jeudi 18 avril 2013

« Sunday in the Park With George » de Stephen Sondheim - Théâtre du Châtelet - 15/04/2013

Après « A Little Night Music » en 2010 puis « Sweeney Todd » en 2011, le Théâtre du Châtelet poursuit la découverte de l’œuvre de Stephen Sondheim. La création française de sa comédie musicale « Sunday in the Park With George », couronnée par le prix Pulitzer en 1985, est un évènement à ne manquer sous aucun prétexte.
Déjà trois ans que le Théâtre du Châtelet s’efforce de faire résonner les comédies musicales de Stephen Sondheim en France et obtenir ainsi la reconnaissance d’un compositeur à la réputation illustre aux États-Unis. Formé notamment par Jerome Kern et Oscar Hammerstein (1), Sondheim a débuté sa carrière par un coup de maître en écrivant les paroles du West Side Story de Leonard Bernstein en 1957, avant de multiplier les succès à Broadway jusqu’à la fin des années 1970. Pour autant, si ses mélodies sont reprises comme autant de standards par Frank Sinatra ou Barbra Streisand, une grave dépression lui fait songer à l’arrêt de la composition.
Fort heureusement, la rencontre avec le librettiste James Lapine lui offre l’occasion de renouveler son inspiration par un défi original, celui de composer une nouvelle comédie musicale d’après le chef-d’œuvre du peintre néo-impressionniste Georges Seurat, Un dimanche après-midi à l’île de la Grande-Jatte. À partir de cette œuvre énigmatique où aucun des personnages ne se regarde, les deux hommes imaginent l’artiste français en prise avec ses modèles, obnubilé par l’achèvement de sa toile et incapable de contenter sa maîtresse, la ravissante Dot (dont le prénom est une allusion à la technique pointilliste de Seurat). Dans la deuxième partie, l’action est transposée aux États-Unis cent ans plus tard alors que George, l’arrière-petit-fils de Dot, est confronté aux mêmes interrogations sur la condition d’artiste et la validité de poursuivre son œuvre.
Une évocation stylisée
Ce passionnant jeu de miroir avec la vie de Sondheim, en pleine crise existentielle, est particulièrement visible dans l’importance des figures maternelles, de la mère acariâtre à la grand-mère Marie, qui rappelle combien ses épineuses relations familiales l’empoisonnèrent tout au long de sa vie. Pour autant, la mise en scène de Lee Blakeley évacue tout sous-entendu freudien pour se concentrer sur une minutieuse et patiente mise en espace, où chaque personnage trouve naturellement la place qui lui sera dévolue dans le tableau. Au centre, un vaste cercle tournant (2) permet d’intéressants changements de perspective pour des personnages figés dans une aire restreinte, tandis que cette évocation stylisée bénéficie des images projetées évoquant les chefs-d’œuvre de Seurat, aussi bien sur les nombreuses toiles de l’atelier que sur le décor semi-circulaire en fond de scène.
Mais ce parti pris illustratif, visuellement très réussi, ne convainc pas pleinement sur le plan dramatique. Souvent assis devant son chevalet en première partie, l’interprète principal, Julian Ovenden (dans le double rôle de George[s]) peine ainsi à déployer son timbre superbe dans les moments lyriques et se montre bien timide face à la percutante Dot de Sophie-Louise Dann, rayon de lumière étincelant pendant toute la soirée. Sans doute plus à l’aise avec les affres de l’artiste contemporain, Ovenden se rattrape heureusement au deuxième acte, notamment dans l’émouvant duo final Move on. Les nombreux autres rôles démontrent un niveau parfaitement homogène, d’où ressort l’hilarante Beverley Klein en critique d’art sûre de son pouvoir de faire et défaire les réputations.
Une nouvelle orchestration
Côté fosse, on retrouve David Charles Abell à la tête d’un orchestre philharmonique de Radio France superlatif dans ce répertoire. Le chef britannique se montre attentif à ne pas couvrir les voix, et ce d’autant plus que la nouvelle orchestration pour grand ensemble a été entièrement revue par Michael Starobin, offrant une densité et une riche palette de couleurs particulièrement bienvenues. Partition moderne avec ses scansions entêtantes à la manière d’un Steve Reich, la musique de Sondheim hésite entre minimalisme et envolées lyriques, plus traditionnelles pour une comédie musicale. Mais c’est bien là tout le paradoxe de cette œuvre attachante qui, sans offrir de mélodies dont on chantonne les airs à la fin du spectacle, émeut par sa délicate mélancolie. Le public ne s’y trompe pas et permet à un Stephen Sondheim visiblement intimidé sur la vaste scène du Châtelet, d’obtenir à 83 ans une consécration méritée en forme de standing ovation

