lundi 28 novembre 2022

« Les Enfants terribles » de Philip Glass - Atelier lyrique de Tourcoing - 26/11/2022

Plus célèbre roman de son auteur, Les Enfants terribles ont été écrits d’une traite, en une semaine, par un Jean Cocteau alors en lutte contre son addiction à la cocaïne. Très bref, l’ouvrage happe le lecteur par son mélange de dialogues volontairement simples et rugueux, qui alternent avec un commentaire plus évocateur et mystérieux de l’action. Avec le film de Jean-Pierre Melville en 1950, le rôle du narrateur est confié à la voix de Jean Cocteau, là où le roman donne cette fonction à l’un des personnages, Gérard. En 1996, le compositeur minimaliste Philip Glass (né en 1937) reprend l’essentiel des choix opérés par le film, avec un narrateur extérieur à l’action proprement dite. Comme pour le roman, les événements s’enchainent sans temps morts, mais on peine toutefois à démêler la relation trouble (volontiers incestueuse) entre le frère et la sœur, de même que les conséquences des ressemblances physiques entre les personnages, sans parler des liens ambivalents d’attirance et de répulsion (expliquant notamment le double rôle Dargelos/Agathe). Dans ce tourbillon des émotions, le rôle passif de Gérard, amoureux de Paul dans le roman, semble ici bien sacrifié.

La mise en scène de Phia Ménard tente bien de souligner quelques sous-textes avec le recours à des poupées animées par le narrateur Jonathan Drillet (excellent tout du long), tout particulièrement l’évocation judicieuse de la brève relation lesbienne entre Elisabeth et Agathe. Quelques ajouts parlés semblent toutefois moins opportuns, tel que le bavard et poussif entretien télévisé de 1962 où « Jean Cocteau s’adresse à l’an 2000 ». Il aurait été préférable d’insister davantage sur les vénéneuses ressemblances et attirances entre les personnages, afin de bien saisir les frustrations qui enflent peu à peu pour culminer lors de la scène finale tragique. L’idée de vieillir les personnages, qui évoluent ici dans une maison de retraite, n’est pas en soi gênante, mais on ne voit pas trop en quoi elle permet de mieux comprendre les enjeux en présence. Pire, l’usage abusif du plateau tournant n’aide pas à bien visualiser qui s’exprime (les interprètes chantant souvent dos à la scène), pénalisant tout du long la compréhension narrative.

On est peu convaincu, aussi, par les interprètes d’un niveau correct, sans plus. Ainsi du timbre peu séduisant de Mélanie Boisvert (Elisabeth), qui compense ce désagrément par une articulation précise. On lui préfère toutefois Ingrid Perruche dans son double rôle incarné avec un sens du théâtre toujours aussi engagé, cette fois sans excès. Si François Piolino (Gérard) a pour lui la déclamation la plus compréhensible, il perd son assurance dans certaines approximations du placement de voix, tandis qu’Olivier Naveau (Paul) assure bien sa partie, malgré un timbre un peu terne. L’exécution musicale, bien interprétée aux trois pianos, ne peut malheureusement cacher l’inspiration ronronnante de Philip Glass, qui peine à donner du relief aux différents tableaux au-delà de ses tics de langage familiers. Dommage.

dimanche 27 novembre 2022

« Alzira » de Verdi - Opéra royal de Wallonie à Liège - 25/11/2022

Programmer un ouvrage de Verdi réputé mineur reste toujours une gageure pour les institutions lyriques, qui doivent pouvoir compter sur la confiance et la fidélité de leur public : ainsi de Francfort, Strasbourg ou Dijon, qui ont récemment monté avec succès le méconnu Stiffelio (1850). On sait aussi pouvoir compter sur les efforts du festival de Buxton, en Angleterre, qui a exhumé la version originale de Macbeth en 2017, avant de nous offrir la première britannique d’Alzira (1845) l’année suivante, à chaque fois dans une mise en scène confiée à Elijah Moshinsky.

