mardi 26 mars 2019

Concert de l’Orchestre national de Lyon - Nicholas Collon - Auditorium de Lyon - 23/03/2019

Nicholas Collon
La célébration du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale se poursuit à l’Auditorium de Lyon jusqu’à la fin de la saison, offrant au public de nombreuses manifestations variées. Ainsi du présent concert, qui constitue l’un des grands temps forts de la saison avec son programme splendide (quatre œuvres et autant de chefs-d’œuvre) et admirablement construit (les œuvres durent une vingtaine de minutes chacune). C’est bien entendu le Concerto pour la main gauche de Ravel qui émeut dans ce contexte, tant on se souvient que son commanditaire, le pianiste autrichien Paul Wittgenstein, perdit son bras droit pendant le funeste conflit. Même si Wittgenstein eut du mal à s’approprier le concerto de Ravel en son temps, c’est pourtant bien celui qui reste aujourd’hui au répertoire, quand les autres ouvrages composés pour lui, ceux de Britten, Hindemith, Korngold, Prokofiev ou Strauss, restent moins fréquentés en comparaison.

A la tête d’un excellent Orchestre national de Lyon, le jeune Nicholas Collon (né en 1983) rate le tout début du concerto en refusant de fouiller les ambiances morbides pour privilégier une lecture d’une parfaite mise en place, aux textures allégées et sans vibrato. Bénéficiant du piano au toucher franc et lumineux de Jean-Efflam Bavouzet, cette optique tourne le concerto vers Liszt, alternant en contraste passages péremptoires et traînants. La dernière partie, plus jazzy et animée, permet à Collon de mettre en valeur la rythmique bondissante, tout en appuyant certains tutti. On note aussi un travail intéressant sur les oppositions piano/forte, bien différenciées. Les deux hommes s’entendent à merveille sur cette optique dépassionnée, avant de se retrouver pour un bis donné à quatre mains, la délicieuse «Laideronnette, impératrice des pagodes», extraite de Ma mère l’Oye (1910).
Jean-Efflam Bavouzet
En début de concert, Jean-Efflam Bavouzet s’était également illustré dans les Variations symphoniques de Franck, en un toucher toujours précis et élégant, avec un Collon s’en tenant à une lecture respectueuse de la partition, probe et sereine. L’équilibre classique qui en résulte met en avant la mélodie principale, évoquant Saint-Saëns sur la fin de l’œuvre. On soulignera enfin la propension du chef britannique à mettre en valeur les reprises virtuoses après des silences bien tenus, le tout en une élégance jamais prise en défaut. Bon accompagnateur, il laisse cependant percevoir quelques limites dans son interprétation du répertoire symphonique. Ainsi de son optique probe dans la Septième Symphonie de Sibelius, qui privilégie à nouveau la mélodie principale, sans fioritures ou détails révélés. L’orchestre est superbe, mais n’ôte pas un gout d’inachevé face à cette lecture trop impersonnelle.

La Suite de L’Oiseau de feu (1919) de Stravinski reste dans le même moule interprétatif qui fuit le narratif et le lyrique pour préférer une lecture débarrassée de toute aspérité. On gagne en musique pure ce que l’on perd en personnalité, ce qui dénie le souffle attendu en maints endroits, même si Collon se rattrape par des oppositions aériennes entre pupitres, en des tempi allants. Il est moins à l’aise dans les parties lentes, plus dénervées, tandis que le jeu sur la dynamique est moins présent. L’ennui pointe et la salle tousse. On est ensuite surpris de découvrir quelques passages empruntés à Rimski-Korsakov ou Moussorgski, avant que le finale n’alterne passages splendides (détails dans les pianissimi, cor solo superlatif) et raideurs volontiers teintées de noir et blanc. Un concert qui démontre, s’il en est encore besoin, le haut niveau de l’Orchestre national de Lyon, tout en laissant quelque peu dubitatif face à un chef par trop pudique.

lundi 25 mars 2019

« L’Enchanteresse » de Tchaïkovski - Andriy Zholdak - Opéra de Lyon - 22/03/2019


On saluera encore une fois l’audace de la programmation de l’Opéra de Lyon, qui nous permet cette année de découvrir sur scène le rarissime L’Enchanteresse (1887), neuvième opéra de Tchaïkovski, composé peu de temps avant sa Cinquième Symphonie. Délaissé dans nos contrées au profit des ouvrages plus connus (la seule représentation récente a été donnée à Anvers en 2011), tels qu’Eugène Onéguine (1879) ou La Dame de pique (1890), L’Enchanteresse est desservi par un livret alambiqué  et, dans une moindre mesure, par sa durée: les trois heures de musique en font le plus long ouvrage lyrique composé par Tchaïkovski. Fort heureusement, l’inspiration musicale se délecte des nombreuses atmosphères, de la grande beuverie populaire initiale aux duos assassins entre époux au II, sans parler des danses irrésistibles ou des scènes de chasse au IV. On est souvent emporté par l’ivresse mélodique toujours renouvelée, tout autant que la variété des duos et ensembles pour chaque scène.

