lundi 28 janvier 2019

« Xerxes » de Georg Friedrich Haëndel - Stefan Herheim - Opéra allemand du Rhin à Düsseldorf - 26/01/2019


Créée en 2012 au Komische Oper de Berlin, puis présentée l’année suivante à Düsseldorf, la production réjouissante du Xerxès de Stefan Herheim n’a cessé d’être reprise dans ces deux villes depuis lors: il s’agit en effet de l’une des plus grandes réussites du metteur en scène norvégien, qui s’en donne à cœur joie pendant les trois actes de cette comédie parmi les plus loufoques de Haendel. Comme à son habitude, il s’appuie sur chaque mot pour revisiter le livret avec son imagination féconde, tout en insistant avec à-propos sur la grivoiserie de cette comédie encore tournée vers Shakespeare ou l’opéra vénitien. L’intrigue y est riche, voire confuse, mais Herheim s’en saisit pour dévoiler de nombreux gags qui fusent dans chaque scène, de la frustration sexuelle de Xerxès (dont Herheim nous dévoile l’anagramme en allemand: Sex Rex!) aux multiples jeux sur les vocalises (l’orgasme bien sûr, mais aussi la fureur ou la frilosité), tout en offrant des parodies bienvenues des décors baroques (splendide tempête au III avec l’ensemble des choristes grimés en monstres marins). On retiendra dans le même esprit la scène désopilante des multiples attentats ratés d’Atalanta contre sa sœur, l’un des grands moments de la soirée.

Herheim nous emporte en une maestria visuelle où les décors, au moyen d’un plateau tournant, sont réinventés continuellement sous nos yeux, comme une déclaration d’amour à ce merveilleux métier. Comment ne pas rendre hommage, aussi, au soin apporté aux costumes, tous fidèles à l’esprit de l’époque mais discrètement modernisés? Pour autant, Herheim ne s’en tient pas aux aspects formels ou aux gags, aussi réussis soient-ils, et choisit la distanciation du théâtre dans le théâtre – le Roi et sa cour interprétant leur propre rôle avec force second degré et apartés. Dans cette optique, les récitatifs figurent la réalité, au contraire des airs, qui nous ramènent au théâtre.


Herheim parvient ainsi à donner davantage de crédibilité au livret, en faisant le portrait d’un monarque superficiel dont le seul but est de se divertir, sous les yeux de son peuple complice et avide de commenter les joutes amoureuses – comme un lointain ancêtre des lecteurs assidus de la presse people. En fin d’ouvrage, lassé des retournements de situation improbables de cette cour d’opérette, ce même peuple se révolte de manière symbolique en refusant les attributs du costume. Un spectacle total qui bénéficie d’un ensemble virtuose de talents réunis: on pourrait certainement voir un nouveau détail à chaque nouvelle représentation – preuve évidente, s’il en était besoin, que Herheim possède de l’imagination à revendre.

D’emblée, on se rend compte que le bouche à oreille a fonctionné à plein, tant la salle paraît remplie à craquer, avant d’offrir une ovation debout en fin de représentation. Il est vrai que l’énergie déployée sur scène a manifestement transcendé la fosse, très engagée pendant toute la soirée. Le chef Konrad Junghänel, bien connu en tant que fondateur du Cantus Cölln, déploie une énergie revigorante dans tous les pupitres, qui s’opposent avec vigueur, sans oublier des couleurs bienvenues, notamment au basson.


Annoncé souffrant, Valer Sabadus (Xerxès) nous ravit de sa délicate sensualité, offrant des trésors de subtilité à son chant harmonieux et bien placé. A ses côtés, l’autre contre-ténor Terry Wey (Arsamene), dont on aurait seulement aimé un timbre un peu plus différencié, assure bien sa partie. Heidi Elisabeth Meier (Romilda) impose quant à elle son émission souple et puissante, tandis qu’Anke Krabbe (Atalanta) joue admirablement la sœur pimbêche, au niveau vocal comme interprétatif. On mentionnera encore le superlatif Elviro de Hagen Matzeit, qui semble savoir tout faire dans son rôle, du travestissement vocal (quelle voix de tête!) aux intermèdes comiques savoureux. Mentionnons encore le Chœur de l’Opéra allemand du Rhin, très en forme, qui n’est pas pour rien dans la parfaite réussite de la soirée.