C’est cette fois au tour de l’Opéra de Liège de prendre le risque d’une programmation originale, pour ce qui constitue la première en Belgique de cet ouvrage : l’Institution wallonne a réussi son pari en accueillant un public nombreux et enthousiaste, conquis par une distribution vocale aussi homogène qu’idoine. C’est là l’habituel point fort de Liège, qui n’a pas eu à souffrir de son changement de directeur en 2021 (Stefano Pace ayant succédé à Stefano Mazzonis di Pralafera), en écartant les stars lyriques pour leur préférer des jeunes pousses montantes ou des chanteurs négligés dans nos contrées (notamment Jean Teitgen, plusieurs fois invité ici).

A l’applaudimètre, Luciano Ganci (Zamoro) remporte tous les suffrages, du fait d’un timbre superbe et admirablement projeté, d’une longueur de souffle radieuse et pénétrante. Le plaisir physique immédiat vient vous prendre aux tripes et permet de balayer les approximations du positionnement de voix dans le médium ou le peu de subtilité dramatique, par endroits. L’investissement scénique constitue précisément la grande force de Giovanni Meoni (Gusmano), qui fait oublier un timbre un peu terne par une maîtrise souveraine de l’articulation, au service d’une noblesse de phrasés très à propos. On aime aussi le chant engagé et lumineux de Francesca Dotto (Alzira), aux graves superbes. A ses côtés, tous les seconds rôles emportent l’adhésion, de même que le Choeur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, très bien préparé pour l’occasion. L’ensemble est porté par le geste vif et enflammé de Giampaolo Bisanti, nouveau directeur musical : un rien trop sonore par endroit, son enthousiasme est porté par des attaques sèches, bien contrasté par une attention à la poésie au niveau des passages plus apaisés.

L’autre grand plaisir de la soirée reste la découverte sur scène d’Alzira, dont on se régale paradoxalement des imperfections : on aura rarement entendu un Verdi aussi audacieux au niveau orchestral, à l’élan juvénile débordant de sève et d’imagination. L’intrigue convenue et ramassée de cet opéra, parmi les plus courts de son auteur (1h30 de musique), fait certes sourire par ses transitions aux contrastes parfois abruptes, mais donne une vitalité toujours entrainante et stimulante.

Essentiellement visuelle, la mise en scène du Péruvien Jean-Pierre Gamarra ne cherche pas à donner davantage de consistance au livret, si ce n’est en soulignant combien les méfaits des conquistadors prennent aujourd’hui d’autres formes. On entend ainsi à l’issue du Prologue un extrait vocal sur les souffrances endurées par des expropriés contemporains. Au-delà, Gamarra joue la carte de la sobriété avec une scénographie épurée qui repose essentiellement sur les mouvements du choeur, sollicités comme un élément de décor. On découvre ainsi plusieurs tableaux humains chorégraphiés sans ostentation et toujours adaptés à la situation dramatique : un travail modeste et consciencieux, qui permet de se concentrer sur les états d’âme des protagonistes, souvent amenés à chanter en bord de scène.

lundi 21 novembre 2022

« La Belle au bois dormant » d'après Tchaïkovski - Marcos Morau - Opéra de Lyon - 19/11/2022

Plus rarement donné que les célébrissimes Lac des cygnes (1877) et Casse‑Noisette (1892), le ballet La Belle au bois dormant (1890) de Tchaïkovski fait son retour dans une adaptation controversée de l’Espagnol Marcos Morau (né en 1982), suite à l’initiative d’une commande conjointe de l’Opéra de Lyon et de la Grande Halle de La Villette. Remarqué dès 2013 avec l’obtention du Prix national de danse décerné par le ministère espagnol de la culture, le chorégraphe s’est illustré dans la photographie et le théâtre avant de s’imposer avec son collectif La Veronal. Basé à Barcelone, le trublion a reçu l’an passé les honneurs d’une création au festival d’Avignon, avec son spectacle Sonoma, repris dans la foulée sur de nombreuses scènes en France et en Suisse notamment.