S’il faut dès lors absolument connaître cet ouvrage, il reste le problème de son livret confus, auquel s’attaque Andriy Zholdak avec audace: après son controversé Roi Candaule de Zemlinsky à Anvers en 2016, le metteur en scène russe cherche à donner davantage d’épaisseur psychologique aux trop nombreux personnages en présence. Pour cela, il choisit de mettre au centre de l’action la figure secondaire du clerc Mamyrov dès le début de l’ouvrage, en montrant des images vidéo de l’ecclésiastique après son office lyonnais, dans la sphère privée: équipé d’un appareil de réalité virtuelle augmentée, le clerc quitte la capitale des Gaules pour se retrouver propulsé dans la Russie de Nastassia et ses acolytes, en les faisant agir à sa guise, intervenant dans l’action au gré de ses fantasmes les plus délirants. Les deux premiers actes sont ainsi une réussite marquante de ce point de vue, tant les nombreuses outrances impriment un rythme sans temps mort, le tout magnifié par une scénographie splendide. Zholdak a en effet la bonne idée de répartir l’action en trois lieux distincts, tel un triptyque religieux, qui donnent à voir de nombreux et inattendus sous-textes au livret (le culte du corps moqué, la prédation sexuelle omniprésente, etc.). On découvre ainsi le double jeu hypocrite de la plupart des «méchants», tous englués dans une bigoterie de façade, tout en s’adonnant à de multiples perversions, telle une ronde des luxures: le parallèle avec le contexte lyonnais actuel n’en est ainsi que plus fort.

Pour autant, Zholdak montre rapidement quelques limites avec une propension à en faire trop, signifiant et sur-signifiant la moindre intention musicale, y compris dans certaines scènes où le livret tient la route (tel l’affrontement déjà cité entre les époux au II). Il n’évite pas, aussi, certaines redondances fatigantes à la longue et pas toujours très lisibles – notamment la présence des guerrières japonaises sexy façon manga, trop souvent sollicitée. Plus grave, avec des lieux peu pertinents par rapport à l’action, il semble peu inspiré lors des deux derniers actes, donnant une furieuse impression de tourner en rond par rapport à la première partie de soirée.


Face à cette mise en scène inventive mais trop inégale, copieusement sifflée en fin de représentation, le plateau vocal réuni s’avère réjouissant de bout en bout, particulièrement les seconds rôles superlatifs et du côté féminin. Très applaudie, Elena Guseva (Nastassia) s’impose logiquement à force de rondeur d’émission, mettant en valeur son timbre superbe. Seul le suraigu semble parfois souffrir d’un léger saut de registre, ce qui est largement compensé par un investissement dramatique de tous les instants. De caractère, Ksenia Vyaznikova (Romanovna) ne manque pas, donnant à son rôle une présence physique irrésistible, le tout avec une aisance technique confondante: on aimerait l’entendre à nouveau très vite dans l’Hexagone. A ses côtés, les premiers rôles masculins sont moins impressionnants, tout en offrant une bonne prestation d’ensemble. Ainsi d’Evez Abdulla (Kourliatev), à l’émission un peu serrée mais qui parvient à séduire par sa belle ligne de chant, très noble. Migran Agadzhanyan est quant à lui un Youri satisfaisant, même si le timbre n’est pas aussi opulent et préservé que ses comparses.

Enfin, Daniele Rustioni dirige un Orchestre de l’Opéra de Lyon en grande forme, donnant beaucoup d’énergie et d’enthousiasme à l’ensemble du plateau, même si l’on note ici et là quelques décalages, sans doute dus au nombre conséquent d’interprètes en présence. Outre les représentations lyonnaises, il sera possible de découvrir la captation radiophonique de cette production sur France Musique, le 14 avril prochain.

mardi 19 mars 2019

« Beatrix Cenci » d’Alberto Ginastera - Mariano Pensotti - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 17/03/2019


Après avoir mis le Japon à l’honneur l’an passé (avec notamment la création de l’opéra Le Pavillon d’or de Toshiro Mayuzumi), le festival pluridisciplinaire Arsmondo rend hommage à l’Argentine, en proposant jusqu’au 17 mai toute une série d’événements culturels liés à ce pays. Outre la création française de Beatrix Cenci d’Alberto Ginastera (1916-1983) à l’Opéra du Rhin, on recommandera la visite de l’exposition éponyme au Musée des Beaux-Arts, tout autant que les représentations filmées de Beatrice Cenci de Berthold Goldschmidt et surtout de Bomarzo (1967), le plus célèbre ouvrage de Ginastera – tous deux projetés le 6 avril prochain à l’Opéra de Strasbourg. En attendant, le public pourra se familiariser avec le dernier ouvrage lyrique de Ginastera, créé en 1971 pour l’inauguration du Kennedy Center de Washington (tout comme Mass de Leonard Bernstein).

