oper s’est opportunément souvenu que la création berlinoise du Chercheur de trésors de Franz Schreker (1878‑1934) avait eu lieu voilà cent ans tout juste, dans la foulée des premières représentations données à Francfort, en 1920. Alors au fait de sa notoriété, aussi bien en termes de prestige académique (nomination à la tête du Conservatoire de Berlin) que de compositeur (triomphe récent des Stigmatisés), l’Autrichien remporte là son dernier grand succès public, avant que sa musique ne passe de mode. Si un outsider est à nouveau placé au centre du livret (à l’instar des Stigmatisés, mais également du Nain de Zemlinsky), avec le rôle trouble du fou du Roi, Schreker surprend par une musique résolument solaire et optimiste, à mille lieux des horreurs du premier conflit mondial finissant. Comme à son habitude, les talents d’orchestrateur du grand rival de Richard Strauss permettent de se régaler d’une myriade de couleurs expressives, à l’inspiration musicale admirablement variée.

Il est dommage que le chef allemand Marc Albrecht (né en 1964), pourtant spécialiste de cet ouvrage qu’il a déjà dirigé à Amsterdam en 2012, ne donne pas davantage de respiration à sa battue, privilégiant musique pure et déflagrations spectaculaires, trop éloignées du théâtre et de ses interprètes, souvent en difficulté pour tenir le rythme. C’est particulièrement audible dans les passages verticaux, dont on peine à démêler l’enchevêtrement si savant de Schreker, ici expédié en un geste péremptoire. Les parties apaisées trouvent en Albrecht un chef heureusement plus attentif à ses chanteurs, désormais partie intégrante du discours musical d’ensemble. Ce déséquilibre reste d’autant plus regrettable que l’excellent Orchestre du Deutsche Oper brille de mille feux, sans doute stimulé par cette musique haute en couleur.

Daniel Johansson et Elisabet Strid

La distribution est dominée par l’Els tranchante et percutante d’Elisabet Strid, très investie dramatiquement, dont on se régale de l’émission souple et agile sur toute la tessiture. A ses côtés, Daniel Johansson (Elis) fait valoir un beau timbre, mais insuffisamment projeté – à l’instar de Tuomas Pursio (Le Roi), qui compense par sa belle ligne de chant. On leur préfère le plus expressif du Fou de Michael Laurenz, dont la démesure vocale trouve une technique très sure. Très applaudi, le Bailli de Thomas Johannes Mayer aurait toutefois gagné à davantage de noirceur et de puissance, mais assure toutefois l’essentiel.

Cette production sera donnée à l’Opéra national du Rhin, du 28 octobre au 29 novembre prochains, avec des interprètes différents. Ce sera l’occasion de découvrir pour la première fois en France cet ouvrage, dans la mise en scène de Christof Loy, qui s’illustre à nouveau avec Schreker après son réussi Son lointain, présenté à Stockholm en 2019. Son travail semble cette fois moins abouti du fait de partis pris radicaux (notamment un décor unique pendant toute la représentation), qui plombent le spectacle sur la durée. Trop répétitive, la direction d’acteur a du mal à faire sens, tandis que la faible différenciation de l’aspect des personnages n’aide pas davantage à saisir les enjeux. L’idée principale de Christof Loy consiste en effet à enfermer ses personnages en un huis clos vénéneux, en transposant l’action en une sauterie nazie volontiers décadente. Exit le Moyen Age et le merveilleux, il faut tenter de démêler le vrai du faux de l’imbroglio psychologique ici à l’œuvre, le Fou devenant un anticonformiste qui refuse le sexe facile, tandis qu’Els est une servante qui tire les ficelles en coulisse, en mal de reconnaissance. Un parti pris intéressant, mais trop pauvre visuellement pour capter la concentration de l’auditoire sur la durée. Dommage.
 

dimanche 12 juin 2022

« Jenůfa » de Leos Janácek - Damiano Michieletto - Staatsoper à Berlin - 10/06/2022

 