D’emblée, le spectacle surprend par sa musique enregistrée qui évacue rapidement Tchaïkovski pour préférer les rythmes frénétiques de Juan Cristobal Saavedra, avec ses basses assourdissantes, ses stridences répétitives et son ambiance anxiogène : la musique de Tchaïkovski revient ensuite par intermittence, souvent augmentée de bruitages industriels parasites. Après cette première déception sonore vient l’autre écueil du spectacle : le refus assumé de toute dramaturgie de la part de Morau, qui écarte les attendus du conte en imaginant une héroïne qui ne se réveille pas, ballottée tout du long par l’ensemble des quinze danseurs (hommes et femmes), tous grimés de la même façon avec leurs robes fantomatiques. Dès lors, on se laisse bercer par un catalogue de belles images, qui évoquent souvent l’univers vénéneux d’un Stefano Poda (voir notamment Ariane et Barbe‑Bleue à Toulouse en 2019), avec ses cadrages à géométrie variable, ses éclairages blafards et sa propension au spectaculaire.


Semblant privés de jambes, les danseurs forment initialement un magma énigmatique commun, d’où ressortent saccades épileptiques et mimiques que l’on croirait tout droit sorties d’une basse‑cour en folie. Peu à peu, les corps se dégagent et semblent voler sur le sol, en un ballet hypnotique d’une effervescence vaine mais toujours intrigante avec ses portés virevoltants et admirablement maîtrisés. Après une niaiseuse comptine chantée par les danseurs, Morau n’évite malheureusement pas la redondance lorsqu’il fait disjoncter ses interprètes électrocutés, saisis alternativement par les raideurs d’une transe convulsive. La dernière partie du spectacle, avec l'effeuillage inutile de ses interprètes, va jusqu’au bout du parti pris obsessionnel de faire valdinguer les attendus : après le conte évacué, le décor est peu à peu détruit par les danseurs, qui courent pendant des minutes interminables autour de la structure métallique dévoilée, sans but. Des danseurs qui courent ? Et pourquoi pas des chanteurs qui mangent en chantant ?

A vouloir casser les codes et mépriser le récit narratif, Morau propose une non‑adaptation en forme de spectacle interchangeable, reposant sur le seul visuel et qui aurait pu tout aussi bien s’appeler Cendrillon, Peau d’âne ou que sais‑je encore. A oublier d’urgence.

samedi 19 novembre 2022

« Si j’étais roi » d'Adolphe Adam - Marc Adam - Opéra de Toulon - 18/11/2022

Hormis Le Postillon de Lonjumeau (1836), revisité en 2019 à l’Opéra‑Comique, et le ballet Giselle (1841), les ouvrages d’Adolphe Adam sont aujourd’hui tombés dans l’oubli, à l’instar de ceux de Daniel-François-Esprit Auber, autre compositeur français emblématique de son temps. On ne peut donc que se féliciter des initiatives de l’Opéra de Toulon pour faire vivre ce répertoire mésestimé, comme en 2016 avec Le Chalet, et aujourd’hui Si j’étais roi (1852), un des derniers succès de la carrière de l’ancien élève de Boieldieu. A la manière des ouvrages qui moquent la crédulité des puissants en leur donnant à voir un monde imaginaire (voir notamment Le Monde de la lune de Haydn), Adam et ses librettistes font vivre au pêcheur Zephoris une unique journée de chimère, où le malheureux se voit convaincre de ses éphémères attributs royaux. Ce sera pour lui l’occasion de révéler sa clairvoyance et sa bravoure, autant de qualités décisives pour mériter la main de la belle princesse Zélide.

Dès l’Ouverture, le metteur en scène Marc Adam (aucun lien de parenté avec le compositeur) donne à voir le fossé social qui sépare les deux futurs tourtereaux, réunis au musée devant une immense toile marine : pendant que la jeune fille s’entraîne devant son chevalet à copier le tableau, son futur promis tente maladroitement d’attirer son attention en négligeant ses tâches ménagères, ce qui lui vaut d’être rabroué par son supérieur en plusieurs saynètes comiques. Puis une double mise en abîme nous entraine dans le tableau qui prend vie peu à peu sous nos yeux : les personnages endossent leurs rôles véritables, avant d’en sortir à nouveau pour se livrer au jeu de dupe du pêcheur. Ces allers‑retours savoureux donnent une hauteur de vue inattendue à ce livret certes charmant mais aux rebondissements prévisibles, à même de mettre en relief le périple initiatique de Zephoris et sa fable morale intemporelle. On tient là un travail richement illustré (notamment les splendides costumes d’époque imaginés par Magali Gerberon), soutenu par une direction d’acteur vivante et attentive aux moindres détails.


