mardi 28 novembre 2023

« Boris Godounov » de Modeste Moussorgski - Olivier Py - Opéra de Toulouse - 26/11/2023

Présenter la version originelle de Boris Godounov (1869) est toujours une gageure, tant la première mouture âpre et intense écrite par Moussorgski résonne encore longtemps dans les esprits après chaque écoute, et ce d’autant plus que la concentration de l’auditeur bénéficie de l’action resserrée en deux heures de spectacle, comme un huis clos étouffant. La radicalité de l’ouvrage éclate par tous les pores, à la fois par l’adaptation de Pouchkine réduite à quelques grandes scènes grandioses mais souvent statiques, que la musique aux alliages de timbres et aux ruptures inattendues, d’une exceptionnelle modernité pour son époque, en lien avec les volontés du compositeur de rompre avec toute influence, surtout germanique et italienne.

Ancien assistant de Paavo Järvi à l’Orchestre de Paris, le Letton Andris Poga (né en 1980) se saisit des couleurs du drame avec un geste ample, qui privilégie la mise en place, sans aucun effet appuyé. Cette lecture probe mais parfois extérieure met en valeur les pupitres homogènes de l’Orchestre national du Capitole, d’une perfection technique magnifiée par le confort acoustique de la salle du Capitole. Si les chœurs souffrent dans leurs premières interventions épiques, surtout côté féminin, ils se rattrapent par la suite à force de cohésion et de maîtrise, bien aidés en cela par le soutien toujours précis de Poga.

Comme souvent à Toulouse, le plateau vocal réuni frise la perfection, ce qui est d’autant plus notable que Matthias Goerne, initialement prévu pour le rôle‑titre, a dû renoncer à sa participation. Le baryton allemand reste toutefois annoncé pour la reprise de la production prévue du 28 février au 7 mars prochains au Théâtre des Champs‑Elysées à Paris, tout en étant accompagné cette fois de l’Orchestre national de France, toujours sous la direction d’Andris Poga.

Alexander Roslavets
A Toulouse, Alexander Roslavets endosse le rôle de Boris avec une aisance superlative sur toute la tessiture, autour d’une composition hallucinée et pénétrante, tandis que son rival Airam Hernández (Grigori) montre davantage d’emphase et de lyrisme. A leurs côtés, le très applaudi Roberto Scandiuzzi (Pimène) fait valoir la grande classe de ses phrasés, même si l’aigu montre parfois quelques imprécisions. La jeunesse vocale est à trouver dans le chant d’une profondeur voluptueuse de Mikhail Timoshenko (Andreï Chtchelkalov), un baryton à suivre de très près, que les Toulousains ont eu la chance d’entendre en récital le 9 novembre dernier. Tous les autres rôles se distinguent avec précision et justesse, de la rayonnante Victoire Bunel (Fiodor) au désopilant Fabien Hyon (Missaïl), dans son court rôle.

D’un abord déroutant, la mise en scène d’Olivier Py prend toute sa saveur au fur et à mesure que le spectacle se déploie, faisant valoir l’audace du mélange des temporalités entre les temps anciens perturbés de Boris Godounov, jusqu’au totalitarisme soviétique et à la dictature actuelle de Vladimir Poutine. Cette réflexion sur la légitimité du pouvoir, quel qu’il soit, s’accompagne d’une déconstruction des postures et faux‑semblants attachés à toute fonction de prestige : une mise à distance critique essentielle pour éviter les pièges de la légitimation et rappeler qu’aucun homme n’est prédestiné, en soi, au rôle que la société consent à lui faire jouer. Comme à son habitude, la scénographie de Pierre‑André Weitz épouse cette vision avec un à‑propos d’une justesse millimétrée, renouvelant sans cesse le décor pour figurer de petites saynètes variées : on ne sait qu’admirer le plus, entre les images du chœur placé en hauteur comme un tableau parsemé d’icônes, et les clins d’œil poético-horrifiques (lorsqu’un militaire fait danser une ballerine dans un champ de ruines) ou historiques (le bureau glacial de Poutine revisité par un immense lustre). Un spectacle à ne pas manquer, à voir jusqu’au 3 décembre à Toulouse, avant la reprise parisienne l’an prochain.

lundi 27 novembre 2023

Concert de l'Orchestre de Pau Pays de Béarn - Fayçal Karoui - Le Foirail à Pau - 25/11/2023

Fayçal Karoui

Depuis sa fondation en 2002, l’Orchestre de Pau Pays de Béarn (OPPB) a eu la bonne idée de s’attacher les services de Fayçal Karoui (né en 1971) en tant que directeur musical : l’ancien assistant de Michel Plasson a su faire rayonner sa formation bien au‑delà des Pyrénées, tout en apportant un soutien constant à la création contemporaine comme à l’exploration du répertoire dans toute sa diversité, entre musiques du monde et participation au dispositif Unanimes, chargé de promouvoir les compositrices.

C’est dans cet esprit que l’on retrouve la rare Ouverture n° 1 (1834) de Louise Farrenc pour débuter le concert, permettant de se délecter de cette page à l’élan schubertien : l’équilibre classique de l’ancienne élève de Reicha parcourt tous les pupitres de l’orchestre en une vitalité aérienne, dont s’empare Fayçal Karoui avec des tempi mesurés. Sa battue toute de précision montre sa proximité avec la formation paloise, qui le suit comme un seul homme. Le cycle de six mélodies Les Nuits d’été (1841) de Berlioz lui permet aussi de démontrer toute son attention à mettre en valeur le chant raffiné de Karine Deshayes, entre allégement des textures et rebond sautillant. Quel plaisir de retrouver la mezzo française dans les pas de Régine Crespin, interprète inoubliable de ce chef‑d’œuvre ! Un hommage, sans doute, à celle qui lui donna des conseils en début de carrière, lors de plusieurs classes de maître : on retrouve ici un même accord souverain entre chant velouté sur toute la tessiture et expressivité de haut vol, toujours au service du texte. Cette volonté de s’imprégner au cœur de l’ouvrage aide l’auditeur à pénétrer les arcanes intimes de ce bijou de poésie, toujours baigné de phrasés lumineux, d’une précision redoutable sur chaque syllabe. Si la voix montre quelques difficultés pour atteindre les textures plus transparentes dans l’aigu, voulues par la partition (notamment lors du délicat « Absence »), Deshayes se rattrape par son sens des couleurs et du mordant, particulièrement lorsqu’elle est en pleine voix.