De quoi nous rappeler combien ce compositeur, dont le répertoire symphonique est aujourd’hui revisité par plusieurs disques dus à la curiosité du chef Juanjo Mena (pour Chandos), avait su s’imposer au firmament des artistes reconnus en Amérique, mais également en France (voir notamment la biographie rédigée par l’IRCAM). Au fait de ses moyens en 1971, Ginastera assemble des éléments épars avec virtuosité, en de brefs crescendos interrompus brutalement, au profit de silences ou de tuttis qui mettent en contraste graves inquiétants et suraigus stridents. Unissons paroxystiques, sonorités étranges, pastiches du Moyen Age s’allient à l’inventivité de l’écriture pour les voix (chuchotements, sifflements, etc) – bien rendue ici par l’admirable chœur de l’Opéra du Rhin. Le langage varié de Ginastera multiplie par ailleurs les dissonances dans l’esprit avant-gardiste de l’époque, mais n’en oublie jamais la nécessité d’un discours musical au service du livret.


Après le succès et la polémique engendrée par son opéra précédent Bomarzo (interdit dans son propre pays pour des raisons politiques), Ginastera s’inspire de l’affaire Cenci, popularisée en France par Stendhal et Dumas : ce fait divers sordide du XVIème siècle reste terriblement actuel par le récit saisissant d’une vengeance familiale sur fond d’inceste. Assez court (1h30), l’ouvrage de Ginastera surprend quant à lui par son livret tour à tour réaliste et poétique. En cause, la mésentente des deux librettistes William Shand et Alberto Girri qui donne des passages étranges et désincarnés, étonnamment mêlés aux accélérations subites du récit, lorsque les attendus dramatiques s’imposent à l’action.

L’argentin Mariano Pensotti (né en 1973), dont c’est là la première mise en scène lyrique, s’empare de cette dualité en proposant un climat d’étrangeté proche du cinéma fantastique : la succession lancinante de l’ensemble des pièces de la maison Cenci, au moyen d’un plateau tournant, est un régal pour les yeux, distillant ses discrets éléments d’étrangeté tels les chiens empaillés ou le costume d’handicapée de l’héroïne (une évocation de l’appétence pour la souffrance qui rappelle autant les films Crash de Cronenberg que La piel que habito d’Almodovar). Autour d’une transposition dans les années 1960, superbe au niveau visuel, les différents tableaux dévoilés donnent un climat hypnotique et fascinant jusqu’à la césure des préparatifs du meurtre, représentée par un vaste mur froid et gris.


Bénéficiant de la direction flamboyante de Marko Letonja, l’ensemble des interprètes livre une prestation habitée, au premier rang desquels le Francesco retors de Gezim Myshketa, aux graves bien projetés. C’est peut-être plus encore Ezgi Kutlu (Lucrecia Cenci) qui convainc à force d’opulence dans l’émission et de conviction dramatique. D’abord timide au début, conformément à son rôle, Leticia de Altamirano (Beatrix Cenci) déploie ensuite sa petite voix pour endosser ses habits d’héroïne blessée et fragile. En cela, elle donne une attention toute de finesse et d’à-propos à sa prestation, tout à fait bienvenue. Un spectacle réussi que l’on conseille de découvrir très vite pour parfaire sa connaissance de la musique de la deuxième moitié du XXème siècle.

lundi 18 mars 2019

« Dalibor » de Bedrich Smetana - Florentine Klepper - Opéra de Francfort - 16/03/2019


En dehors de l’incontournable chef-d’œuvre lyrique de Smetana, La Fiancée vendue (1866), il est bien difficile de découvrir les autres ouvrages du maître tchèque en dehors de son pays natal. Après Les Deux Veuves (1874) présenté à Nantes en 2012, l’Opéra de Francfort a choisi cette année de nous faire découvrir Dalibor dans sa version allemande: perçu comme patriotique à sa création en 1868, l’ouvrage fait l’éloge d’un chevalier qui se fait justice lui-même, recevant l’assentiment populaire face à l’autorité judiciaire et royale. Le royaume de Bohème est alors intégré à l’empire d’Autriche, ce qui explique pourquoi il fait écho à la situation locale, tout en restant de nos jours l’un des plus emblématiques de son auteur, célébré dans son pays en tant que fondateur de l’opéra national. Si Dalibor a d’abord été attaqué pour «wagnérisme», ce que l’on peut comprendre tant certaines scènes s’étirent outre mesure en confinant l’action dans un certain statisme, Smetana s’impose surtout pour son langage personnel très développé au niveau symphonique: tout amateur de l’orchestre se doit de découvrir cet ouvrage, qui fourmille tout au long de détails savoureux.

