jeudi 30 juin 2016

« L’Enlèvement au sérail » de Mozart - Wajdi Mouawad - Opéra de Lyon - 26/06/2016


Depuis sa prise de fonction en 2003, c’est la toute première fois que Serge Dorny monte L’Enlèvement au sérail à Lyon. L’ancien protégé de Gerard Mortier a eu la bonne idée de confier la mise en scène et la réécriture des dialogues de cet ouvrage au dramaturge et metteur en scène québécois d’origine libanaise Wajdi Mouawad – une autre première qui en appellera certainement d’autres, au vu de la réussite globale de cette production. On ne peut en effet que se féliciter de l’arrivée dans le monde lyrique de cet artiste bien connu au théâtre depuis la fin des années 1990, ayant progressivement acquis un rayonnement international en montant de grands classiques et ses propres œuvres (dont l’une des plus réussies, Incendies, a été opportunément adaptée au cinéma par son compatriote Denis Villeneuve), tout en s’illustrant dans l’adaptation d’Un tramway nommé désir au Théâtre de l’Odéon en 2010, avec Krzysztof Warlikowski à la mise en scène.


Si l’idée de réécrire les dialogues de L’Enlèvement au sérail n’est en rien nouvelle (voir notamment le travail de Martin Kusej à Aix-en-Provence l’an passé), force est de constater toute sa pertinence tant on a là l’un des livrets les plus pauvres conçus pour Mozart, autour d’une «turquerie» censée démontrer la supériorité occidentale face à la barbarie orientale. Avec le contexte actuel, on peut comprendre aisément qu’un humaniste tel que Mouawad, profondément attaché à l’expression des cultures dans leur diversité mais surtout à leur dialogue et leur enrichissement commun, ait voulu dynamiter les clichés que les deux parties peuvent éternellement se renvoyer dos-à-dos. C’est là tout l’intérêt de cette adaptation qui modifie en profondeur le sens du livret original, en s’intéressant à la domination des hommes sur les femmes qui les confinent, avec des moyens différents, à des rôles subalternes: «seuls les opposent la manière de contraindre» dit ainsi Constance pour convaincre le Pacha à épouser son raisonnement.


Mais là où le livret faisait d’Osmin une brute sanguinaire face à un Pacha éclairé du fait de son éducation occidentale, Mouawad rétablit l’équilibre entre les deux hommes, également torturés par l’amour que leur refusent leurs captives. La brutalité d’Osmin trouve ainsi son explication en ces espoirs déçus, tandis que la civilisation turque est montrée dans toute sa modernité d’alors, écriture et culture en tête. Mouawad appuie sa démonstration par des décors dépouillés, admirablement stylisés par les éclairages, qui lui permettent de se concentrer sur une direction d’acteurs ciselée, d’une vérité toujours saisissante. Dans un ballet captivant, deux immenses panneaux mouvants se déploient, symbolisant l’étau qui se referme autour des femmes lors du célèbre air «Martern aller Arten» chanté par Constance au II. Les costumes participent de la vision antagonistes défendue par Mouawad: aux Autrichiens l’exubérance rococo et la frivolité, face à des turcs plus sérieux, d’une sobriété monacale dans leurs drapés antiques.


Le bonheur vient aussi de la fosse, avec un Stefano Montanari qui allège les textures et déploie des trésors de subtilité et de grâce dans les passages lents, apportant une vivacité excitante et jamais appuyée dans les accélérations. Ce grand art lui permet surtout de ne jamais couvrir ses chanteurs, leur laissant toute la place pour exprimer l’intensité voulue par Mouawad. A ce jeu-là, le plateau vocal globalement homogène s’en tire bien, sans éclat particulier, à l’image d’une Jane Archibald (déjà entendue l’an passé à Aix dans le rôle de Constance) inégale, impériale dans les phrasés, mais plus stridente dans les vocalises et l’aigu forcé. Avec les mêmes qualités, on aimerait davantage d’aspérités pour le Belmonte façon «gendre idéal» de Cyrille Dubois, tandis que l’Osmin de David Steffens, malgré un beau timbre, ne possède pas toute l’étendue de la tessiture voulue. Reste à mentionner la charmante Joanna Wydorska (Blonde), au placement de voix parfois défaillant, accompagnée par un vaillant mais peu stylé Michael Laurenz (Pedrillo). Dans son rôle muet (côté chant) mais théâtralement étendu, Peter Lohmeyer impressionne quant à lui à force de noblesse en Pacha Selim, apportant toute l’étendue de la richesse et des contradictions de ce personnage fascinant.