La mezzo bénéficie également de l’écrin intimiste de la salle de spectacle du Foirail (580 places), inaugurée l’an passé pour accueillir en résidence l’OPPB, dans un quartier revitalisé au nord du centre‑ville, après de longues années passées au Palais Beaumont. On s’interroge toutefois sur la capacité de cette petite scène à accueillir un répertoire aux effectifs plus conséquents – particulièrement les symphonies du XXe siècle augmentées de chœurs, la Deuxième de Mahler par exemple. Quoi qu’il en soit, l’acoustique des lieux apporte chaleur et proximité, même s’il faut sans doute éviter les premiers rangs, particulièrement sonores s’agissant des cuivres.

Après l’entracte, Fayçal Karoui prend le micro pour s’adresser au public, en un ton complice et malicieux, pour faire la promotion du prochain concert participatif pour fêter le nouvel an et... l’esprit olympique, le 7 janvier prochain. En attendant, les musiques entêtantes du ballet La Gaîté parisienne, arrangées en 1938 par Manuel Rosenthal à partir des différents ouvrages d’Offenbach (essentiellement La Vie parisienne et Orphée aux enfers), apportent un parfum de fête avant l’heure : une musique légère et pétillante dont s’empare Fayçal Karoui en une gourmandise non feinte, en un sens de la fluidité et des transitions qui parcourt chaque pupitre avec une précision millimétrée. Si les tutti un peu trop marqués montrent quelques rudesses anguleuses, l’imagination narrative de Karoui compense ces quelques désagréments, insistant autant sur les rythmes de danses que les parties plus espiègles – à l’image du chef qui se retourne à plusieurs reprises vers le public pour faire l’étalage d’un trait orchestral ou le faire applaudir en rythme. L’inoubliable Barcarolle conclut l’ouvrage dans les douceurs ouatées de l’imagination mélodique d’Offenbach, avant que l’OPBB ne reprenne en bis le galop effréné de La Vie parisienne, pour le plus grand bonheur de l’assistance. 

mardi 21 novembre 2023

« Les Contes d’Hoffmann » de Jacques Offenbach - Opéra royal de Wallonie à Liège - 19/11/2023

Le merveilleux envahit Liège et on ne s’en plaindra pas ! Avant la reprise de La Flûte enchantée en décembre prochain, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège nous régale d’une nouvelle production des Contes d’Hoffmann (1881), en partenariat avec les opéras de Lausanne et Tel Aviv.

Il faut courir découvrir ou redécouvrir le tout dernier ouvrage lyrique de Jacques Offenbach, qui démontre combien le plus allemand des compositeurs français a su rester inspiré jusqu’au soir de sa vie, en maître des mélodies entêtantes et irrésistibles. Si l’opéra est irrigué de plusieurs « tubes », dont la fameuse Barcarolle (au thème recyclé d’un précédent ouvrage, Les Fées du Rhin), Offenbach se montre plus sérieux qu’à l’accoutumée, la mode ayant changé après la défaite face aux Prussiens, en 1870. Le livret raconte en effet les amours imaginaires et tumultueux de l’écrivain E. T. A Hoffmann à travers plusieurs récits tirés de ses contes, qui font tous écho à la difficulté d’aimer.

La présence d’un personnage diabolique dans chacune d’entre elles donne une atmosphère fantastique et satirique toujours savoureuse, bien rendu par un Erwin Schrott très en verve, au français parfois exotique, mais qui fait valoir son timbre chaud, d’une belle résonance, tout du long. On aime aussi la ligne souple et aérienne d’Arturo Chacon-Cruz dans le rôle-titre, malgré un vibrato prononcé dans l’aigu et une projection un rien trop modeste. A l’applaudimètre, Jessica Pratt remporte tous les suffrages, s’imposant dans ses différents rôles avec un métier digne des plus grandes, entre précision de l’articulation et sens du théâtre. Les accélérations et les tessitures périlleuses des vocalises la montrent parfois à la limite de ses moyens, Pratt restant à son meilleur quand la voix est bien posée, en une puissance souvent dévastatrice.

Que dire, aussi, de la toujours épatante Julie Boulianne, d’une solidité technique sans faille sur toute la tessiture, à chaque fois au service du sens, tandis que les seconds rôles se montrent bien distribués, particulièrement le superlatif Valentin Thill (Spalanzani), que l’on aimerait entendre dans une prestation plus étoffée encore. Si le choeur, très applaudi en fin de représentation, assure bien sa partie, c’est peut-être plus encore la direction de Giampaolo Bisanti qui donne beaucoup de plaisir à force d’entrain rythmique et d’attention au plateau. Le sens des équilibres du directeur musical de l’Opéra royal de Wallonie-Liège (depuis déjà une saison) est un régal tout du long.