On découvre là un compositeur au faîte de ses moyens, toujours aussi en verve dans l’éclat et la myriade de couleurs apportés aux différents tableaux, admirablement différenciés. Ce brio est mis en valeur par le geste allégé du chef américain Robert Tuohy, qui nous régale des lignes claires et des mélodies gracieuses, toujours entremêlées de rythmes entrainants, à la manière de Rossini. Si le chant est moins virtuose que celui du maître italien, l’imbrication naturelle de la déclamation avec la musique est un ravissement constant, parfaitement rendu par l’excellent plateau vocal réuni.

Impeccable au niveau théâtral, Stefan Cifolelli (Zéphoris) déçoit malheureusement dans les parties chantées, où son manque de puissance est patent, surtout dans les ensembles. C’est d’autant plus regrettable que le ténor belge a pour lui un timbre séduisant, sans parler du style, toujours à propos. On lui préfère toutefois le Piféar de Valentin Thill, beaucoup plus à l’aise techniquement. Mais la grande révélation de la soirée est incarnée par l’irrésistible Moussol de Jean‑Kristof Bouton, aussi puissant que précis dans ses phrasés gorgés d’intentions. On aime aussi la délicieuse Néméa d’Armelle Khourdoïan, d’une souplesse radieuse dans les vocalises, tout particulièrement l’air (annonciateur de l’air des bijoux de Gounod) où Zephoris la couvre de cadeaux. On note que ce rôle difficile a jadis été chanté par la jeune Natalie Dessay, à l’Opéra de Liège, en 1990 (date de la dernière production de l’ouvrage sur scène). Malgré quelques raideurs, Eleonora Deveze (Zélide) et Nabil Suliman (Kadoor) font valoir leur beau timbre, tandis que le solide Mikhael Piccone (Zizel) assure bien sa partie. On mentionnera encore la prestation réussie du Chœur de l’Opéra de Toulon, bien préparé dans ses nombreuses interventions, notamment pour l’articulation avec la fosse.

Prochain événement à ne pas manquer à Toulon pour les fêtes de fin d’année, la reprise très attendue de La Périchole d’Offenbach, qui vient de triompher à Paris sous les auspices de Laurent Pelly. Plateau vocal de haute volée en vue avec Antoinette Dennefeld, Philippe Talbot et Alexandre Duhamel dans les rôles principaux : immanquable !

jeudi 17 novembre 2022

« La Damnation de Faust » d'Hector Berlioz - Opéra de Monte-Carlo - 16/11/2022

Comme chaque année à la même période, la fête nationale monégasque permet l’organisation d’une production prestigieuse dans le cadre de la vaste salle des Princes (1800 places) du Grimaldi forum. Cet événement prend davantage de relief cette année avec les célébrations du centenaire de la mort d’Albert 1er de Monaco, qui fut à l’origine de la montée en puissance de l’Opéra de Monte-Carlo, avec la nomination de Raoul Gunsbourg en 1892. Une riche exposition organisée au Grimaldi forum rend ainsi hommage à ce directeur inamovible de l’institution (jusqu’en 1951 !), qui fut à l’origine de nombreuses créations contemporaines en son temps, défendant aussi bien Massenet, Saint-Saëns ou Ravel que les voisins véristes Mascagni et Puccini.

Cette année, l’Opéra de Monte-Carlo nous rappelle aussi qu’il fut à l’origine de la création scénique de La Damnation de Faust de Berlioz, en 1893, donnant ainsi ses lettres de noblesse à cette légende dramatique proche de l’oratorio, souvent chantée en version de concert. Berlioz s’inspira en effet du premier Faust de Goethe sans lui donner une continuité dramatique soutenue, s’intéressant autant au parcours initiatique du héros qu’aux réflexions plus philosophiques du récit. Si Berlioz retravaille les huit tableaux de la version originale de 1828 pour les enrichir de nouvelles scènes en 1847, il ne se départit pas de cet aspect parcellaire souvent déroutant, bien éloigné du livret plus efficace du Faust de Gounod.