mardi 28 juin 2016

« Symphonie n° 3 » de Kurt Atterberg - Disque Chandos


Déjà le quatrième volume (voir le tout dernier paru l’an passé) pour l’intégrale des symphonies de Kurt Atterberg (1887-1974) que réalise, du haut de ses 79 ans, le vétéran et infatigable Neeme Järvi! Le chef estonien anime de son geste vigoureux un disque superbe qui réunit au moins deux œuvres parmi les meilleures d’Atterberg. On pourra certes préférer, ici et là, les détails et le raffinement d’un Ari Rasilainen (auteur de la première intégrale chez CPO dans les années 2000) dans les contrechants, mais force est de constater que l’élan narratif puissant de Järvi emporte tout sur son passage – bien aidé, il est vrai, par un Orchestre symphonique de Göteborg aux cuivres rutilants dans cet enregistrement live de 1997. On a là une excellente version de découverte, à compléter ensuite par la gravure CPO. On ne pourra en effet que vivement conseiller la découverte de la magnifique Troisième Symphonie «Tableaux de la côte occidentale», composée en 1916, qui n’a rien à envier au lyrisme teinté de douceur et de rêverie de Madetoja ou Sibelius, s’inspirant comme eux de la nature. C’est en effet suite à un voyage dans les îles de la côte sud-ouest de la Suède qu’Atterberg entama sa symphonie, composant les mouvements séparément. Le tout dernier d’entre eux vaut à lui seul l’achat de ce disque, tant sa péroraison finale impressionne par sa maîtrise et son inspiration mélodique. Là encore, on pense à quelques grands noms, tel Mahler.

Le disque se poursuit sur les chapeaux de roue avec les Trois Nocturnes tirés de l’opéra Fanal, créé en 1934. La scansion irrésistible du premier mouvement emporte tout sur son passage, dévoilant sa mélodie envoûtante. Le deuxième nocturne est tout autant inspiré, mais le tout dernier choisi par Atterberg se révèle peut-être un rien plus décevant. Une autre curiosité nous est donnée avec le mouvement symphonique Vittorioso (1962). Il s’agit en réalité du dernier mouvement de la Septième Symphonie (1926) qu’Atterberg abandonna avant de le retravailler dans la dernière partie de sa vie. C’est peut-être là la seule faiblesse de ce disque, le compositeur s’y montrant inégal, parfois sirupeux tout en dévoilant quelques bonnes idées. Gageons que les heureux détenteurs de ces gravures auront déjà écouté en boucle la symphonie et les trois nocturnes, véritables plats de résistance de l’ensemble.

jeudi 23 juin 2016

« King Priam » de Michael Tippett - Blu-ray Arthaus Musik


On connaît finalement bien mal la musique de Michael Tippett (1905-1998), rare au concert comme au disque. C’est donc avec un vif intérêt que l’on découvre son troisième opéra, Le Roi Priam (1962), en une production télévisuelle de l’Opéra du Kent élaborée pour les 80 ans du compositeur en 1985 – et déjà éditée par Arthaus en 2007. C’est alors Roger Norrington, aujourd’hui plus connu comme artisan des interprétations sur instruments d’époque, qui dirigeait l’une de ses dernières productions pour la compagnie basée à Ashford, après quinze ans de bons et loyaux services. Tippett avait écrit lui-même le livret de cet opéra composé pour l’inauguration de la reconstruction de la cathédrale de Coventry en 1962, concomitamment à la création du War Requiem de Britten, lui aussi sollicité pour la même occasion. Aussi pacifiste que son cadet, Tippett choisit de s’intéresser à une adaptation de L’Iliade centrée autour du destin tragique de Pâris et des guerres troyennes, introduisant un opportun chœur qui commente l’action, en plus des chanteurs. On est là dans la période moderniste de Tippett, reconnaissable à l’importance accordée aux percussions, aux recherches de sonorités nouvelles et aux ruptures, autour d’un parlé-chanté vigoureux – le tout malheureusement fatigant sur la durée à force d’exaltation outrée.