On regrette de ne pouvoir en dire autant de la mise en scène de Stefano Poda, certes cohérente, mais trop illustrative et répétitive sur la durée. Après son Faust réussi (ici-même en 2019), le metteur en scène italien séduit dans un premier temps par la révélation de son cabinet de curiosité monumental, qui embrasse toute la scène de sa majesté immaculée. L’adjonction de sept petits vitrines, où les femmes apparaissent enfermées comme autant de trophées, revient tout au long des trois actes, comme un leitmotiv finalement lassant. Poda peine également à revisiter son décor, unique pendant toute la représentation, même si la dernière scène finale, où le diable endosse à son tour les habits de la rédemption, constitue une image forte et inattendue. Trop peu, hélas, pour nous emporter pendant tout le spectacle, au-delà des qualités plastiques de sa proposition.

lundi 20 novembre 2023

Concert de l'Orchestre philharmonique royal de Liège - Gergely Madaras - 18/11/2023

Parmi les bâtiments d’exception liégeois figure l’ancienne salle des fêtes du Conservatoire royal, désormais dénommée Salle philharmonique, qui accueille le Philharmonique royal de Liège (OPRL) depuis sa rénovation en 2000. Doté de plus de 1 100 places, ce théâtre à l’italienne construit en 1887 impressionne par sa décoration intérieure, tout particulièrement les fresques monumentales (1954) d’Edgar Scauflaire, qui encadrent l’orgue en arrière‑scène. Mais plus encore que cet effet visuel harmonieux, c’est bien l’acoustique qui donne le frisson, à force de précision audible pour chaque pupitre, sans aucune saturation.

Le concert débute avec la création mondiale de la pièce pour timbales et percussions Quintessences (2020) de Daniel Capelletti (né en 1958) : il s’agit d’une commande pour fêter les 60 ans de l’OPRL, qui avait été ajournée par la pandémie. Initialement, cette œuvre en quatre brefs mouvements (environ 8 minutes au total) devait être donnée avec le Guide de l’orchestre à l’attention de la jeunesse de Britten. D’où l’impression d’une démonstration virtuose pour chaque instrument, en un mariage de bruitages expressifs et de scansions parfois débridées, mais qui reste malheureusement un rien anecdotique.


Curieusement, les spectateurs qui ont pu assister au même concert, la veille à Namur, ont pu bénéficier d’un programme sensiblement différent et autrement plus consistant, puisque le Deuxième Concerto pour piano de Prokofiev était donné en lieu et place de la création de Capelletti. Quoi qu’il en soit, on retrouve bien la Cinquième Symphonie (1937) de Chostakovitch pour les deux soirées, preuve s’il en était besoin des affinités de la formation avec la musique russe (voir notamment le précédent concert de l’OPRL consacré à cette même symphonie, en 2012).

Gergely Madaras

A Liège, on retrouve Gergely Madaras (39 ans), directeur musical de la formation depuis 2019, qui s’est illustré lors des célébrations du bicentenaire de la naissance de César Franck, en exhumant son chef‑d’œuvre lyrique, Hulda (voir l’enregistrement édité cette année par le Palazzetto Bru Zane). Les premières notes de la plus célèbre symphonie de Chostakovitch nous ramènent au style épuré et classique de Madaras, qui avance sans se poser de questions, même s’il se montre un peu trop atone dans les parties apaisées. Cette lecture objective laisse peu de place au pathos, en un rythme bien soutenu par les forces de l’OPRL dans les tutti, où les bois se distinguent par leurs sonorités aériennes. Le mouvement le plus réussi est l’Allegretto, où chaque pupitre se détache distinctement, tout en laissant la place à quelques individualités plus marquées, en lien avec les intentions humoristiques du morceau. Le Largo voit Madaras étirer les tempi pour fouiller les détails, sans jamais perdre de vue l’architecture globale d’ensemble.

Cette proposition manque toutefois de mystère en privilégiant avant tout la mise en place, au bénéfice de la musique pure. Enchainé immédiatement, le dernier mouvement démarre sur des tempi dantesques, à même de créer une certaine excitation : celle‑ci retombe quelque peu face au refus de Madaras de mettre en relief les points d’orgue du mouvement. Le ralentissement progressif de cette course à l’abîme refuse le triomphalisme final, désormais glacial et intimidant, en lien avec les intentions voilées du compositeur. 

dimanche 19 novembre 2023

« La Esmeralda » de Louise Bertin - Théâtre des Bouffes du Nord à Paris - 17/11/2023

Quasi inconnue de la plupart des mélomanes, la figure de la compositrice Louise Bertin (1805-1877) fait un retour inattendu sur les planches avec ses deux grands ouvrages lyriques donnés coup sur coup cette année : après Fausto (1831) en juin dernier, place cette fois à La Esmeralda (1836), sur un livret écrit par Victor Hugo lui-même. On se reportera à la présentation très complète de ce spectacle créé à St-Etienne début novembre, en prélude à une vaste tournée à travers toute la France.

On ne peut que se réjouir de voir remise au gout du jour la musique de Bertin, qui sidère par son inventivité et sa variété, par ailleurs dotée d’un instinct théâtral très sûr : la vitalité joyeuse des scènes populaires, très présentes ici, contraste avec les parties plus intimistes, entre les réparties sombres et vénéneuses de Frollo et les envolées aériennes dévolues à Esmeralda et Phoebus. Quasimodo est moins gâté par la partition, mais bénéficie d’un air bissé à la création (interprété ici un rien trop prudemment par un Christophe Crapez manifestement fatigué). L’arrangement pour cinq instruments réalisé par Benjamin d’Anfray, centré sur les personnages principaux à partir de la réduction écrite par Liszt, est le point fort de la soirée, tant il évoque les atmosphères changeantes avec beaucoup d’à-propos dramatique, de sensibilité et de mordant. Le piano véloce et narratif de d’Anfray n’est pas pour rien dans cette réussite, même s’il doit subir la longue « ouverture » confiée à une musique électronique enregistrée, aux basses assourdissantes et aux mélodies frustes.