C’est à l’expérimenté Jean-Louis Grinda, ancien directeur des Opéras de Reims, Liège et surtout Monte-Carlo (2007-2022), que revient la tâche difficile de cette adaptation scénique. Comme à son habitude, le Monégasque n’a pas son pareil pour faire vivre le vaste plateau d’un faste de couleurs richement illustré, autant par la variété des costumes que des éclairages. Avant cela, les heures sombres sont incarnées par un Faust en perdition sur la rampe devant l’orchestre, rapidement tenté par un Méphistophélès aux aguets. Attentif aux moindres péripéties, ce travail classique donne à voir de grandes scènes populaires parfaitement étagées, à la direction d’acteur réglée sans fioritures excessives. Malgré quelques maladresses (notamment de bien kitchs couronnes de fleur en vidéo), Grinda s’autorise quelques clins d’oeil humoristiques, telle que l’étoile de David apposée puis retirée du domicile de Marguerite par Méphistophélès, comme une répétition avant l’heure de ses futurs méfaits. On aime aussi la capacité de Grinda à déconstruire le mythe à vue, en une plongée vertigineuse du théâtre dans le théâtre, lorsque Méphistophélès donne à voir tout son pouvoir sur les choristes ou les éléments de décors, jouets de son imagination délirante. Enfin, la scène de descente aux enfers apporte son lot d’extraversion, bien épaulé par un trucage vidéo haletant.

Nicolas Courjal et Pene Pati

Le plateau vocal est dominé par le Méphistophélès de grande classe de Nicolas Courjal, vivement applaudi au moment des saluts par une salle manifestement ravie de sa prestation. Le natif de Rennes prouve une fois encore toutes ses affinités avec ce rôle qu’il connait sur le bout des doigts pour l’avoir chanté souvent, faisant valoir des qualités interprétatives saisissantes d’intelligence et une diction toujours aussi pénétrante. La tessiture du rôle évite à Courjal de recourir à un vibrato trop prononcé, ce qui est évidemment louable. A ses côtés, on attendait beaucoup de Pene Pati, peut-être trop, après son récent triomphe parisien dans Roméo et Juliette de Gounod. Le ténor samoan pèche cette fois dans les passages introspectifs de la première partie, certes parfaitement articulés, mais qui souffrent de son insuffisante maitrise de la langue française, à même de l’aider à incarner les tourments de Faust au niveau dramatique. On note aussi une propension irrésistible à rayonner lorsque la voix est en pleine puissance, mais infiniment plus neutre dans le médium, terne en comparaison. Aude Extrémo souffle aussi le chaud et le froid dans sa prestation, n’évitant pas quelques faussetés dues à un positionnement de voix délicat dans les accélérations. Fort heureusement, la chanteuse française nous régale de son timbre chaud et de ses graves corsés lorsque la voix est bien placée, faisant ainsi oublier ces quelques désagréments.

Si le choeur de l’Opéra de Monte-Carlo affiche une bonne forme, on est plus déçu en revanche par la direction routinière et pâteuse de Kazuki Yamada, qui peine à donner du relief à l’ensemble. Son geste legato avance solidement, sans se poser de questions, mais on est à mille lieux de la direction imaginative que l’on est en droit d’attendre dans ce répertoire frémissant. Dommage.

mercredi 16 novembre 2022

« La Périchole » de Jacques Offenbach - Laurent Pelly - Marc Minkowski - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 14/11/2022

Pas moins de dix dates pour aller applaudir l’une des productions les plus réjouissantes de l’année au Théâtre des Champs-Elysées : avec cette Périchole de haut vol, cela faisait longtemps que l’on avait entendu pareil public aussi enthousiaste au moment des saluts ! Il faut dire que la distribution réunie – en réalité une double distribution pour deux des trois interprètes principaux – se montre proche de l’idéal, jusque dans les moindres seconds rôles. Ainsi des excellents personnages de caractère, essentiellement parlés, tenus par les impayables Rodolphe Briand (Panatellas) et Lionel Lhote (Hinoyosa), de même que les trois cousines hautes en couleur, plus sollicitées au niveau chant, d’un niveau global superlatif. On aime aussi la prestation délirante d’Alexandre Duhamel (en alternance avec Laurent Naouri), méconnaissable en dictateur d’opérette d’une République bananière, qui offre un confort sonore gourmand à son rôle, à l’instar du choeur de l’Opéra national de Bordeaux, très bon connaisseur de l’ouvrage (voir notamment la production donnée à Bordeaux en 2018, dans la mise en scène de Romain Gilbert, ainsi que le disque enregistré dans la foulée par le Palazzetto Bru Zane). 