L’adaptation télévisuelle fait preuve d’une étonnante sobriété, parfois un peu «cheap», mais qui reste intemporelle avec ses masques, ses drapés simples et ses rares éléments de décor, tandis que la terre au sol, tout comme les corps masculins souvent dénudés, donnent une force brute très à-propos. L’insolite Hermès au corps entièrement doré achève ce tableau teinté d’irréel, imparfait mais fascinant, sans qu’aucun érotisme ne vienne troubler les joutes sanglantes, à l’instar de la conclusion de l’acte I. Le beau plateau vocal, quant à lui, s’avère d’une qualité globalement homogène, malgré le Pâris banal de Howard Haskin, heureusement compensé par l’incarnation toujours aussi éloquente de Sarah Walker dans le rôle d’Andromaque (voir aussi son interprétation dans l’oratorio A Child of Our Time, chef-d’œuvre de Tippett).

vendredi 17 juin 2016

« Die Dorfschule » de Felix Weingartner - Disque CPO


Comme tant d’autres, le chef d’orchestre autrichien Felix Weingartner (1863-1942) n’a pas eu la chance de se voir reconnaître en tant que compositeur de son vivant ni après sa mort, au contraire de Gustav Mahler – son parfait contemporain redécouvert sur le tard par les pionniers Leonard Bernstein ou Maurice Abravanel. L’Autrichien eut pourtant l’insigne honneur d’être choisi par Mahler pour lui succéder à la tête de l’Opéra d’Etat de Vienne en 1908, reconnaissant ainsi sa réputation en ce domaine.

Depuis 2005, CPO s’est lancé dans une exploration inédite et particulièrement approfondie d’une grande partie des compositions de Weingartner, bien connu des collectionneurs pour ses nombreux enregistrements en tant que chef d’orchestre. C’est là l’une des missions du disque que de faire découvrir des œuvres rarissimes au concert et nous ne remercierons jamais assez des éditeurs comme CPO de relever autant de défis, comme le démontrent l’intégrale réussie des sept Symphonies de Weingartner, réunies en un même coffret en 2014, mais également les autres enregistrements consacrés à ses Sextuor et Octuor (2007), puis ses cinq Quatuors à cordes (2008-2011), puis son Concerto pour violon (2009).


CPO s’attaque cette fois à L’Ecole du village, septième de ses neuf opéras, créé en 1920. Comme le jeune Carl Orff et son tout premier opéra Gisei (1913), Weingartner choisit la concision d’un ouvrage en un acte et porte son inspiration sur une partie d’une célèbre pièce de kabuki Sugawara Denju Tenarai Kagami (Miroir de l’art de la calligraphie transmis par le chancelier Sugawara). A l’instar d’Orff, l’action prend place lors d’un épisode fameux basé à Terakoya, l’école du Temple du village, où les vengeances familiales se trament sur fond de lutte pour le pouvoir impérial. Pour autant, Weingartner n’inclut aucun coloris exotique qui prendrait le risque de brosser un Orient de pacotille, restant dans le moule d’une inspiration néowagnérienne proche de Zemlinsky plus que de Strauss. Son accompagnement chambriste évite soigneusement toute emphase et se concentre sur un parlé-chanté éminemment théâtral, mais jamais fastidieux.