Le plateau vocal réuni souffre de nombreuses disparités : Martial Pauliat (Phœbus) n’a malheureusement pas le niveau technique requis pour le rôle, enfilant les fausses notes avec une régularité aussi sidérante que son aplomb scénique, peinant dans les sauts de registre et dans l’aigu, tout particulièrement. Plus aguerri, Renaud Delaigue (Frollo) donne davantage de plaisir dans la tessiture grave, d’une belle résonance, malgré une émission parfois engorgée. Il est dommage que les aigus lui manquent, ce qui occasionne, au final, une autre déception. A ses côtés, l’éloquent Arthur Daniel se distingue dans le rôle théâtralement élargi de Clopin, même si ses qualités de chanteurs restent modestes. Le seul rayon de soleil vocal de la soirée vient de Jeanne Mendoche (La Esmeralda), qui empoigne avec aisance son rôle au niveau technique, sur l’ensemble de la tessiture. Il lui reste à donner davantage d’incarnation dramatique, en portant une attention plus prononcée à la respiration et au texte, pour pleinement nous emporter.

La mise en scène de Jeanne Desoubeaux souffle le chaud et le froid pendant tout le spectacle, en peinant à trouver le ton juste dans ses outrances répétées. La longue scène d’ouverture en forme de joyeux bordel, entre happening et défilé de mode underground, n’apporte rien à la compréhension des enjeux qui vont suivre. De même, la volonté de marier les costumes de différentes périodes (du Moyen-Age à la création de l’opéra, en passant par la nôtre) échoue à distinguer les statuts sociaux entre les personnages. On est davantage convaincu par la vitalité de la scène de cabaret, resserrée au-devant de la scène, même si Desoubeaux a parfois la main lourde pour figurer les outrances de Phoebus, notamment sa nudité longuement exposée. La scénographie figurant le chantier actuel de Notre-Dame de Paris est en revanche une réussite, permettant d’explorer toute la géométrie du plateau, jusque dans les hauteurs préférées par Quasimodo.

mercredi 15 novembre 2023

« La Flûte enchantée » de Mozart - Cédric Klapisch - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 14/11/2023

 

Parmi les curiosités très attendues de la saison au Théâtre des Champs-Élysées, la nouvelle production de La Flûte enchantée (1791) permet de découvrir les débuts du cinéaste Cédric Klapisch (né en 1961) dans le domaine lyrique. L’auteur d’Un air de famille (1996) et surtout de la trilogie initiée avec L’Auberge espagnole (2002) suit là le chemin de nombreux autres cinéastes avant lui, tels Luchino Visconti et William Friedkin, ou plus près de nous les Français Coline Serreau, Benoît Jacquot ou encore Christophe Honoré.

Si Cédric Klapisch a déjà flirté avec l’univers de la danse, en filmant un documentaire sur Aurélie Dupont en 2009, il ne s’est encore jamais confronté au spectacle vivant en tant que metteur en scène. Éloigné de tout artifice cinématographique, son travail se montre très fidèle à une lecture premier degré du livret, à même de ravir les spectateurs qui découvrent La Flûte enchantée. Les tenants d’une lecture plus fouillée en seront pour leur frais, notamment au niveau des allusions initiatiques à la franc-maçonnerie, largement absentes de cette proposition. Klapisch s’appuie sur les quelques vidéos, souvent projetées en arrière-scène pour opposer deux visions du monde, entre préservation de l’état originel de la nature (sans intervention humaine) et culte des bienfaits de la civilisation : c’est là une mise en miroir du récit initiatique qui conduit Papageno et Tamino de l’innocence à la conscience (évoquant l’allégorie de la caverne de Platon), tout en s’élevant par l’émulation, la fraternité et la connaissance.

Sa réflexion se nourrit d’une modernisation des dialogues (proposés en français) qui tente par l’humour de se mettre à distance des stéréotypes du livret, notamment son apologie du patriarcat. Pour autant, cette actualisation reste toujours bon enfant, sans jamais prendre le dessus sur la continuité de l’action théâtrale. Klapisch se concentre surtout sur la direction d’acteur, en donnant à chaque personnage des mimiques bien particulières pour accentuer son caractère – notamment le ballet fantomatique des trois suivantes qui insiste sur leur jalousie maladive. La scénographie minimaliste offre un spectacle très dépouillé, parfois un peu cheap, sans doute pour s’adapter aux moyens techniques plus réduits des autres scènes où se joue le spectacle (le Théâtre Impérial de Compiègne et l’Atelier Lyrique de Tourcoing). Dès lors, autant le recours à la vidéo qu’à la variété des éclairages, permet de limiter ces contraintes, toujours en lien avec l’objectif de vitalité dramatique. Au final, ce spectacle remporte un succès particulièrement enthousiaste dans les hauteurs du Théâtre des Champs-Elysées, où l’assistance est manifestement plus jeune, là où le public plus « établi », en contrebas, montre davantage de réserve.


Le plateau vocal réuni se montre globalement satisfaisant, à l’exception notable de la Reine de la nuit d’Aleksandra Olczyk : la soprano polonaise peine à maîtriser son instrument opulent dans les vocalises, tout en étant gênée par une tessiture limite dans le suraigu, occasionnant quelques détimbrages. On lui préfère grandement Regula Mühlemann, qui donne à sa Pamina des délices de raffinement dans l’émission souple et naturelle, toujours au service du texte. L’intelligence du chant se retrouve également dans les dialogues, où sa diction dans la langue de Molière est impressionnante de précision et de justesse. Que dire, aussi, des étourdissantes suivantes menées (quel luxe !) par Judith van Wanroij, qui offrent beaucoup de piquant à chacune de leurs interventions, à l’instar d’un Cyrille Dubois (Tamino) idéal dans ce répertoire à force de brio ductile, même si le timbre fatigue à quelques endroits, au cours de la soirée. Plus monolithique, Florent Karrer campe un solide Papageno au niveau technique, mais peine à animer la fantaisie populaire de son personnage. A ses côtés, Jean Teitgen et ses phrasés emprunts de noblesse apporte beaucoup de hauteur à son Sarastro, tandis que Marc Mauillon compose un roboratif Monostatos, à la limite du cabotinage, en lien avec les intentions de la mise en scène.