Florentine Klepper, découverte ici-même en 2015 dans la superbe production de Julietta de Martinů, choisit de prendre à bras-le-corps l’écueil du statisme en transposant l’action dans une société contemporaine où les médias ont pris le pouvoir: le Roi devient dès lors le présentateur bling-bling et arrogant d’un jeu de téléréalité qui met en scène les péripéties de Dalibor, avant que le public présent ne vote pour le sauver ou non. L’action prend place dans les studios de télévision où se déroule le jeu cruel, permettant de découvrir les images des crimes grâce à la vidéo projetée au public. Autour d’une scénographie de toute beauté admirablement variée par les éclairages, Klepper réalise une critique pertinente de l’absurdité de ces émissions de voyeurisme à grand spectacle, à même d’animer l’ouvrage: on pourra seulement noter quelques gestes répétitifs dans la direction d’acteur, ce qui n’obère pas la bonne impression d’ensemble.

Le rôle principal de l’ouvrage revient davantage à Milada qu’à Dalibor: omniprésente pendant la quasi-totalité de l’action, Izabela Matula s’impose dans son rôle d’amoureuse éperdue à force de graves langoureux, d’une souplesse d’émission idéale. Seul l’aigu montre parfois quelques légers problèmes de positionnement de voix, ce qui ne l’empêche pas de recueillir des applaudissements nourris en fin de représentation. A ses côtés, Ales Briscein (Dalibor) a pour lui l’aisance technique au service de phrasés nobles et éloquents. On regrettera seulement que sa voix ne possède pas davantage de couleurs. Tous les autres rôles sont parfaits, au premier rang desquels la lumineuse Jitka d’Angela Vallone, dont on notera toutefois quelques décalages avec la fosse, et plus encore l’impressionnant présentateur-Roi de Gordon Bintner, à l’émission ample et aérienne. Si la direction de Stefan Soltesz donne parfois trop de poids aux cordes, elle a au moins pour avantage de mettre en avant l’élan narratif de l’œuvre.

dimanche 17 mars 2019

« Carmen » de Georges Bizet - Barrie Kosky - Opéra de Francfort - 15/03/2019


Créé à Francfort en 2016, puis reprise ensuite ici-même et à Londres, la production de Carmen imaginée par Barrie Kosky est de retour dans les deux villes cette année pour des représentations qui affichent déjà complet dans la Hesse: rien de surprenant à cela, tant le spectacle apparaît comme l’un des plus enthousiasmants que l’on aie pu voir ces derniers mois. Et pourtant, Kosky ne manquera pas de mécontenter les puristes par son choix de supprimer les dialogues au profit d’une voix off en français qui intervient pendant tout le spectacle en un ton rassurant, introduisant de manière insolite les spécificités physiques de la femme idéale ou décrivant les lieux de l’action à la manière de didascalies: on est d’abord surpris avant de s’habituer à cet ajout intéressant, à défaut d’être essentiel. L’idée maîtresse de Kosky consiste à placer le personnage de Don José au centre de l’action, lui faisant vivre une sorte de cauchemar éveillé où il semble subir les événements et les moqueries ironiques et décalées de ses comparses. Volontairement grotesques, de nombreuses scènes se dévoilent sous un regard inédit, bien éloigné du contexte ibérique traditionnel, hormis quelques clins d’œil dans les costumes et chorégraphies.

Autour de fil conducteur pertinent, l’actuel directeur du Komische Oper de Berlin réalise le tour de force de supprimer tout décor, imposant un unique gradin qui envahit tout l’espace: admirablement varié par les éclairages inventifs de Joachim Klein, ce dispositif audacieux avance et recule au gré des péripéties pour donner davantage de profondeur ou d’intimité aux différentes scènes. C’est surtout la direction d’acteur qui impressionne tout du long à force d’inventivité et de maîtrise, en s’attachant à caractériser finement ses personnages, de la frustration sexuelle des soldats rampant vers leurs proies, à la fragilité de Micaëla symbolisée par sa robe simple et ses pieds nus, ou bien sûr à l’ogre sexuel Carmen, dont les représentations visuelles semblent s’embrouiller dans l’esprit perturbé de Don José, passant du toréador flamboyant au gorille inaccessible, avant d’endosser une robe noire de mariée – comme un sinistre présage funeste? Malgré quelques réserves mineures, notamment des bruits de scène pendant les déplacements du chœur, le spectacle emporte l’adhésion à force d’attention aux détails, des splendides costumes qui revisitent l’Espagne dans son rigorisme puritain en noir et blanc aux chorégraphies endiablées qui convoquent autant la corrida que le flamenco.