1. Auteurs de la chanson The Last Time I Saw Paris. Chanson en hommage à la France occupée par l’armée allemande. Utilisée dans le film Lady Be Good, elle obtiendra l’oscar de la meilleure chanson.
2. Un dispositif décidément à la mode puisqu’on le retrouve aussi dans les Revenants, excellente adaptation de la pièce de Henrik Ibsen présentée à Nanterre et en tournée dans toute la France.

jeudi 4 avril 2013

« Existence » d'Edward Bond - Studio-Théâtre de la Comédie-Française - 21/03/2013

Invité par la Comédie-Française, Christian Benedetti crée une œuvre du vétéran Edward Bond qui nourrit une réflexion exigeante et vibrante pendant et au-delà de la représentation. Le jeune comédien Benjamin Jungers s’y montre impérial.
Christian Benedetti est un homme heureux. Rappelons qu’il y a peu un grand quotidien national s’interrogeait sur l’absence inexplicable d’un tel artiste à la tête d’une grande scène dramatique nationale, consécration méritée pour un défricheur constant du répertoire à l’aide de sa compagnie basée au Studio-Théâtre d’Alfortville. C’est précisément dans ce lieu intime et chaleureux, tout proche de Paris, que Benedetti a fondé sa renommée, proposant des résidences à des auteurs contemporains aussi variés qu’Edward Bond, Biljana Srbljanovic ou Mark Ravenhill.
Dès lors, on ne s’étonnera pas de retrouver ses mises en scènes de Tchekhov (Oncle Vania et la Mouette) accueillies par le Théâtre de l’Athénée - Louis-Jouvet en début de saison 2012, avant que la Comédie-Française ne lui donne une opportune carte blanche pour présenter deux nouveaux spectacles dans la petite salle du Carrousel du Louvre en mars-avril 2013. Cette fois-ci, le choix de Christian Benedetti s’est porté sur des pièces courtes de deux auteurs contemporains, Existence (d’ores et déjà visible) du Britannique Edward Bond et Lampedu Beach (qui sera créé le 4 avril, les deux œuvres pouvant être vues à la suite à partir de cette date) de l’Italienne Lina Prosa.
Une langue elliptique
Mais place ce soir à la pièce d’Edward Bond qui, par son intensité et son aura de mystère, suffit à nourrir de multiples réflexions. L’auteur britannique de 79 ans poursuit en effet depuis de nombreuses années une œuvre abondante, volontiers doctrinale, à la recherche d’une langue elliptique qui intrigue l’auditeur pour mieux le forcer à fonder sa propre opinion sur ce qui lui est donné à voir et à entendre. Pour aller plus avant encore dans cette volonté, Christian Benedetti plonge la salle dans un noir complet, ne laissant filtrer sur scène qu’un mince rayon de lumière à travers une fenêtre dont les rideaux sont clos. Petit à petit, le regard s’habitue à la pénombre sans parvenir à distinguer grand-chose, si ce n’est un vaste appartement, invitant l’auditeur à scruter le moindre mouvement, aussi infime soit-il. Plus tard, Benedetti a l’idée extraordinaire d’éclairer son plateau lorsque l’insoutenable arrive. Le spectateur, qui jusqu’à présent n’avait cessé de vouloir voir, est désormais pris au piège de son instinct contrarié.
L’histoire est simple, en apparence seulement. Un homme entre par effraction dans une pièce, puis violente et bâillonne d’emblée le propriétaire, incapable d’aider le voleur dans sa quête effrénée d’argent ou de réprimer sa rage destructrice sur des objets, qui valsent un peu partout. Imperceptiblement, l’enjeu de cette rencontre improbable évolue peu à peu. Du magma d’un chaos soigneusement orchestré par Bond surgit un monologue fleuve, intarissable et complexe, où l’on comprend que le voleur n’a rien à voler, si ce n’est la confession de son impossibilité à communiquer avec cet autre que lui-même.
La fougue de Jungers
Benjamin Jungers apporte une nervosité frémissante à cette langue sans cesse interrompue, qui laisse à l’auditeur le soin de combler les non-dits, à chercher toujours le sous-texte, et devenir ainsi coauteur de ce qui lui est pudiquement proposé. Cet effort continu demandé au public repose évidemment sur l’interprète, passionnant de bout en bout, avec une énergie et un investissement entiers. Dans le rôle difficile du muet, Gilles David n’en fait jamais trop, s’effaçant logiquement devant la fougue de Jungers. Encore essoufflé au moment des saluts, ce dernier embrasse Benedetti et Bond sur scène, comme soulagé et repu devant la performance accomplie.