dimanche 27 janvier 2019

« Faust » de Charles Gounod - Stefano Poda - Opéra royal de Wallonie à Liège - 25/01/2019


Créée en 2015 à Turin, la production de Faust imaginée par Stefano Poda a déjà fait halte à Lausanne (2016) et Tel Aviv (2017), avant la reprise liégeoise de ce début d’année. Un spectacle événement à ne pas manquer, tant l’imagination visuelle de Poda fait mouche à chaque tableau au moyen d’un immense anneau pivotant sur lui-même et revisité pendant tout le spectacle à force d’éclairages spectaculaires et variés. Ce symbole fort du pacte entre Faust et Méphisto fascine tout du long, tout comme le mouvement lancinant du plateau tournant habilement utilisé.
 
On ne se lasse jamais en effet des tours de force visuels de Poda, virtuose de la forme, qui convoque habilement une pile désordonnée de livres anciens pour figurer la vieillesse de Faust au début ou un arbre décharné pour évoquer la sécheresse de ses sentiments ensuite. Très sombre, le décor minéral rappelle à plusieurs reprises les scénographies des spectacles de Py, même si Poda reste dans la stylisation chic sans chercher à aller au-delà du livret. Les enfers sont placés d’emblée au centre de l’action, Poda allant jusqu’à sous-entendre que le choeur est déjà sous la coupe de Méphisto lors de la scène de beuverie au I : tous de rouges vêtus, les choristes se meuvent de façon saccadée, à la manière de zombies, sous le regard hilare de Méphisto. On gagne en concentration sur le drame à venir ce que l’on perd en parenthèse légère et facétieuse.

Plus tard dans la soirée, Poda montrera le même parti-pris frigide lors de l’intermède comique avec Dame Marthe, très distancié, et ce contrairement à ce qu’avait imaginé Georges Lavaudant à Genève l’an passé. Le ballet de la nuit de Walpurgis est certainement l’une des plus belles réussites de la soirée, lorsque les danseurs, au corps presque entièrement nu et peint en noir, interprètent une chorégraphie sauvage et sensuelle, se mêlant et se démêlant comme un seul homme. Les applaudissements nourris du public viennent logiquement récompenser un engagement sans faille et techniquement à la hauteur. De quoi parachever la vision totale de Stefano Poda, auteur comme à son habitude de tout le spectacle (mise en scène, scénographie, costumes, lumières…), même si l’on regrettera sa note d’intention reproduite dans le programme de la salle, inutilement prétentieuse et absconse.



Le plateau vocal réuni est un autre motif de satisfaction, il est vrai dominé par un interprète de classe internationale en la personne d’Ildebrando d’Arcangelo, déjà entendu ici en 2017 dans le même rôle de Méphisto (celui de La Damnation de Faust de Berlioz). Emission puissante et prestance magnétique emportent l’adhésion tout du long, avec une prononciation française très correcte. Le reste de la distribution, presque entièrement belge, permet de retrouver la délicieuse Marguerite d’Anne-Catherine Gillet, meilleure dans les airs que dans les récitatifs du fait d’une diction qui privilégie l’ornement au détriment du sens. Elle doit aussi gagner en crédibilité dramatique afin de bien saisir les différents états d’âme de cette héroïne tragique, surtout dans la courte scène de folie en fin d’ouvrage. Quoi qu’il en soit, elle relève le défi vocal avec aplomb, malgré ces réserves interprétatives. On pourra noter le même défaut chez Marc Laho, trop monolithique, avec par ailleurs un timbre qui manque de chair. Il assure cependant l’essentiel avec constance, tandis que l’on se félicite des seconds rôles parfaits, notamment le superlatif Wagner de Kamil Ben Hsaïn Lachiri.