La direction vivante de Leo Hussain est un autre temps fort de la soirée, tant le chef britannique adopte des tempi dantesques dans les passages vifs et dansants, pour mieux distinguer ensuite les raffinements inouïs dont regorge l’orchestration de Bizet. Son geste a pour avantage d’épouser la vision de Kosky, donnant au drame une lecture narrative des plus passionnantes. Les interprètes relèvent le défi de cette démultiplication des nuances, au premier rang desquels Zanda Svēde, dont la rondeur d’émission et les graves cuivrés lui permettent de composer une vibrante Carmen. On aurait seulement aimé davantage de puissance pour dire qu’elle «est» l’incarnation du rôle. A ses côtés, Evan LeRoy Johnson fait valoir des phrasés d’une noblesse touchante qui donne à son Don José une humanité déchirante tout au long de son calvaire. Seul l’aigu apparaît trop prudent pour convaincre totalement dans les scènes finales. De brio technique, Kihwan Sim (Escamillo) ne manque pas, imposant sa force de caractère et son émission d’une parfaite résonance. Très applaudie, Karen Vuong (Micaëla) donne une composition toute de sincérité, là aussi d’une belle maîtrise, hormis peut-être dans le médium. Comme il est d’usage à Francfort, les seconds rôles sont à un niveau superlatif, particulièrement les brillantes Sydney Mancasola (Frasquita) et Judita Nagyová (Mercédès), tout comme le chœur au français admirable de diction. Logiquement acclamé en fin de représentation, ce spectacle chaleureusement recommandé sera repris à Londres dès juin prochain, avec un autre plateau vocal: à ne pas manquer!

vendredi 15 mars 2019

« Le Monde de la lune » de Joseph Haydn - Marc Paquien - Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris - 13/03/2019


On se réjouit chaque année d’assister à la production lyrique organisée par le Conservatoire de Paris avec les élèves des disciplines vocales et instrumentales: de quoi découvrir plusieurs chanteurs à l’orée peut-être – et c’est tout le mal qu’on leur souhaite – d’une belle carrière. Quelques anciens ont ainsi pu tirer leur épingle du jeu, tels Mathias Vidal, Christophe Dumaux et Sébastien Droy, à l’affiche en 2001 ou plus récemment Enguerrand de Hys dans Mithridate en 2014. On prendra garde de ne pas confondre ce spectacle avec l’un de ceux organisés par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris – autre vivier à suivre, et ce d’autant plus que les répertoires des deux institutions se rejoignent logiquement en privilégiant les petites formes: en témoigne cette année la nouvelle production du Monde de la lune (1777), septième opéra italien de Haydn, que l’on se souvient avoir entendu à Bobigny en 2013 avec l’Atelier lyrique.

Marc Paquien succède cette fois à David Lescot en proposant une mise en scène qui repose avant tout sur la splendide scénographie d’Alain Lagarde, habilement revisitée par les éclairages lors du spectacle. La vidéo en arrière-scène permet de rappeler l’omniprésence de la lune pendant toute l’action, donnant des images poétiques et facétieuses bien éloignées des allusions érotiques dont l’ouvrage est truffé. Paquien préfère jouer la carte de l’illustration intemporelle, en incluant quelques extraits dus à Georges Méliès, tandis que les costumes farfelus de Lili Kendaka viennent compléter harmonieusement l’ensemble. Seule la direction d’acteurs montre parfois quelques maladresses (les mains agitées au moment du voyage sur la lune, par exemple), mais assure l’essentiel avec ses jeunes interprètes.

Le spectacle vaut surtout par la performance des solistes, d’un niveau globalement homogène et qui n’a pas à rougir de nombre de leurs aînés actuels et passés. On s’incline ainsi devant le Buonafede irrésistible d’Edwin Fardini, aux phrasés admirables d’intelligence et d’à-propos dramatique, le tout servi par une projection et une tessiture d’une belle ampleur. Riccardo Romeo (Ecclitico) compense au niveau théâtral une présence vocale qui manque de puissance en comparaison, et ce malgré d’indéniables qualités d’articulation: on retiendra surtout son tempérament dans les récitatifs, révélateur d’un caractère bien affirmé. Lise Nougier (Ernesto) est sans doute la plus à l’aise quant au chant, autant par la rondeur de l’émission que la splendeur de son timbre corsé. A ses côtés, Mariamielle Lamagat (Clarice) et Makeda Monnet (Flaminia) ne sont pas en reste avec une interprétation lumineuse au niveau vocal, mais malheureusement plus caricaturale au niveau théâtral. Brenda Poupard s’en tire mieux dans cet équilibre délicat, en composant une Lisetta toute de fraîcheur distanciée dans l’ironie, tandis que Kaëlig Boché campe un solide Cecco, dont on notera seulement un manque de substance dans les accélérations. La seule déception vocale vient des trois membres du chœur, beaucoup trop timides dans leurs différentes interventions.

C’est d’autant plus surprenant que le geste enflammé de Tito Ceccherini cherche à galvaniser l’ensemble des interprètes, ce à quoi il parvient à merveille à la tête d’un superlatif Orchestre du Conservatoire de Paris. Sa direction vive et joyeuse, si elle n’évite pas certaines raideurs, est attentive aux moindres détails savoureux de l’orchestration de Haydn: l’humour éclaire subtilement la partition en maints endroits, ce que la direction narrative et sans vibrato de Ceccherini met parfaitement en valeur tout au long de la soirée. On conseillera une fois encore vivement d’assister aux représentations de ces jeunes pousses, tout en prenant garde à l’horaire inhabituel de début de représentation (19 heures).

mardi 12 mars 2019

« Trois Contes » de Gérard Pesson - David Lescot - Opéra de Lille - 10/03/2019

La Princesse au petit pois d'Andersen
Présentée à l’Opéra de Lille en 2017, La Double Coquette de Dauvergne avait déjà permis d’apprécier tout le goût de Gérard Pesson (né en 1958) pour l’adaptation musicale. On le retrouve cette fois accompagné de l’excellent David Lescot (dont le travail dans La finta giardiniera de Mozart avait fait grand bruit ici-même en 2014) en un spectacle au titre trompeur qui incite à penser que les enfants en sont la cible. Il n’en est rien, tant les trois contes déconcertent dans un premier temps par l’hétérogénéité des sujets abordés et le sérieux manifeste du propos. Pour autant, l’idée de ce travail est bien de confronter notre regard avec les raccourcis et faux semblants propres à l’imaginaire et au merveilleux, tout autant qu’à notre capacité à nous illusionner pour échapper à la réalité.

Le spectacle débute avec l’adaptation de La Princesse au petit pois (1835) d’Andersen, revisitée en pas moins de six versions différentes qui dynamitent notre regard sur cette histoire si simple en apparence. A la manière de Bruno Bettelheim dans sa célèbre Psychanalyse des contes de fée (Laffont, 1976), David Lescot (né en 1971) fouille les moindres recoins du récit pour en extraire toute les significations possibles, interrogeant autant son rôle initiatique (la petite fille qui n’est pas une princesse doit pouvoir supporter l’inconfort matériel) que symbolique : avant de pouvoir prouver son statut par l’épreuve du petit pois, la princesse n’est-elle pas d’abord une étrangère dont on doit se méfier ? Lescot dynamite également les codes attendus de ce type de récit, y adjoignant une deuxième princesse qui vient retrouver les amoureux dans leur lit : un trio espiègle et inattendu, bien éloigné des versions moralisantes souvent à l’œuvre dans les contes.

Autour de ce jeu sur les apparences, David Lescot pousse le spectateur à s’interroger sur l’influence du jeu et de la mise en scène dans la compréhension du récit, afin de l’amener à affuter son regard critique face à ce qui lui est donné à voir et entendre. La mise en scène, élégante et épurée, donne à voir plusieurs jeux de miroir virtuoses, tandis que Gérard Pesson tisse un accompagnement ivre de couleurs et de sonorités variées, toujours attentif à la moindre inflexion dramatique. On est souvent proche de l’art d’un Britten dans la capacité à minorer le rôle des cordes pour faire valoir toutes les ressources de l’orchestre, en premier lieu vents et percussions : du grand art.

Le Manteau de Proust de Lorenza Foschini
Changement radical d’atmosphère avec Le Manteau de Proust adapté du roman éponyme de Lorenza Foschini (née en 1949), édité en 2012 par Quai Voltaire. Le conte moque l’ignorance et la bêtise de la famille de Proust, incapable de saisir la sensibilité et surtout la valeur artistique de la correspondance de l’écrivain français. La musique se ralentit pour faire valoir une myriade d’ambiances assez sombres, toujours très raffinées dans l’écriture, tandis que la mise en scène passe astucieusement d’un lieu à l’autre au moyen de saynètes réjouissantes, dévoilées en un ballet hypnotique en avant-scène, à la manière d’un plateau tournant. Autant les qualités minimalistes et plastiques de l’ensemble, que la capacité à rapidement présenter de nouveaux tableaux, rappellent l’art d’un Joël Pommerat, un auteur lui aussi attiré par la noirceur des contes.