Si le chœur assure bien sa partie à force de cohésion, parfois un rien trop sonore, la direction de François-Xavier Roth se montre quant à elle plus convaincante dans l’accompagnement, avec un subtil étagement des plans sonores, par rapport à l’Ouverture martelée sans respiration et sans vibrato, aux cuivres grasseyants. On regrette toutefois l’ajout de bruits d’oiseaux pendant certains passages, venant inutilement souligner le propos narratif de la mise en scène.

dimanche 12 novembre 2023

« Rusalka » d'Antonín Dvorák - Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil/Le Lab - Opéra de Bordeaux - 10/11/2023

A l’instar de nombreux ouvrages de Leos Janácek montés en France depuis les années 2000, le chef‑d’œuvre lyrique de Dvorák a enfin pris la place qu’il mérite dans notre pays, entre les créations parisienne en 2002 et toulousaine en 2022 : Rusalka va cette fois être découvert lors d’une vaste coproduction initiée par la région Sud (réunissant les opéras de Nice, Toulon, Marseille et Avignon), à laquelle vient s’adjoindre Bordeaux. C’est là une idée heureuse, tant cette adaptation du conte La Petite Sirène n’en finit pas de séduire petits et grands, autour de l’imagination mélodique inépuisable de Dvorák.

La variation des atmosphères qui irrigue l’ouvrage n’est malheureusement qu’imparfaitement rendue par Domingo Hindoyan, entre tempo ralenti à l’excès dans les sombres parties marines (le plus souvent dévolues à l’Ondin), tout en peinant à mettre en valeur la poésie de la mélancolie de Rusalka, au début. L’acte II le voit à son meilleur, en empoignant les forces de l’Orchestre national Bordeaux Aquitaine avec engagement, au service d’un bel élan dramatique. Si les chœurs assurent bien leur partie, le plateau vocal réuni montre davantage de disparités. Ainsi de la Rusalka d’Ani Yorentz, qui survole tout en facilité l’aigu en puissance, mais déçoit dans les parties plus intimistes, faute d’une technique plus affermie pour maîtriser précisément son instrument. On lui préfère le Prince de Tomislav Muzek, qui fait l’étalage de phrasés d’une grande classe, autour d’une émission souple et naturelle, un rien trop étroite dans le suraigu. A l’inverse du rôle‑titre, la projection reste toutefois trop modeste, notamment dans le duo final, pour nous emporter pleinement. La révélation vocale de la soirée revient à Cornelia Oncioiu (Jezibaba), qui donne une leçon de mordant et d’intention, le tout parfaitement mis en valeur par son aisance sur toute la tessiture. On aime aussi, malgré un timbre un peu terne, l’aplomb et l’investissement scénique de Wojtek Smilek (L’Ondin), tout comme la superlative Irina Stopina (La Princesse étrangère), aux aigus rayonnants. Les autres rôles se montrent tous réjouissants, donnant beaucoup de relief aux scènes secondaires : particulièrement bien assortis, Fabrice Alibert (Le garde forestier) et Clémence Poussin (Le garçon de cuisine) s’imposent comme deux chanteurs à suivre, tandis que les trois nymphes, interprétées par Mathilde Lemaire, Julie Goussot et Valentine Lemercier, rivalisent de piquant, d’agilité et de brio.

Il est dommage que la scénographie imaginée par Jean‑Philippe Clarac et Olivier Deloeuil relègue trop souvent les chanteurs en arrière‑scène, au détriment de leur projection (voir notamment la production de Peer Gynt à Limoges en 2017, où nous avions déjà fait semblable reproche). Fort heureusement, le décor unique est revisité astucieusement pendant les trois actes, tout en bénéficiant des nombreuses projections vidéo dédiées à la natation synchronisée : l’idée du collectif Le Lab est en effet de mettre en miroir le destin de Rusalka avec l’injonction à la féminité et à la performance qui régissent encore les femmes de nos jours, dont les sportives. Les allers‑retours audacieux entre les deux temporalités séduisent par leur à‑propos dramatique, même si certains aspects initiatiques du conte (dont la peur de la sexualité) ne sont pas abordés. L’humour du Lab transparait aussi dans l’apparence de certains personnages, l’Ondin prenant les traits de l’entraîneur Philippe Lucas, tandis que Jezibaba se voit déguisée en femme de ménage, bien éloignée des artifices de la magie : femme pragmatique et sûre d’elle, la « sorcière » est ainsi le double inversé de la superficielle et immature Rusalka. On aime aussi quelques idées fortes, comme la violence initiale du Prince vis‑à‑vis de Rusalka ou encore sa volonté de contrition, avant le duo final, lorsqu’il apparaît les yeux bandés, un poisson dans la bouche. Une proposition originale qui donne toute son actualité au conte, même si elle n’en exploite pas les multiples facettes. 

jeudi 9 novembre 2023

« Turandot » de Puccini - Robert Wilson - Opéra Bastille à Paris - 08/11/2023

C’est à une expérience peu commune que nous a convié l’Opéra de Paris : revoir à deux jours d’intervalle une même production, dévolue à Turandot (1924), dont le casting a été entièrement revu pour les rôles principaux. Si le retrait de Sondra Radvanovsky a malheureusement limité cet exercice, Tamara Wilson interprétant le rôle-titre les deux soirs, on se réjouit de pouvoir comparer les prestations d’Ermonela Jaho et Adriana Gonzalez (Liù) d’une part, puis Brian Jagde et Gregory Kunde (Calaf), d’autre part.