Grande triomphatrice de la soirée, la Périchole de Marina Viotti (en alternance avec Antoinette Dennefeld) impressionne par son aisance scénique et sa prononciation parfaite, elle qui maitrise parfaitement la langue de Molière, malgré ses origines italophones. Moins connue dans nos contrées que son père Marcello et son frère Lorenzo, tous deux chefs d’orchestre, la Suissesse a remporté en 2015 le Prix international du Belcanto au festival Rossini de Bad Wildbad, avant d’être accueillie sur les plus grandes scènes, de Barcelone à Strasbourg, en passant par Lausanne, Genève et Milan. De quoi se délecter de ses intentions gorgées de couleurs, son émission souple et naturelle, sans parler de son timbre grave splendide. On espère la retrouver très vite dans ce répertoire, à l’instar de Stanislas de Barbeyrac (Piquillo), qui donne une leçon de classe vocale à force de précision dans l’articulation et les nuances de phrasés, toujours en lien avec les intentions de la mise en scène. Son talent comique explose ici avec une énergie parfaitement maitrisée, tant le ténor français semble prendre un plaisir communicatif à jouer les naïfs bourrus, ne forçant jamais le trait dans l’accent populaire des passages parlés.

Marina Viotti et Stanislas de Barbeyrac
L’attention à la prononciation est louable pour tous les interprètes, très à l’aise dans les parties théâtrales parlées : c’est là un grand atout pour faire vivre cette version aux dialogues raccourcis et modernisés par rapport à la version originale de 1874, grâce au travail réalisé par Agathe Mélinand (codirectrice, avec Laurent Pelly, du Théâtre national de Toulouse de 2008 à 2017). On retrouve précisément aux manettes de ce spectacle un couple phare de ce répertoire, en la personne de Laurent Pelly et Marc Minkowski, ce dernier donnant à l’ouvrage toute la vitalité de sa baguette, tour à tour tranchante et cinglante dans les parties endiablées, plus narratives et délicates dans les passages apaisés.

De quoi mettre en relief la transposition contemporaine de Pelly, qui insiste sur le fossé entre les masses populaires désargentées et débraillées avec l’élite manipulatrice : le renversement scénique n’est que plus spectaculaire au II, lorsqu’on passe des HLM déglingués aux salons venimeux, dont les velours chics et tocs évoquent une sauterie à venir. La farce, volontairement sombre, moque le comportement prédateur du Vice-Roi, tout autant que ses affidés, chiens de garde aussi superficiels que ridicules. Comme à son habitude, Laurent Pelly porte son attention sur le moindre protagoniste, aussi mineur soit-il, pour en développer le caractère par une gestuelle aux détails très travaillés : ainsi du choeur, très présent dans ses interactions avec les personnages principaux, mais aussi des rôles secondaires aux mimiques savoureuses, telles que les cousines délurées au I ou les courtisanes maniérées au II. Un grand spectacle à savourer jusqu’au 27 novembre prochain : courrez-y !

lundi 7 novembre 2022

« Armide » de Gluck - Lilo Baur - Opéra Comique - 05/11/2022

Véronique Gens
Plus jamais donné en version scénique en France depuis 1913, l’Armide (1777) de Gluck fait son grand retour à l’Opéra-Comique avec un spectacle très réussi, vivement applaudi par un public enthousiaste en fin de représentation. Alors qu’aucun anniversaire ne concerne le chevalier Gluck cette année, les grandes maisons d’opéra semblent s’être données le mot pour le célébrer en grande pompe, tout particulièrement sa féconde et dernière période en France : outre ses plus célèbres ouvrages (Orfeo au Théâtre des Champs-Elysées et Iphigénie en Tauride à Rouen), on a ainsi pu avoir la chance d’entendre les rarissimes Iphigénie en Aulide (toujours au TCE), puis Echo et Narcisse (à Versailles). Place cette fois à la toute aussi peu jouée Armide, dont on se souvient des tentatives de Marc Minkowski pour la remettre au gout du jour, grâce à l’un de ses plus beaux disques en 1999, puis à l’occasion de concerts en 2016, à Paris et Bordeaux.  