Donnés lors d’une même soirée au Deutsche Oper de Berlin en 2012, les ouvrages d’Orff et Weingartner ont été édités en même temps à la fin de l’année 2015. Si les deux enregistrements peuvent être comparés pour leur source commune, ils ne partagent curieusement que trois chanteurs en commun. On regrette cependant que l’ouvrage en un acte de Weingartner, très court avec ses à peine plus de quarante minutes de musique, n’ait pas été complété par une autre œuvre inédite du compositeur autrichien. Dommage aussi que la direction de Jacques Lacombe se montre bien trop sage à force d’attention aux détails, sans parvenir à donner davantage d’élan et de force dramatique à ses troupes. Reste que le plateau vocal homogène réuni convainc pleinement, dont se dégage tout particulièrement le timbre irradiant d’Elena Zhidkhova (Tonami).

vendredi 10 juin 2016

« Requiem » de Donizetti - Leonardo García Alarcón - Festival de Saint-Denis - 08/06/2016

Leonardo García Alarcón

Elaboré pendant les répétitions de Lucia di Lammermoor en 1835, le Requiem de Donizetti fut composé à la mémoire de son ami et rival Bellini, disparu la même année à l’âge de 33 ans seulement, tout juste après avoir achevé son ultime opéra, Les Puritains. Avec le retrait de Rossini en 1829, les deux hommes étaient les Italiens les plus en vue pour s’imposer auprès du difficile public parisien, un défi alors incontournable associé à la réussite d’un compositeur, relevé par Cherubini et tant d’autres avant eux. Pour autant, Donizetti ne parvint pas à faire créer ce Requiem de son vivant, la première exécution connue datant de 1870, avant que la partition ne tombe dans l’oubli. Il faudra ainsi attendre 1975 pour que l’œuvre soit éditée par Vilmos Leskó, sans parvenir à intéresser un interprète renommé – seul Luciano Pavarotti faisant figure d’exception parmi les quelques enregistrements discographiques disponibles à ce jour. Le temps est-il venu de s’intéresser à la production religieuse considérable de Donizetti – plus d’une centaine d’œuvres composées en trente ans de carrière?

Si la ville de Saint-Denis commençait à se parer de multiples drapeaux internationaux annonçant l’organisation de l’Euro de football, c’est bien le traditionnel festival qui faisait l’événement en ce mois de juin, comme les soirées d’ouverture l’avaient déjà laissé entrevoir. Tout l’intérêt du programme donné dans la resplendissante basilique royale, à la façade récemment rénovée, consistait à faire mieux connaître ce rare Requiem, difficile à saisir tant Donizetti s’y montre inégal, foisonnant d’idées musicales et multipliant les ruptures forte/piano à la manière d’un Berlioz, mais sans toujours parvenir à une unité de forme réellement convaincante.


Après une courte introduction consacrée à une pièce orchestrale de Saverio Mercadante (1795-1870), c’est bien là tout le mérite de Leonardo García Alarcón que de croire en cette œuvre et de parvenir à en minorer les défauts, s’appuyant sur un excellent Chœur de chambre de Namur, très précis dans chacune de ses interventions. En réduisant les effectifs, tant au niveau du chœur que de l’Orchestre Millenium (un nouveau venu parmi les ensembles de musique baroque, fondé en 2014), García Alarcón apporte grâce et subtilité en une respiration qui fait la part belle au texte, admirablement articulé et prononcé par les solistes. C’est à la basse Nikolay Borchev que revient le rôle le plus conséquent, ce dont on se félicite tant le Biélorusse affiche un timbre de miel et une aisance superbe. Sa ligne de chant d’une souplesse exemplaire se marie parfaitement avec celles des interprètes féminines, excellentes elles-aussi. Le ténor suisse Fabio Trümpy assure bien sa partie quant à lui, même si on aurait aimé un vibrato moins prononcé dans les changements de registre.


Gageons que ce très beau concert fera l’objet d’une édition discographique après la captation télévisuelle réalisée sur le vif par France Télévisions. En attendant, on retrouvera l’art de Leonardo García Alarcón à Versailles les 29 et 30 juin, avec son compositeur de prédilection, Michelangelo Falvetti (1642-1692), redécouvert par le chef argentin à Ambronay depuis 2010.