L’événement de la deuxième soirée, après une première déjà très satisfaisante, est incontestablement la présence de l’immense artiste qu’est Gregory Kunde : à 69 ans, le ténor américain n’a rien perdu de son impact vocal millimétré au service du sens, en des phrasés qui module le texte avec une vive intelligence. Son Calaf déchirant de vérité dramatique est un régal tout du long, particulièrement dans le dernier duo éloquent. La fraîcheur de timbre va évidemment à l’avantage de son compatriote Brian Jagde dans le même rôle, autour d’une puissance d’émission vibrante et parfaitement maîtrisée. Autre opposition de style avec Ermonela Jaho et Adriana Gonzalez (Liù), cette dernière imposant velouté et rondeur, en contrepoint parfait avec les raideurs du chant de Turandot (où Tamara Wilson impressionne toujours autant par sa facilité déconcertante sur toute la tessiture, aigu tranchant compris). Dans le rôle de Liù, on préfère toutefois la précision dramatique de Jaho, malgré un recours plus prononcé au vibrato.

Si le chœur se montre un peu plus affûté qu’en première soirée, notamment au niveau féminin, c’est plus encore le cas pour l’orchestre dirigé par Marco Armiliato : les décalages ont cette fois disparu, au profit d’une lecture apollinienne et sans pathos, qui offre un tapis de velours aux interprètes. On peut préférer lecture plus nerveuse, fouillant davantage les contrastes, mais ce geste probe donne beaucoup de tenue à l’ensemble.

mardi 7 novembre 2023

« Turandot » de Puccini - Robert Wilson - Opéra Bastille à Paris - 06/11/2023

Créé en 2018 à Madrid, puis à Paris trois ans plus tard, la production de Turandot (1924) de Giacomo Puccini imaginée par Robert Wilson fait son retour à l’Opéra Bastille devant une salle comble et manifestement garnie de nombreux touristes, dont de nombreux italiens et américains.

Il faut dire que l’événement de cette reprise est bien d’assister aux débuts in loco de Tamara Wilson (aucun lien de parenté avec le metteur en scène), qui nous avait déjà ébloui dans le rôle-titre voilà quelques mois à Amsterdam : son naturel d’émission sur l’ensemble de la tessiture est un régal tout du long, qui permet à la soprano venue d’Arizona d’affronter toutes les difficultés de ce rôle impossible, imposant autant des piani d’un raffinement vénéneux que des aigus dantesques. Frisson garanti pour chacune de ses apparitions ! On ne peut que se féliciter du flair d’Alexander Neef, directeur de l’Opéra de Paris depuis 2021, pour nous faire découvrir les grandes voix émergentes de notre temps, au-delà des têtes d’affiche déjà bien connues : il faudra désormais compter avec Mme Wilson. Attention toutefois à bien choisir sa date pour ce spectacle, car le rôle est tenu par d’autres chanteuses selon les soirées. Il est indispensable de réserver dès à présent les prochains spectacles parisiens où sera présente cette artiste : le rare Beatrice di Tenda de Bellini, donné ici-même en février prochain, ou encore Adriana Lecouvreur de Cilea (le 5 décembre) et La Walkyrie de Wagner (le 4 mai 2024), à chaque fois au Théâtre des Champs-Elysées.

Un autre chanteur de premier plan tient le rôle de Calaf avec un bel aplomb dramatique : Brian Jagde s’impose dans ce rôle autour d’aigus rayonnants, même si les graves bien tenus sont un peu plus en retrait. On aime aussi la Liù d’Ermonela Jaho qui subjugue par son attention au texte et ses pianissimi de rêve, tout en portant une attention de tous les instants à la souplesse des changements de registre. Seul le vibrato audible peut apporter quelques réserves mineures. A ses côtés, Mika Kares compose un Timur de grande classe, aussi vibrant d’émotion que de facilité dans l’émission idéalement projetée. Si Carlo Bosi (Altoum) et Guilhem Worms (Un mandarin) assurent bien leur partie, les trois lurons Ping, Pang et Pong déçoivent en comparaison, surtout un pâle Florent Mbia au niveau interprétatif. Si le Choeur de l’Opéra de Paris montre une belle préparation, on ne peut pas en dire autant de la direction de Marco Armiliato, qui n’évite pas de nombreux décalages avec le plateau. Gageons que les prochaines représentations viendront gommer ces approximations, permettant de se délecter du geste tout en mesure du chef italien, très raffiné dans l’exploration et l’étagement des alliages de timbres de la partition. Il lui reste désormais à davantage différencier les tableaux entre eux, notamment les parties grandiloquentes, insuffisamment nerveuses.

Quel plaisir de retrouver Robert Wilson (qui vient de fêter ses 82 ans) en fin de représentation, sous les vivats de l’assistance : de quoi démontrer toute l’affinité de l’artiste avec le public français, qui a largement accompagné et soutenu son travail, tout au long de sa carrière. Sa Turandot n’a pas pris une ride, d’une perfection plastique magnifiée par l’attention millimétrée aux éclairages (nombreux contre-jours) jusqu’aux costumes très stylisés. L’exploration géométrique de la large scène de Bastille est un régal constant, même si la nudité du plateau n’aide pas les chanteurs au niveau acoustique. La direction d’acteur intrigue toujours autant par ses poses répétitives aux relents hypnotiques : on a souvent l’impression d’assister à un ballet de marionnettes, à moins qu’il ne s’agisse de personnages tout droits sortis d’une boite à musique ? Quoi qu’il en soit, le spectateur scrute les détails, poussant toujours plus avant l’exploration de la psyché de Turandot et surtout Calaf, véritable prédateur (ne tient-il pas la robe rouge de Turandot dès la fin du II, dans les hauteurs ?). Un spectacle passionnant, porté par une très belle distribution, à découvrir ou redécouvrir jusqu’à la fin du mois.