Désormais incontournable sur les plus grandes scènes lyriques européennes, Damiano Michieletto souffle pourtant le chaud et le froid, avec plusieurs réussites majeures (notamment son percutant Orphée et Eurydice, présenté au Komische Oper en début d’année) et quelques déceptions, comme cette Jenůfa en manque d’idées pour convaincre sur toute la durée du spectacle. Comme souvent, le metteur en scène italien impressionne au niveau visuel par la mise en avant d’une idée forte, ici représentée par un iceberg renversé qui finit par envahir le centre de la scène et faire fondre littéralement une partie du plancher. Outre la représentation symbolique des angoisses de Kostelnicka, cernée par les remords, cet iceberg évoque l’inaptitude des personnages à communiquer entre eux, prisonniers qu’ils sont du rôle que les codes sociaux villageois tendent à leur imposer. Malheureusement, malgré un travail toujours aussi diversifié sur les éclairages, la direction d’acteur paresseuse peine à animer le plateau d’une vitalité souvent absente, notamment lors des scènes de groupe. On regrette surtout le choix de faire chanter le chœur en coulisse au I, alors qu’une poignée de figurants renouvelle les rares éléments de décor (plusieurs bancs réagencés géométriquement au gré de l’action).

Face à cette proposition minimaliste et essentiellement visuelle, le plateau vocal réuni reçoit une ovation enthousiaste en fin de représentation. Remplaçante de dernière minute suite au retrait d’Evelyn Herlitzius, Dalia Schaechter (familière du rôle qu’elle a notamment chanté à Wiesbaden en 2018) donne à sa Kostelnicka une interprétation vibrante de caractère, mais ne peut toutefois faire oublier un timbre usé jusqu’à la corde, sans parler de l’aigu trop étranglé. On lui préfère grandement la Grand‑mère Buryja plus chantante de Hanna Schwarz (elle aussi habituée du rôle, notamment à Genève en 2012), qui malgré une justesse relative dans le suraigu, de même qu’un vibrato prononcé, porte son chant puissant d’une belle noblesse de ligne. L’interprétation de Jenůfa par Asmik Grigorian déçoit, avec des phrasés sans âme, mais elle se rattrape par sa belle aisance sur toute la tessiture, tout comme une rondeur d’émission délicieusement veloutée. Malgré des difficultés dans l’aigu, tendu en première partie, Stephan Rügamer (Laca) est plus à l’aise au niveau théâtral, tandis que le beau timbre de Alexey Dolgov (Steva) ne peut faire oublier sa projection globalement insuffisante.

Outre un chœur superlatif, le plaisir vient surtout du surprenant Thomas Guggeis, jeune chef allemand de seulement 29 ans, que Toulouse et Paris ont déjà pu entendre. Il opte pour des tempi très retenus tout du long : on s’habitue peu à peu à cette lenteur habitée par un sens du rebond très souple, portée par une attention millimétrée aux nuances. Si les parties folkloriques apparaissent un rien trop lisses, on aime toutefois ce geste tout en sobriété et en raffinement, qui donne beaucoup avec très peu d’effets. Assurément un chef à suivre, notamment dans le répertoire de la fin du XIXe siècle, où sa lecture distanciée devrait éviter tout pompiérisme.

vendredi 10 juin 2022

Concert du Philharmonique de Berlin - Kirill Petrenko - Philharmonie de Berlin - 09/06/2022

 

Avec sa thématique de saison consacrée à la « génération perdue » de l’entre‑deux‑guerres, le Philharmonique de Berlin et son directeur musical Kirill Petrenko rendent hommage aux compositeurs dont le destin a été durablement brisé par le régime nazi, au péril de leur vie pour certains d’entre eux (dont Erwin Schulhoff, mort dans le camp d’internement de Wülzburg). On le sait, la fin de la guerre ne permit pas à toutes ces injustices d’être réparées, de nombreux artistes restant oubliés pour de nombreuses années, avant de conquérir une notoriété tardive avec la fameuse collection discographique « Musique dégénérée », éditée par Decca dans les années 1990.

Parmi la trentaine de disques de la série, Erwin Schulhoff (1894‑1942) s’en est vu réserver deux, tout particulièrement pour son remarquable opéra Flammen (1929). On peut également rappeler que la Cité de la musique s’est aussi illustrée à l’occasion des concerts organisés autour de l’exposition « Le Troisième Reich et la musique » en 2004. C’est davantage en symphoniste que Schulhoff s’est illustré régulièrement tout au long de sa carrière, embrassant plusieurs styles avec bonheur, ce dont s’est opportunément souvenu le Philharmonique de Berlin.

Le choix de la Deuxième Symphonie (1932), à la fantaisie lumineuse proche de Première Symphonie « Classique » (1918) de Prokofiev, démontre combien un tel ouvrage mériterait de figurer régulièrement au programme des concerts. On retrouve un effectif orchestral réduit pour ce petit bijou de verve savoureuse, enflammé par le geste de Kirill Petrenko. Le chef russo‑autrichien imprime des tempi d’une urgence irrésistible, avant de s’apaiser dans le mouvement lent qui joue davantage sur les ambiguïtés tonales, à la manière de Hindemith. Les influences jazzy du Scherzo qui suit surprennent en mettant en avant saxophone et trompette, avec des cordes qui assurent une rythmique sautillante en arrière‑plan. Le souffle dansant donne littéralement envie de se soulever de son siège, mais c’est peut‑être plus encore le début inoubliable du dernier mouvement, avec ses coups martelés et répétés tout du long, qui reste dans les têtes bien après l’écoute.

Lise Davidsen

Après cette courte mise en bouche, Petrenko rend un hommage encore plus bref à Leone Sinigaglia (1868‑1944), avec deux délicieuses pièces pour violon et orchestre d’à peine cinq minutes chacune. Le langage peu novateur de cet ancien élève de Dvorák, proche du romantisme finissant, fait la part belle à la mélodie, sans jamais tomber dans le lyrisme. Les superbes sonorités du violon de l’Américain Noah Bendix‑Balgley (né en 1984) s’épanouissent dans la Romance en la (1906) avec des phrasés d’une belle sensibilité, qui respirent d’une lumière sereine. D’abord plus affirmée et verticale, la Rhapsodie piémontaise (1904) s’apaise peu à peu, bénéficiant de l’archet tout de clarté de Bendix‑Balgley, qui fait ressortir quelques parties plus humoristiques en ralentissant opportunément le tempo par endroits.

Après l’entracte, la plus connue Symphonie lyrique (1924) de Zemlinsky (1871‑1942), chef‑d’œuvre de son auteur, fait résonner la salle de tous les effets de masse spectaculaires, convoqués au début notamment. D’une grande lisibilité, les phrasés de Petrenko détaillent les oppositions entre pupitres sans aucun maniérisme, étageant les éclats orchestraux, épargnés de toute brutalité. Sa capacité à lier les brusques changements d’atmosphère, comme des vagues qui submergent l’auditeur, est un régal constant, porté par un orchestre en grande forme. Lise Davidsen fait valoir quant à elle un velouté de timbre superlatif, de même qu’une projection éclatante lorsque la voix est en pleine puissance. Son agilité dans le medium lui vaut des applaudissements nourris en fin de représentation, à l’instar de Christian Gerhaher. L’Allemand fait une fois encore l’étalage de sa grande classe vocale, en maître de l’articulation et de la diction, toujours au service du sens. Du grand art, vivement applaudi par le public comme le chef, manifestement ravis.

samedi 4 juin 2022

Concert de l’Orchestre Les Siècles - François-Xavier Roth - Philharmonie de Paris - 02/06/2022

 

On ne peut que s’associer à François‑Xavier Roth, qui a pris la parole à l’issue du présent concert, pour se féliciter de la promotion de la musique de César Franck par le neuvième festival du Palazzetto Bru Zane à Paris. Plus intimement, le chef français n’en oublie pas d’évoquer la découverte du compositeur franco‑liégeois dès son enfance grâce à son père, l’organiste Daniel Roth.

On retrouve l’une des pièces les plus brillantes composées par Franck, en 1883, pour débuter le concert : avec Le Chasseur maudit, tous ses talents d’orchestrateur sont mis en avant, et ce dès l’appel solennel des cors à l’unisson qui évoque la chasse au début – une périlleuse entrée parfaitement maitrîsée, à l’exception d’un couac lors de la deuxième reprise du thème. Comme à son habitude, l’orchestre Les Siècles, fondé par Roth en 2003, joue sur instruments d’époque, en un allégement chambriste voulu par son chef tout du long. A l’élan péremptoire des cors s’opposent des vents un rien trop timides (une constante du concert), en contraste avec les déflagrations verticales dans les tutti. Le thème principal entêtant évoque aussi brièvement l’art de la répétition à l’œuvre dans les scherzos de Bruckner, avant de s’en distinguer par la finesse des détails qui parcourent tous les pupitres, en un geste toujours aérien et souple. Roth impressionne par sa capacité à faire rugir ses troupes pour mieux les apaiser ensuite, mettant en valeur son art millimétré des nuances. La vitalité donne beaucoup de plaisir, notamment l’exacerbation des contrechants des premiers violons pour mieux figurer l’ambiance fantastique et fantomatique en fin d’ouvrage.

Après cette mise en bouche stimulante, l’orchestration plus aérée du premier poème symphonique de Franck, Les Eolides (1877), surprend par sa grâce un rien plus flottante, avant que Roth n’agence ce magma d’éléments disparates avec maestria. La légèreté facétieuse des vents ne dure guère, le chef imprimant le discours narratif d’ensemble au moyen des cordes, en une grâce chambriste qui évoque Sibelius. Si le thème mélodique principal scandé à la manière de Liszt annonce quelque peu le style de la Symphonie en ré mineur, on aime aussi l’art des variations, d’une richesse d’inspiration infinie, typique de l’inspiration franckiste.

Bertrand Chamayou

C’est à nouveau l’influence de Liszt qui parcoure Les Djinns (1885), dont l’écriture vigoureuse pour le piano insuffle un sentiment d’urgence continu. Le piano toujours probe et précis de Bertrand Chamayou évite toute effusion lyrique et apporte beaucoup de lisibilité à l’ouvrage, le tout admirablement soutenu par les myriades de détails en contraste à l’orchestre. Le virage stylistique n’en est que plus saisissant avec les Variations symphoniques (1886), où Franck laisse entrevoir quelques états d’âme au piano, avec un orchestre étonnamment plus discret. Chamayou impressionne par sa concentration précise, se jouant à merveille des sonorités moins brillantes du Pleyel (1905) mis à sa disposition. Le délicieux et mélancolique bis, la Danse lente (1885) de Franck, laisse toutefois entrevoir quelques légers problèmes de saturation, dans les aigus surtout.

Après l’entracte, Roth s’attaque à l’ouvrage le plus célèbre de Franck, sa Symphonie en ré mineur (1888), en poursuivant sa lecture sans vibrato, ni pathos, au service d’une exacerbation des contrastes et du respect des nuances. Malgré tous les détails révélés dans les passages apaisés, l’orchestre déçoit dans les tutti, en n’arrivant pas à se hisser au niveau des phalanges plus prestigieuses (une comparaison inévitable pour cette symphonie archi‑rebattue, au disque notamment). On est ainsi déçu par les cuivres, tour à tour grasseyants et chaloupés, mais également la sonorité sans grâce des cordes, et ce malgré un beau travail de différenciation des pupitres. La sensibilité du début de l’Allegretto (notamment le superbe solo du premier cor), comme la souplesse féline, ne compensent qu’imparfaitement une lecture par trop séquentielle. Souvent cinglant, le Finale continue de souffler le chaud et le froid, entre intelligence de la lecture musicale et orchestre trop ingrat de sonorités dans ce répertoire. Dommage.

jeudi 2 juin 2022

« Hulda » de César Franck - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 01/06/2022

Les célébrations autour du bicentenaire de la naissance de César Franck (1822-1890) se poursuivent avec le concours toujours aussi précieux du Palazzetto Bru Zane – Centre de musique romantique française, qui outre les concerts et disques produits récemment a organisé plusieurs conférences passionnantes, dont « La musique de chambre de César Franck : 1850-1918 » en décembre dernier ou « Un Belge à Paris. César Franck entre sacré et mondain », le 7 avril 2022. Le point d’orgue de ces célébrations reste toutefois la résurrection du chef d’œuvre lyrique méconnu Hulda (1885), entièrement composé et orchestré de la main du maître franco-liégeois, contrairement à son dernier opus lyrique Ghiselle (1890), dont l’orchestration a été achevée par ses élèves (notamment Vincent d’Indy).

Déjà donnée dans la ville natale du compositeur, à Liège le 15 mai dernier, Hulda évoque Wagner par le choix d’une légende scandinave : la comparaison s’arrête là, tant le langage de Franck prend un tour immédiatement personnel, et ce dès les premières notes de l’ouvrage. A la manière de l’entrée saisissante de Riders to the Sea (1937) de Vaughan-Williams, Franck nous plonge d’emblée dans les méandres du drame, autour d’une musique hautement dramatique. Sa musique fourmille d’inventions harmoniques passionnantes, où l’orchestre a le premier rôle : on a parfois l’impression d’entendre une vaste symphonie avec voix, tant la déclamation du texte prend place en une sorte d’arioso en continu, mêlé de quelques airs et ensembles de bravoure savamment dosés. La principale faiblesse de l’ouvrage est certainement de n’avoir pas su sabrer dans l’avalanche de mots du livret poético-naïf de Charles Grandmougin (également librettiste de l’oratorio La Vierge de Massenet), qui peine aussi à caractériser ses personnages, beaucoup trop nombreux. L’ouvrage étonne par ses parenthèses panthéistes élégiaques (Odes à la nature, avec le chœur féminin de l’hermine au I, ou au printemps, au III) qui ralentissent l’action, pour mieux l’accélérer ensuite, notamment lors du rocambolesque dernier acte où trahisons et meurtres se succèdent en un rien de temps.

Gergely Madaras
Pour autant, César Franck se saisit avec un brio admirable de ces scènes très différenciées de ton, passant de l’étourdissement rythmique du ballet au II (le ballet étant le seul élément extrait de l’ouvrage qui a remporté un certain succès autonome) à la raréfaction chambriste au début du III, empruntant force musiques populaires pour figurer une ambiance villageoise. Franck n’en oublie pas les passages martiaux, évidemment plus cuivrés et articulés, en contraste avec la grandeur plus raide des fanfares royales, au III. On note encore plusieurs trouvailles originales dans l’écriture orchestrale, rappelant souvent Meyerbeer, tel le chœur avec basson et saxophone accompagnés au I, ou encore la surprenante entrée des trois frères en lignes vocales superposées, qui les ridiculisent d’emblée face à leur père. Enfin, le chœur apparait souvent comme un commentateur de l’action, à la manière d’une tragédie grecque. A cet effet, il faut rendre hommage à la prestation du Chœur de chambre de Namur, toujours aussi impressionnant de justesse dans son mélange de précision technique et de ferveur enthousiaste.

A tête d’un remarquable Orchestre philharmonique de Liège (jadis dirigé par Louis Langrée, Pascal Rophé ou encore François-Xavier Roth), Gergely Madaras se saisit de cette musique virevoltante avec un sens de l’urgence et de la tension parfaitement maitrisé, imposant une direction flamboyante tout du long. Très applaudi à l’issue du spectacle, le jeune chef hongrois de 38 ans n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée, de même que le plateau vocal de haut niveau réuni pour l’occasion. On ne peut ainsi que se féliciter du choix de Jennifer Holloway, tant son investissement dramatique confère à Hulda une présence saisissante sur la durée, donnant autant d’attention à l’articulation qu’à la nécessaire prononciation – sans parler de la technique vocale superlative sur toute la tessiture, y compris lors des passages très tendus. On aime aussi son sens des nuances, à l’instar d’une Judith van Wanroij (Swanhilde) toujours aussi investie dramatiquement, qui séduit aussi par la beauté intacte de son timbre. A ses côtés, Véronique Gens (Gudrun) donne une nouvelle leçon de grâce par la souplesse de ses phrasés, même si on note quelques légers décalages avec l’orchestre, en première partie. A ses côtés, Marie Gautrot (La Mère de Hulda, Halgerde) et Ludivine Gombert (Thordis) impressionnent par leur puissance aussi agile que maitrisée, au service d’une composition très engagée. C’est également l’un des points forts de Matthieu Lécroart (Gudleik), d’une précision redoutable dans l’articulation et le placement de voix, à l’instar du toujours impeccable Guilhem Worms (Thrond) et des seconds rôles, très bien distribués. On est plus déçu en revanche par le choix d’Edgaras Montvidas (Eiolf), qui surjoue trop souvent l’incarnation mélodramatique, avec une émission étroite dans le suraigu. Sa puissance limitée, en comparaison de ses partenaires féminines, ne l’aide pas davantage.

Avec Phryné de Saint-Saëns, une autre rareté promue par les équipes du Palazzetto Bru Zane est à ne pas manquer, cette fois à l’Opéra-Comique et pour une unique date, le samedi 11 juin prochain (places de 6 à 65€). Le disque très réussi, sorti en début d’année, ne peut que vous inciter à découvrir ce petit bijou de malice et d’ivresse rythmique pétillante – à mille lieux du flot dramatique et éloquent de Hulda (dont la présente production fera l’objet d’un enregistrement au sein de la collection “Opéra français” / Palazzetto Bru Zane).

mercredi 1 juin 2022

« Le Barbier de Séville » de Gioacchino Rossini - Damiano Michieletto - Opéra Bastille à Paris - 30/05/2022

La première de la reprise de la production du Barbier de Séville par Damiano Michieletto (créée en 2012 à Genève, puis donnée ici même en 2014 et 2016) affichait complet, avec une forte présence anglophone, visible pendant l’entracte notamment. Le succès public du chef‑d’œuvre de Rossini ne s’est pas démenti au moment des saluts, avec une ovation debout pour l’ensemble des interprètes. D’où vient pourtant ce goût d’inachevé pour cette première production présentée par Michieletto à l’Opéra de Paris ? On s’ennuie ferme, en effet, pendant la majeure partie du premier acte, où le metteur en scène italien peine à animer le plateau au‑delà du vaste décor spectaculaire qui se déploie sous nos yeux et sous toutes ses coutures, au moyen d’un plateau tournant. On a beau entendre quelques commentaires ébahis, autour de soi, devant la prouesse technique d’un immeuble découpé en forme de maison de poupées, cela ne suffit pas à faire vivre un quartier populaire contemporain (que l’on peut situer dans les années 1990, ce que suggère le poster à la gloire du jeune Johnny Depp, dans la chambre de Rosina). Seules quelques opportunes saynètes, souvent savoureuses, tentent de renforcer le rôle de Berta, en la montrant affairée à ses occupations quotidiennes ou en lui prêtant un amant déjanté. Le début du second acte se montre plus réussi grâce au jeu d’acteur plus fouillé, qui tourne Bartolo en ridicule dans sa propre maison, mais retombe ensuite en des gesticulations qui tournent souvent à vide, à l’image du décor, révélateur d’un manque d’idées pour faire vivre le spectacle sur sa durée.


L’autre déception de la soirée vient de la fosse, où Roberto Abbado (neveu du regretté Claudio) fouille chaque détail de la partition en révélant nuances et souplesse féline, tout en oubliant par trop l’électricité attendue dans les parties rythmiques. Le soyeux obtenu des cordes est certes un régal, mais cette lecture chambriste manque d’ampleur pour une salle aussi vaste que Bastille et met souvent à nu les chanteurs, trop peu soutenus. C’est particulièrement dommageable pour René Barbera (Almaviva), dont le jeu dramatique extérieur et peu engagé manque de stimulation. Peu audible dans le médium, sa voix claire se déploie mieux en pleine puissance, mais le déséquilibre est frappant avec sa partenaire Aigul Akhmetshina (Rosina), autrement plus convaincante.

Au sommet de ses moyens, la jeune chanteuse russe donne une incarnation solaire à chacune de ses interventions, montrant autant un beau caractère que des qualités techniques superlatives – entre facilité sur toute la tessiture et beauté des graves corsés. Seul l’aigu peut encore gagner en intention dramatique plus prononcée, mais ça n’est là qu’un détail, tant on souhaite revoir très vite en France cette chanteuse attachante. A ses côtés, Renato Girolami réussit tout autant ses débuts à l’Opéra de Paris en composant un désopilant Bartolo, très investi tout du long. On regrette toutefois ses défaillances vocales nombreuses dans son unique air, notamment dans l’aigu, même si l’Italien compense ses difficultés par un art interprétatif toujours très à propos. On aime aussi l’impeccable Figaro d’Andrzej Filonczyk, à l’abattage scénique aussi agile que percutant, de même que le Basilio d’Alex Esposito, très applaudi pour sa rondeur de phrasés ou sa projection sonore et bien articulée. Tous les seconds rôles apportent beaucoup de plaisir, au premier rang desquels la lumineuse Katherine Broderick (Berta), d’une facilité déconcertante dans le brio comme les accents comiques. Les chœurs masculins, enfin, montrent qu’ils ont encore du chemin à parcourir pour atteindre la cohésion attendue, mise à mal dans les périlleuses accélérations rossiniennes.