Le dernier conte, adapté du Diable dans le Beffroi (1839) d’Edgar Allan Poe, convainc beaucoup moins en comparaison, du fait d’une histoire plus simpliste : l’écrivain américain y moque l’étroitesse d’esprit et le conformisme d’une société puritaine entièrement tournée vers elle-même. L’arrivée d’un intrus, le Diable en personne, sonne comme le réveil de ces consciences endormies et passives. La mise en scène joue sur les personnages figés, délicieusement ridicules, tandis que Pesson se montre moins à l’aise, donnant quelque peu l’impression de tourner en rond dans son inspiration, et ce malgré l’impeccable narrateur incarné par le pince-sans-rire Jos Houben. Côté chant, on notera un plateau vocal admirable d’homogénéité, dominé par le chant radieux et bien projeté de Marc Mauillon. Malgré les réserves sur le dernier conte, les deux premiers d’entre eux devraient rapidement s’installer au répertoire comme des classiques du XXIème siècle : les reprises prévues à Rouen, Rennes et Nantes, coproducteurs du spectacle, seront ainsi vivement attendues.

lundi 11 mars 2019

« Oyayaye » d'Offenbach, « Les Deux Augures » de C. Terrasse et « Faust de Passementier » de Hervé - Théâtre de Saint-Omer - 09/03/2019


Le nom de Christophe Crapez rappelle immédiatement d’excellents souvenirs aux amateurs de la compagnie Les Brigands, pour laquelle il a assuré de nombreux rôles de premier plan à travers tout l’Hexagone: on pourra notamment citer Le Docteur Ox en 2003-2004 et Les Brigands en 2006-2007 d’Offenbach ou encore La Botte secrète de Claude Terrasse en 2011-2013. Depuis 2013, l’ancien élève de Mady Mesplé a choisi de voler de ses propres ailes en créant la compagnie Lyric & Co, dont la plupart des spectacles ont été créés dans le Pas-de-Calais autour d’un répertoire tourné vers l’opérette mais pas uniquement.

Cette année, la compagnie revient à son répertoire de prédilection en faisant halte pour deux dates au Théâtre de Saint-Omer, communément appelé Le Moulin à Café. La réouverture en début d’année de ce théâtre à l’italienne de poche (364 places!) a été l’un des événements salué bien au-delà de l’Audomarois. Fermé depuis les années 1970, ce théâtre niché dans l’ancienne mairie a enfin pu recevoir les travaux de modernisation que les édiles de la sous-préfecture du Pas-de-Calais ont longtemps dû repousser pour cause de financement incertain. Une attente qui n’a pas été vaine, tant le résultat est à la hauteur des ambitions: cet écrin intimiste construit en 1840 permet en effet une proximité avec les artistes tout à fait remarquable, sans parler de l’acoustique idéale pour la voix et l’orchestre. Rien d’étonnant, dès lors, à constater que la quasi-totalité des spectacles sont complets jusqu’à la fin juin pour cette salle qui vient harmonieusement compléter les autres disponibles dans l’agglomération (notamment le Centre culturel Balavoine à Arques).
Yves Vandenbussche, Alfred Bironien et
Christophe Crapez
C’est précisément le cas pour la seconde représentation consacrée à trois raretés exhumées du vaste répertoire de l’opérette. la compagnie Lyric & Co a en effet choisi de nous faire découvrir Oyayaye (1855), «anthropophagie musicale en un acte», l’une des toutes premières opérettes écrites par Offenbach en 1855 pour le Théâtre des Folies-Nouvelles, alors dirigé par son concurrent et ami Florimond Ronger, dit Hervé. Les aventures absurdes et farfelues de Racle-à-mort, aux prises avec une reine cannibale d’Océanie, permettent à Offenbach de démontrer sa capacité à écrire des airs endiablés sur des textes tous aussi inattendus les uns que les autres – au premier rang desquels une note de la blanchisseuse! Les trois interprètes – tous ténors – se saisissent avec maestria de ce récit rocambolesque, autour d’une mise en scène honnête mais qui manque d’idée marquante. Au piano, Nicolas Ducloux est attentif à l’articulation entre chant et musique, le tout en des tempi d’une belle vigueur.

C’est précisément ce qui déçoit dans l’ouvrage suivant, Les Deux Augures (1904) de Claude Terrasse, où l’accompagnement plus conséquent avec les forces de l’ensemble Flagogne laisse entendre quelques décalages avec Alfred Bironien et surtout Christophe Crapez. Il est vrai que l’ouvrage, plus moderne, n’épargne pas les musiciens, tandis que les interprètes souffrent de défauts audibles, autant l’élocution trop précipitée de Crapez que les aigus forcés de Bironien. On préfèrera bien davantage le délicieux Faust de Passementier de Hervé, parodie du déjà parodique Petit Faust (1869) du même compositeur. Une double mise en abyme savoureuse où toute l’équipe vocale réunie s’adjoint enfin une voix féminine en la personne de Sevan Manoukian: la soprano avait auparavant assuré le rôle de «Monsieur Loyal» lors des intermèdes, présentant les ouvrages et interprétant plusieurs mélodies. Hormis le tout premier air d’Offenbach raté, entre diction incompréhensible et problèmes de justesse, Sevan Manoukian se reprend ensuite pour faire valoir le velouté de son timbre et une belle aisance scénique. De même, Alfred Bironien se montre plus à l’aise dans la dernière opérette, tandis que la mise en scène colle bien à l’action, plus développée, autour d’une scénographie variée et bien mise en valeur par les éclairages.

lundi 4 mars 2019

Concert de l'Orchestre philharmonique de Radio France - Krzysztof Urbanski - Auditorium de la Maison de la Radio à Paris - 02/03/2019

Joshua Bell
Le poids des années serait-il bénéfique à Joshua Bell (né en 1967)? Le cas du violoniste américain divise depuis plusieurs années, faisant l’objet d’un soutien du public (en témoigne la salle comble samedi soir à la Maison de la radio) tout en étant boudé par de nombreux critiques pour son sentimentalisme et ses choix artistiques peu aventureux, bien éloigné en cela de ses deux grands rivaux Sergey Khachatryan et Gil Shaham. On oublie pourtant qu’à côté de son activité de soliste, Bell poursuit une carrière régulière de chambriste, notamment au festival de Verbier chaque année ou par exemple l’an passé à la Philharmonie dans un programme dédié à Schubert et Strauss, avec le pianiste Sam Haywood.

Quoi qu’il en soit, on se réjouit que son interprétation du Concerto pour violon de Dvorák dynamite ces mauvais a priori, tant l’Américain semble galvanisé par la direction tout feu tout flamme de Krzysztof Urbanski, découvert ici même en 2015. A seulement 36 ans, toujours aussi démonstratif dans sa gestuelle, le chef polonais reste attaché à marquer les attaques pour répondre fermement au soliste dans le dialogue orchestral, tout en se montrant plus mesuré dans le soutien, laissant la part belle au soliste. Son énergie semble donner à Bell un élan dramatique constant, parfaitement rendu au niveau technique, tandis que l’archet n’en oublie jamais l’optique narrative, essentielle dans ce concerto d’essence rhapsodique (dans les deux premiers mouvements surtout). Proche de celui de Brahms, composé un an plus tôt en 1878, ce concerto fait entendre un Dvorák plus volontiers porté vers l’ivresse mélodique dans le dernier mouvement entêtant, là aussi bien rendu par les interprètes. Vivement applaudi par le public, Joshua Bell repart sans offrir de bis, mais n’en oublie pas de rester jusqu’à l’issue du concert afin d’offrir une séance de dédicace.

En guise d’introduction au concert, un inattendu et méconnu Quatuor pour clarinette, cor, violoncelle et caisse claire de Martinů était offert à la curiosité générale: le compositeur tchèque a tant et tant composé qu’il est en effet difficile de s’y retrouver dans son immense production. Ecrite en 1924 à Paris, cette œuvre de jeunesse surprend d’emblée par son assemblage d’instruments aux sonorités disparates, tout en montrant l’influence du Stravinski de L’Histoire du soldat dans l’ambiance foraine légèrement dissonante développée dans les mouvements extérieurs. Si le corniste Hughes Viallon déçoit par l’imprécision de certaines attaques, les autres interprètes se montrent à la hauteur, tout particulièrement le violoncelle radieux de Nicolas Saint-Yves dans le bel Andante, grave et intimiste.
Krzysztof Urbanski
Après l’entracte, Krzysztof Urbanski fait résonner toutes les forces de l’Orchestre philharmonique de Radio France avec un éclat péremptoire dans les tutti, volontairement sauvage dans les scansions entonnées fortissimo. A l’inverse, les passages plus doux montrent une attention aux couleurs et à l’expression de contrechants inattendus, en un climat plus serein et analytique, porté vers le pianissimo en contraste. On suit cette lecture très physique avec l’impression qu’Urbanski conduit un instrument unique entièrement soumis à sa volonté: tout, dans ce geste attentif à la dynamique, participe d’une relecture excitante d’une œuvre pourtant tellement rebattue, expliquant sans doute la belle ovation finale du public et les applaudissements de l’orchestre, visiblement sous le charme.