vendredi 3 novembre 2023

« La Belle au bois dormant » de Piotr Ilyitch Tchaïkovski - Opéra de Prague - 29/10/2023

Il est finalement peu de productions qui sonnent comme une évidence, vous laissant littéralement sonné et ravi tout au long du spectacle : ainsi de La Belle au bois dormant imaginée en 1987 par Márcia Haydée pour le Ballet de Stuttgart et reprise depuis comme une traînée de poudre à travers le monde. D’emblée, l’ancienne danseuse étoile brésilienne affiche son intention de donner davantage d’épaisseur dramatique au livret du deuxième ballet (1889) de Tchaïkovski : l’ajout d’un rôle comique confié au Maître de cérémonie, farfelu et autocentré, permet de se délecter de plusieurs saynètes piquantes en arrière‑plan, parallèlement aux scènes dansées. Ce personnage, interprété par un désopilant Mathias Deneux, permet ainsi d’offrir quelques moments de respiration dans l’alternance un rien répétitive de divertissements dansés au début, en brossant subtilement la frivolité et l’insouciance des puissants, avant l’arrivée de Carabosse. Si l’on est peu sensible à cet humour cocasse, il est possible de ne pas prêter attention à cette « mouche du coche », qui ne prend jamais le pouvoir sur l’action principale.

Toujours attentive aux moindres détails de l’inflexion musicale, Haydée parvient à tisser un récit plus fourni entre les différents personnages, notamment lors de la ronde des quatre prétendants d’Aurore, qui rivalisent d’attention à son égard. La scène du quadruple baiser, puis du quadruple salut, donne à voir toute l’imagination de la chorégraphe dans l’exploration géométrique de l’espace, autour de nombreuses entrées symétriques à contretemps, à l’élan virevoltant. C’est là l’occasion de démontrer toute la virtuosité technique ébouriffante d’Ayaka Fujii en Aurore, très touchante, avant son duo de grande classe avec le Prince engagé de Patrick Holecek.

Le rôle de Carabosse est renforcé par la présence physique de John Powers, qui s’impose par son envergure aux bras démesurés, embrassant tout l’espace autour de lui, aussi bien horizontalement que verticalement. Dans un premier temps, sa danse mi‑sensuelle mi‑inquiétante balaye ses rivaux un à un, au moyen de sa sinistre cape noire : c’est là un fil rouge merveilleusement réutilisé ensuite, que ce soit dans le jeu avec le rideau de scène pour épier Aurore grandissante, ou dans la confrontation aérienne et mouvante entre ses sbires et le Prince. Pour autant, cette agitation n’a aucun effet sur la Fée des Lilas, qui réduit l’aura maléfique par une autorité sereine et confiante, sans artifices ni effets. L’interprétation de Nana Nakagawa dans ce rôle est ainsi un modèle de grâce lumineuse, sans aucune ostentation.

La dernière partie du spectacle est tout aussi réussie, en emportant le spectateur dans un festival de couleurs, à l’esprit bon enfant lors de la présentation des différents personnages de contes de fée. L’alternance de moments gracieux (splendide Oiseau bleu) et de passages comiques (entre Blanche‑Neige et ses sept « enfants nains » ou encore l’hilarant duo des chats) donnent une vitalité toujours soutenue.

Enfin, on se délecte tout du long de la mise en place « naturelle » du moindre élément de décor, le tout s’insérant naturellement dans le mouvement chorégraphique d’ensemble. Que dire, aussi, de l’exceptionnelle inventivité des costumes, qui osent des couleurs et matières inattendues (entre pastels, fleurs et dentelles), avec un goût exquis. De quoi ressortir avec des étoiles pleins les yeux, et ce d’autant plus que la direction de Václav Zahradník (hormis un début un peu trop vif) est un régal d’inventivité narrative, tout en fouillant les détails de la partition avec beaucoup d’esprit et de finesse.

jeudi 2 novembre 2023

« Libuse » de Bedrich Smetana - Opéra de Prague - 28/10/2023

 

Si l’aura internationale de Dvorák et dans une moindre mesure de Janácek et Martinů, fait la fierté de chaque Tchèque, la place occupée par Smetana reste celle du cœur, tant le compositeur a porté l’étendard d’une nation longtemps restée dans l’ombre des peuples germaniques, aussi bien politiquement que culturellement. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que de rappeler que Smetana se disait lui-même moins à l’aise pour parler le tchèque par rapport à l’allemand, cette dernière langue étant alors celle des milieux intellectuels supérieurs, à l’instar de tous les pays de l’empire Austro-Hongrois. Pour autant, Smetana va peu à peu se laisser convaincre de la nécessité de composer dans la langue du peuple, et ce dès ses premiers ouvrages, tout en privilégiant des sujets glorifiant les légendes locales : d’abord Les Brandebourgeois en Bohême en 1866 et surtout, deux ans plus tard, Dalibor (voir notamment la récente reprise de la production de Martin Otava à Ostrava).

Donné chaque année le jour de la fête nationale (28 octobre) qui célèbre la création de la Tchécoslovaquie en 1918, Libuse (1881) va plus loin encore dans l’exaltation des racines tchèques, en célébrant la figure fondatrice de Prague (elle‑même surnommée la « mère de toutes les villes »). Devenu trésor national, cet ouvrage que Smetana considérait comme son chef‑d’œuvre a pourtant bien du mal à être donné en dehors de son pays d’origine, du fait d’un livret trop étiré, à l’action minimaliste et aux nombreux personnages sans consistance dramatique. Souvent qualifié d’oratorio déguisé, Libuse sait récompenser l’auditeur attentif à ses riches beautés orchestrales, qui lorgnent du côté de Wagner, tout en incorporant des pages déchirantes (dévolues à Krassava) ou des coloris folkloriques savoureux (avec Premysl, notamment).