Outre un chœur local en grande forme, on mentionnera la très belle prestation de l’Orchestre royal de Wallonie, dirigé par un Patrick Davin déchainé dans les parties verticales, tout en montrant une belle subtilité dans les passages apaisés. Un spectacle vivement applaudi en fin de représentation par l’assistance venue en nombre, que l’on conseille également chaleureusement.

samedi 26 janvier 2019

« Il primo omicidio » d’Alessandro Scarlatti - René Jacobs - Opéra Garnier à Paris - 24/01/2019


En ce début d’année, la recréation française d’Il primo omicidio (1707), l’un des plus fameux oratorios d’Alessandro Scarlatti (1660-1725),  est un événement à ne pas manquer. Alessandro Scarlatti reste aujourd’hui davantage connu comme le père de son fils Domenico, célèbre apôtre du clavier dont on a entendu l’été dernier l’intégrale des sonates en concert dans toute l’Occitanie. Pour autant, Alessandro Scarlatti fut l’un des compositeurs les plus reconnus de son temps, en tant qu’héritier du grand Monteverdi et annonciateur de la génération suivante, dont celle de Haendel.

René Jacobs défend son vaste répertoire (deux fois plus d’opéras que Haendel, selon le chef belge) depuis plusieurs années : on se souvient notamment de son disque consacré, déjà, à Il primo omicidio (Harmonia Mundi, 1998) ou encore de sa Griselda donnée au Théâtre des Champs-Elysées en 2000. Invité pour la première fois à diriger à l’Opéra de Paris, le chef flamand investit le Palais Garnier avec son attention coutumière, en cherchant avant tout à réunir un plateau vocal d’une remarquable homogénéité. Pas de stars ici, mais des chanteurs que le Gantois connaît bien (comme Benno Schachtner et Thomas Walker, avec lesquels il s’est produit récemment à Ambronay), tous prêts à se plier aux moindres inflexions musicales du maître.


Il s’agit ici en effet de respecter l’esprit de l’ouvrage, un oratorio qui exclut toute virtuosité individuelle, afin de se concentrer sur le sens du texte : les récitatifs sont ainsi interprétés avec une concentration évidente, autour d’une prosodie qui prend le temps de délier chaque syllabe. D’où l’impression d’un René Jacobs plus serein que jamais, attentif à l’articulation des moindres inflexions musicales de Scarlatti, tout en prêtant un soin aux couleurs, ici incarnées par l’ajout bienvenu des cuivres, dont deux trombones. Le détail de l’orchestration, manquant, a été adapté à la jauge de Garnier, tout particulièrement le continuo soutenu avec ses deux orgues, deux clavecins, deux luths et une harpe.

De quoi mettre en valeur la musique toujours séduisante au niveau mélodique de Scarlatti, plus apaisée en première partie, avant de dévoiler davantage de contrastes ensuite. Les récitatifs sont courts, tandis que les airs apparaissent assez longs en comparaison. Le plateau vocal ne prend jamais le dessus sur les musiciens, recherchant une fusion des timbres envoûtante sur la durée : toujours placés à la proximité de la fosse (quand ce n’est pas dans la fosse elle-même au II), les chanteurs assurent bien leur partie, sans défaut individuel. Ainsi du remarquable Dieu de Benno Schachtner, petite voix angélique d’une souplesse idéale dans ce répertoire, tandis que Robert Gleadow montre davantage de caractère dans son rôle de Lucifer. S’il en va logiquement de même pour les rôles de Caïn et Abel, très bien interprétés, on mentionnera aussi l’excellence de l’Eve de Birgitte Christensen, aux couleurs admirables malgré des vocalises un rien heurtées, tandis que l’Adam de Thomas Walker démontre une classe vocale de tout premier plan.

On reste en revanche plus réservé quant à la mise en scène de Romeo Castellucci, fort timide en première partie avec sa proposition visuelle peu signifiante qui rappelle Mark Rothko dans les variations géométriques ou Gerhard Richter dans les flous expressifs stylisés. On se demande en quoi cette scénographie, splendide mais interchangeable, s’adapte au présent ouvrage, avant que la deuxième partie n’éclaire quelque peu sa proposition scénique. Comme il l’avait déjà fait pour ses débuts à l’Opéra de Paris en 2015 avec Moïse et Aaron, Romeo Castellucci s’interroge sur la dualité présente en chacun de nous en convoquant sur scène des enfants chargés d’interpréter les rôles des chanteurs – ces derniers restant dans la fosse avec l’orchestre.

L’une des plus belles images de la soirée est certainement la réunion des doubles personnages, comme deux faces d’une même personne enfin réconciliées, après avoir vécu l’expérience, douloureuse mais fondatrice, de la perte de l’innocence du temps de l’enfance.  A cet effet, on ne manquera pas de lire le remarquable texte de Corinne Meyniel, reproduit dans le livret conçu par l’Opéra national de Paris, qui évoque la richesse des interprétations de ce mythe universel. Enfin, la mise en scène n’en oublie pas de rappeler les allusions christiques que certains exégèses catholiques ont voulu voir dans le personnage d’Abel, tout en donnant à une Eve voilée, des allures troublantes de Marie implorant son fils perdu. Curieusement, Castellucci est moins convainquant au niveau visuel en deuxième partie, notamment dans la gestion imparfaite des déplacements des enfants. Une proposition en demi-teinte plutôt bien accueillie en fin de représentation par le public, et ce malgré les quelques imperfections mentionnées ci-avant.

lundi 21 janvier 2019

Oeuvres de Debussy, Hindemith, Caplet, Renié, Leone et Salzédo - Emmanuel Ceysson et le Quatuor Voce - Disque Aparté Music


On aurait tort de réduire l’art d’Emmanuel Ceysson (né en 1984) à la couverture un peu kitsch de son nouveau disque «Ballade en rouge» ou aux photos de dandy magnifique présentées dans la notice. Curieusement, la même notice ne comporte aucune présentation de la carrière du harpiste français, tout comme ses partenaires du Quatuor Voce. L’ancien premier harpiste solo de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris (nommé à 22 ans), désormais en poste au MET, mène une carrière de soliste de niveau international, tout en poursuivant de nombreux projets discographiques, dont le premier avec Xavier de Maistre en 2006, puis l’altiste Laurent Verney en 2009 ou encore le flûtiste Frédéric Chatoux en 2010. Après quelques incursions dans le répertoire concertant, Emmanuel Ceysson revient avec bonheur à la musique de chambre, avec son toucher flamboyant par ailleurs merveilleusement capté.

Le programme réuni dans ce disque n’appelle que des éloges lui aussi. Ainsi de la ravélienne et lyrique Ballade fantastique (1912) d’Henriette Renié, admirablement contrastée avec le Conte fantastique (1909, révisé en 1923) d’André Caplet, aux accents verticaux plus tendus, parfaitement rendu par le style tranchant des interprètes, d’une précision toujours éloquente. Les Trois Morceaux (1914) de Carlos Salzédo (1885-1961), plus classiques et charmeurs, permettent de retrouver un Emmanuel Ceysson volontiers poétique et sensible. Un même état d’esprit parcourt la Sonate pour harpe (1939) de Paul Hindemith, étonnamment doux et serein ici, tout comme les aériennes et délicates Danses (1904) de Claude Debussy, écrites pour harpe chromatique et transcrites pour harpe à pédales par Henriette Renié en 1910. Enfin, Emmanuel Ceysson n’oublie pas la musique contemporaine avec le Red Quintet (2002) de Gustavo Leone, qui rend hommage autant au tango célébré par Astor Piazzolla qu’aux grands aînés tel André Caplet, tout en ajoutant une discrète et bienvenue touche d’urgence rythmique minimaliste en arrière-plan.

jeudi 17 janvier 2019

Concert de l'ensemble Il Giardino Armonico - Giovanni Antonini - Auditorium du Louvre à Paris - 16/01/2019

Giovanni Antonini
Giovanni Antonini poursuit actuellement son intégrale discographique des symphonies de Joseph Haydn qui devrait s’achever en 2032, pour le tricentenaire de la naissance du compositeur. Les premiers disques gravés (voir notamment ici) nous ont déjà fait dire combien ce projet était l’un des plus réjouissants entendus depuis plusieurs années, compte tenu de la qualité autant technique qu’artistique de l’ensemble mené par le chef italien.

En ce début d’année et avant une tournée prestigieuse, on le retrouve à l’Auditorium du Louvre pour un concert autour de trois symphonies parmi les plus célèbres de Haydn, toutes composées en 1761 à l’occasion de son embauche par le Prince Esterházy. Contrairement à ce que pourrait laisser penser leur numérotation, ces symphonies révèlent un Haydn déjà aguerri dans ce domaine, avec plus de vingt symphonies composées depuis 1757. Il a aussi à cœur de démontrer à son nouvel employeur toutes ses capacités, et ce d’autant plus qu’il bénéficie d’un orchestre de tout premier plan, avec des solistes prêts à briller de tous leurs feux. Si les premiers violons et violoncelles sont logiquement mis en avant, tout autant que les vents, Haydn surprend en donnant un rôle inhabituellement concertant et soliste à la contrebasse – ce dont s’amusent en concert les deux contrebasses en une vraie-fausse joute lors du Menuet de la Huitième Symphonie.

A cet égard, on regrettera le choix de l’adjonction au programme de la Sixième Sérénade (1776) de Mozart, stylistiquement peu en rapport avec ces ouvrages de Haydn, encore tournés vers le baroque et particulièrement le concerto grosso. Si l’idée de Giovanni Antonini est de compléter une hypothétique demande du Prince Esterházy sur les «quatre heures du jour», nous aurions préféré découvrir une œuvre composée autour de la même période, par exemple une symphonie de Jean-Chrétien Bach. Quoi qu’il en soit, le public semble se réjouir de ce Mozart volontiers robuste et répétitif, il est vrai bien mis en valeur par la spatialisation opportune des quatre cordes solistes derrière les gradins, offrant une réponse en écho avec le reste de l’orchestre sur scène.

Plus tôt dans la soirée, les deux premières symphonies de Haydn avaient permis de se réjouir des qualités interprétatives d’Antonini, capable de faire ressortir une multitude de couleurs de son ensemble sur instruments d’époque, tout en le cravachant dans les mouvements extérieurs, très vifs et aux attaques sèches. Si on pourra noter quelques difficultés dans la virtuosité en ce qui concerne le premier violon de Stefano Barneschi, gageons que cela sera gommé au disque, alors que les mouvements plus apaisés sont parfaitement négociés, notamment l’attention aux nuances. Les menuets retrouvent des tempi enlevés, avant les trios plus nuancés. La soirée se conclue avec le fameux finale «La Tempête» de la Huitième, repris ensuite en bis pour le grand bonheur du public. Giovanni Antonini et son ensemble confirment ainsi leur réputation dans ce répertoire plus ardu qu’il n’y paraît.

mercredi 16 janvier 2019

Oeuvres de Joaquín Turina, Maurice Ravel et Tomás Gubitsch - Trio Talweg - Disque NoMadMusic


Voilà un disque auquel on revient sans cesse, tant ses délices opèrent comme un charme à chaque écoute. Les phrasés ensorcelants des trois musiciens nous emportent dans une myriade de couleurs, en des tempi mesurés d’une précision millimétrée, au service d’un programme d’une grande intelligence. Quel flair, en effet, que de remettre au goût du jour le trop rare Joaquín Turina (1882-1949) qui initie ce disque avec Círculo (1936), une fantaisie tour à tour rêveuse et facétieuse, souvent irrésistible au niveau mélodique: quel hauteur de vue pour ce peintre des âmes si inspiré par la musique française! On en voudrait presque au Trio Talweg de ne pas avoir su nous rendre son admirable Premier Trio (1927), jadis gravé par Rubinstein, Heifetz et Piatigorsky, alors que le minutage l’aurait permis.

Le cœur émotionnel de l’album est ensuite atteint avec l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de Ravel, son Trio avec piano (1915). Chacun des musiciens semble ne jamais devoir prendre le dessus sur ses partenaires, en une fusion des timbres envoûtante, par ailleurs idéalement enregistrée. Il s’agit là d’une nouvelle version de référence qui dépasse celle gravée par leurs aînés précités, quelque peu dépareillée par le violoncelle inhabituellement débraillé de Gregor Piatigorsky.


Le disque se conclut par une pièce commandée à Tomás Gubitsch (né en 1957), compositeur franco-argentin qui s’est illustré dans différents styles tout au long de sa carrière. Ancien guitariste d’Astor Piazzolla, il rend ici hommage au maître par sa verve rythmique entêtante, aux influences jazzy, tout en y adjoignant des passages lyriques bienvenus en contraste. Voilà une œuvre admirablement variée, tout aussi intéressante que les précédentes.


Le Trio Talweg reprendra l’ensemble de ce programme en concert, le 15 mars prochain, aux Petites nuits de Sceaux (Hauts-de-Seine).

samedi 12 janvier 2019

Concert de l'Orchestre national de France - Thomas Søndergård - Auditorium de la Maison de la Radio à Paris - 10/01/2019

Thomas Søndergård
En ce début d’année, Thomas Søndergård (né en 1969) fait son retour à Paris avec la Cinquième symphonie de Sibelius, un peu moins d’un an après avoir interprété la même œuvre à la Seine musicale de Boulogne-Billancourt. L’actuel directeur musical de l’Orchestre national royal d’Ecosse laisse cette fois de côté sa formation pour endosser les habits de chef invité auprès de l’Orchestre national de France. Comme nous avions pu le constater à Montpellier en 2016, le chef danois conforte son statut de spécialiste du compositeur finlandais, dont il a entrepris une intégrale des symphonies toujours en cours.

Les premières notes de la Cinquième Symphonie résonnent en une optique globalement allégée au niveau des cordes, qui fait ressortir les bois: le son un peu pauvre manque de mystère, sans parler de l’assise dans les graves peu audible en contraste. Pour autant, on reste attentif à cette direction nerveuse qui se joue avec agilité des tempi, les accélérant ici pour mieux les ralentir ensuite, en cherchant visiblement à surprendre : on pense par exemple à cet étrange passage quasi somnolent des cordes (sans vibrato), avec le basson soliste en arrière-plan. Le geste cinglant de Søndergård respire peu tout du long de la symphonie, enchaînant les variations en des tempi très vifs au détriment de l’expression mélodique. On gagne en musique pure ce que l’on perd en narration et en émotion, tandis que la construction des crescendos, littéralement cravachés, surprend par son caractère abrupt. Très réussi, le début du dernier mouvement donne une électricité bien rendue par les pupitres de cordes très sollicités, tandis que les cors ressortent peu, de même que les timbales – un constat étonnant de la part d’un chef qui a commencé sa carrière à ce pupitre! En fin de compte, une lecture toujours intéressante mais parfois déroutante dans ses variations de tempo.

En première partie de soirée, Søndergård fait valoir sa proximité avec la musique anglaise dans l’une des œuvres les plus fameuses d’Elgar, son ouverture de concert Cockaigne (1901). On retrouve le goût du compositeur britannique pour l’ivresse des variations de climat, alternant admirablement différentes influences, qu’elles soient populaires, lyriques ou savantes. Le chef danois paraît parfois un peu brusque dans les attaques, se montrant davantage inspiré dans les passages apaisés. Son geste porte là aussi le flux symphonique sans temps mort et sans volonté de privilégier un groupe d’instruments par rapport à un autre. Les plus observateurs auront identifié, lors des dernières mesures, la présence spectaculaire de l’orgue en arrière-plan sonore.

Après cette mise en bouche, place à la découverte du rare Concerto pour violoncelle de Lalo, une œuvre composée en 1876 dans la foulée de son opéra Le Roi d’Ys (1875) et de sa célèbre Symphonie espagnole (1874). Au faîte de ses moyens, le compositeur aux lointaines origines espagnoles surprend dans ce Concerto inégal, mais toujours intéressant. Ainsi des scansions initiales entêtantes pendant le premier mouvement qui répondent au chant aérien du violoncelle: Raphaël Perraud, super-soliste de l’Orchestre national depuis 2005, impose son rythme serein au bénéfice d’un archet gorgé de couleurs. Dans une recherche constante de beau son, il ne surjoue jamais les aspects dramatiques, démontrant une belle intériorité dans le mouvement lent qui suit, admirablement varié avec des passages sautillants en pizzicato aux cordes. Il déçoit cependant dans l’Allegro final à force de modestie dans la virtuosité et de timidité face à l’orchestre, plus présent dans le dialogue. C’est d’autant plus regrettable que le début intense de ce mouvement fait entendre un cri déchirant en solo sur un tapis de graves: du Chostakovitch avant l’heure! En bis, Raphaël Perraud et le pupitre de violoncelles interprètent Le Chant des oiseaux de Pablo Casals en une manière trop mesurée qui manque de caractère. De quoi nous convaincre que ce super-soliste, contrairement à sa collègue Sarah Nemtanu, est davantage un chambriste qu’un concertiste.

jeudi 3 janvier 2019

« Azor » de Gaston Gabaroche - Théâtre de l'Athénée à Paris - 02/01/2019


Qui se souvient du chansonnier et compositeur d’opérette Gaston Gabaroche (1884-1961)? En grande partie oublié aujourd’hui, et ce malgré les efforts de l’excellent site internet «Encyclopédie multimédia de la comédie musicale théâtrale en France (1918-1944)», cet ancien élève du Conservatoire de Bordeaux relève pourtant d’un talent original, à mi-chemin entre l’opérette classique et des œuvres plus légères encore, mâtinées d’influences populaires savoureuses, à la gouaille savamment dosée dans les dialogues, sans parler de l’orchestration tour à tour jazzy, foraine, cabaret ou musette! On doit notamment à Albert Willemetz, un des plus fameux librettistes de l’entre-deux-guerres, les réparties savoureuses d’Azor, l’un des plus grands succès de son auteur. Gabaroche avait déjà derrière lui de nombreux succès en tant que chansonnier, mais également en tant que compositeur «léger»: de quoi lui adjoindre quelques célébrités pour la création aux Bouffes-Parisiens en 1932, dont Arletty dans le rôle de Mme Marny.

On doit l’exhumation de cette rareté savoureuse à la curiosité de la compagnie Quand on est trois, composée d’anciens membres «historiques» de la troupe des Brigands (voir l’an passé leur participation à l’excellent Un soir de réveillon, au cabaret la Nouvelle Eve). Si Gilles Bugeaud conserve son impayable abattage comique, son timbre fatigue de plus en plus, et ce malgré la sonorisation des dialogues et du chant pour l’ensemble des interprètes. Emmanuelle Goizé nous régale, comme à son habitude, de sa revigorante énergie – reconnaissable entre toutes avec ses intonations suraiguës et son débit rapidissime: le rôle de la nymphomane lui va comme un gant. A leurs côtés, Pierre Méchanick est moins à l’aise au niveau théâtral, mais compose un Steinkopf perché finalement convaincant sur la durée.


L’ensemble de la troupe est d’un niveau plus inégal, largement dominé par le chant féminin, quasi parfait. Ainsi des lumineuses Pauline Gardel et Fanny Fourquez, qui semblent savoir tout faire dans ce répertoire, tandis qu’Estelle Kaïque assure bien sa partie. Peu à l’aise au niveau du chant, les hommes compensent au niveau théâtral, surtout l’irrésistible Azor de Quentin Gibelin, qui possède un vrai sens comique. Seuls les ensembles déçoivent du fait de cette hétérogénéité. On soulignera par ailleurs l’intéressante transposition de l’orchestration originale (à entendre sur le site précité) pour trois instruments: il faut quelques minutes pour s’habituer à ces couleurs jazzy parfois très sonores en début de représentation, plus variées et énigmatiques ensuite. En fin de compte, c’est un plaisir constant que de découvrir le travail d’Emmanuel Bex, inspiré ici, et ce d’autant plus que l’interprétation est à la hauteur, surtout au niveau de la batterie (superlatif Tristan Bex). La mise en scène ultravitaminée de Stéphan Druet remplit son office, composant un joyeux bordel parfaitement rendu par les décors et costumes facétieux qui nous ramènent à la fin des années 1960, en pleine libération sexuelle.

Ce spectacle coproduit avec le Théâtre Montansier à Versailles et la Scène nationale d’Albi est à savourer sans modération jusqu’au 13 janvier à l’Athénée! Enfin, on ne manquera pas la présentation d’avant-spectacle donnée par le musicologue Charles Arden, le 9 janvier.