D’abord essentiellement visuel, le spectacle réglé par Lilo Baur (dont les plus anciens se souviennent de son travail sur Lakmé en 2014, déjà à l’Opéra-Comique) gagne peu à peu en profondeur après l’entracte : la Suissesse imagine un univers dépouillé de tout artifice, si ce n’est un immense arbre au centre de la scène, plusieurs fois revisité pour symboliser les états d’âme des protagonistes. Dans sa forme décharnée, l’arbre évoque la raideur et la sécheresse émotionnelle d’Armide, toute occupée à se mentir à elle-même par sa quête d’un impossible amour, tandis que la vitalité reprend ses droits dans les scènes païennes avec un choeur grimé comme autant de bourgeons virevoltants. A l’instar du contexte de lutte entre croisés et musulmans, Lilo Baur choisit d’évacuer le merveilleux pour faire de l’héroïne une femme qui souffre, la Haine n’étant dans ce parti-pris qu’une évocation de ses tourments intérieurs. Ce travail tout en sobriété repose en grande partie sur une direction d’acteur millimétrée, donnant une présence soutenue aux pantomimes des trois danseurs, de même que l’excellent choeur, très sollicité tout du long. Des soutiens décisifs pour accompagner Armide dans son apprentissage initiatique de l’acceptation de l’incertitude amoureuse et du refus des artifices extérieurs comme la magie, au profit d’un retour à l’état de nature et à la simplicité.  

Ian Bostridge et Enguerrand de Hys
La réussite de la soirée doit aussi au plateau vocal réuni, très bien distribué jusqu’au moindre second rôle, sans parler du rôle-titre confié à une superlative Véronique Gens. Si le souvenir des représentations d’Alceste de Gluck, à Garnier en 2015, pouvait faire craindre une projection insuffisante, la soprano française évacue ces réserves en épousant d’emblée un rôle qui semble avoir été écrit pour elle : la tessiture centrale de sa voix est constamment sollicitée, avec quelques rares incursions dans les extrêmes, lui permettant de nous régaler de son timbre velouté et de son émission articulée avec souplesse, toujours au service du sens. Si on peut regretter un manque d’éclat et de noirceur lorsque Gens revêt trop timidement les atours de la magicienne au I, la tragédienne impressionne en dernière partie pour figurer la femme brisée face à son amant intraitable. Face à elle, on retrouve un autre nom bien connu du grand public en la personne de Ian Bostridge, qui nous régale de son art grâce à ses phrasés d’une éloquente noblesse. Malgré ces qualités, le ténor anglais ne peut toutefois faire oublier un timbre fatigué, quelques rudesses dans le suraigu arraché, ainsi qu’une difficulté à maitriser sa puissance dans les piani (surtout dans les duos avec Gens, déséquilibrés sur ce point). 

Impressionnante dans l’un des rôles les plus marquants de l’ouvrage, Anaïk Morel donne à sa Haine une jeunesse vocale rayonnante, surtout dans l’aigu, mêlant à sa prestation des regards hallucinés, tandis qu’Edwin Crossley-Mercer compose un solide Hidraot, aux graves mordants. On aime aussi le duo épatant entre Philippe Estèphe et Enguerrand de Hys, qui donne au IV une vérité saisissante par son engagement, rarement atteinte. Toujours aussi à l’aise dans l’articulation, Florie Valiquette s’impose dans ses différents rôles sur sa partenaire raffinée Apolline Rai-Westphal Phénice, encore un peu trop tendre dans la projection. Comme on pouvait s’y attendre, Christophe Rousset fait quant à lui crépiter son orchestre dès l’ouverture, donnant un relief impressionnant à sa battue, de la raideur volontaire des passages verticaux d’allure martiale aux déflagrations nerveuses des cordes déchainées par endroit. De quoi se régaler de l’instinct dramatique direct et immédiat de Gluck, très affuté dans ces passages, et ce malgré quelques longueurs ici et là (au I surtout).