Assister à une représentation de Libuse, qui plus est au Théâtre national où l’ouvrage a été créé, reste un privilège rare. Il est toutefois dommage que la production imaginée par Jan Burian, directeur de l’Opéra de Prague depuis 2013, adopte des partis pris d’un classicisme trop prudent au niveau visuel, notamment des costumes pâles et peu différenciés entre les personnages. L’utilisation minimaliste de la vidéo, laissant entrevoir des images marines en arrière‑scène (en début et fin d’opéra, lors des incantations de Libuse), reste uniformément illustrative, sans aucun apport dramatique. De même, l’ajout d’un tapis roulant sur lequel arrivent les chanteurs interroge, pour des raisons identiques, tout en renforçant le statisme par ses poses hiératiques. Mais la plus grande maladresse revient au « ballet des paysans », qui frise l’amateurisme par ses poses simplistes et ridicules. En bref, un spectacle globalement raté, dont seul le tableau final trouve enfin une idée audacieuse (que nous ne divulgacherons pas) : trop peu, malheureusement, pour sauver l’impression d’ensemble.

Le Chœur du Théâtre national se distingue comme seul rayon soleil de la soirée, autant par sa cohésion que son engagement de tous les instants. C’est insuffisant, hélas, pour faire oublier un plateau vocal des plus moyens, dominé par une Tamara Morozová (Krasava), très touchante, à la technique vocale sans faille. On aime aussi la prestance très en voix de Martin Bárta (Chrudos od Otavy), malgré quelques détimbrages, tandis que Svatopluk Sem (Premysl) fait valoir son timbre superbe, à même de faire oublier quelques décalages avec la fosse. Dana Buresová impose quant à elle une Libuse aux accents tranchants, sans parvenir à provoquer le frisson attendu, tout en étant bien épaulée par les phrasés bien articulés de Katerina Jalovcová (Radmila) et la noblesse de ligne de Pavel Svingr (Lutobor). Peu aidé par une technique chaotique, Jaroslav Brezina (Sťáhlav) est l’élément le plus faible de la distribution.

La direction du pourtant expérimenté Robert Jindra souffle le chaud et le froid tout au long de la soirée, sonnant trop virile dans les tutti (notamment la tonitruante ouverture), tout en imprimant un élan narratif heureusement plus nuancé dans les passages lyriques et apaisés.

mercredi 1 novembre 2023

« Salome » de Richard Strauss - Opéra de Brno - 27/10/2023

 

Construit en 1965 et complètement rénové en 2018, le Théâtre Janácek accueille la saison d’opéra de la deuxième ville de Tchéquie avec tout le confort moderne attendu pour ce type de salle, notamment en termes de largeur de scène et de visibilité pour tous. En dépit de son acoustique froide et peu réverbérée, la salle de près de 1 400 places affiche complet pour la reprise de la production de Salomé (1905), créée en juin dernier. Il faut dire que le spectacle réglé par le Tchèque David Radok impressionne d’emblée par sa concentration sur le drame, en élaborant un huis‑clos étouffant et d’une théâtralité passionnante dans le moindre de ses détails.

Apre, austère et granitique, la scénographie laisse entrevoir au début un diner en arrière‑scène, avec Hérode et sa femme, pendant que Salomé soudoie les geôliers de Jochanaan : tous les personnages agissent bizarrement, entre regards apeurés et postures lentes ou saccadées, notamment les serviteurs ostentatoirement affairés. Cette direction d’acteur millimétrée dans chaque geste permet au moindre second rôle de se distinguer, David Radok construisant peu à peu une atmosphère fantastique et irréelle, hors de toute temporalité. Pour autant, il n’en oublie jamais de coller parfaitement aux intentions du livret, insistant par exemple sur les origines sociales différenciées du souverain et de son épouse, opposés autant par leurs costumes (évocation des origines bédouines d’Hérode) que leur attitude, plus arrogante et fière chez Hérodias. Ce spectacle très réussi insiste en effet sur la faiblesse du souverain, ostensiblement fatigué et perturbé, face à une cour d’obligés qui tentent de le manipuler – les femmes en premier lieu. De quoi éclairer ce personnage d’une singularité finalement très attachante et pétrie d’humanité, a contrario de ses comparses. Dans cette atmosphère de fin du monde où tous les repères semblent brouillés, à l’exception des rapports de domination, les religieux ne sont pas davantage épargnés, assistant avec avidité à la danse de plus en plus torride et sulfureuse de Salomé, aux côtés d’un Hérode médusé.

Il fallait précisément un interprète de la trempe de Jaroslav Brezina pour mettre toute son expérience au service de l’interprétation du souverain vacillant : la scène finale bouleversante où il cède à Salomé doit grandement à sa noblesse de phrasé et son attention au sens – un régal tout du long. A ses côtés, Eva Urbanová impose son tempérament vénéneux avec une vaillance tranchante, nous rappelant elle aussi à son passé prestigieux (voir notamment sur YouTube son interprétation tellurique du rôle‑titre de Libuse, à Prague en 1995). L’autre grande satisfaction de la soirée vient de Birger Radde (Jochanaan), qui fait valoir une puissance et une longueur de souffle ardentes, à même de révéler toute la beauté de son timbre. Assurément un chanteur à suivre de très près, tant sa maturité artistique est déjà de haut niveau, y compris de point de vue dramatique. Plus en retrait en comparaison, du fait notamment de sauts de registres trop audibles, la Salomé de Linda Ballová assure toutefois l’essentiel par une technique solide et une expressivité toujours à propos.

On ne peut évidemment apprécier un opéra de Strauss sans rendre justice aux musiciens, très sollicités par la partition et tous exemplaires dans l’exploration des couleurs du drame : même si l’on pourrait souhaiter direction plus extravertie dans la mise en valeur des contrastes, le tapis sonore soyeux et chatoyant, délicatement ouvragé par Marko Ivanovic, n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée.