mercredi 28 juin 2017

« La Damoiselle élue » de Debussy et « Jeanne d’Arc au bûcher » d'Honegger - Opéra de Francfort - 24/06/2017

En ce début d’été, on ne remerciera jamais assez l’Opéra de Francfort de réunir à la scène le rare poème lyrique La Damoiselle élue (1888) de Debussy et l’oratorio dramatique Jeanne d’Arc au bûcher (1938) d’Honegger. Données à la suite sans entracte, ces deux œuvres courtes (vingt minutes pour la première et un peu plus d’une heure pour la seconde) s’enchaînent naturellement au moyen d’une scénographie unique pendant toute la représentation, simple mais pertinente, qui sépare les dorures du monde céleste des bas-fonds crasseux en dessous. Quel bonheur de découvrir sur scène ce poème adapté du fondateur du préraphaélisme Dante Gabriel Rossetti (1828-1882), où Debussy se laisse étreindre par un lyrisme wagnérien, sans jamais tomber dans l’emphase pour autant. La mise en scène d’Alex Ollé de La Fura dels Baus ne s’y trompe pas, en choisissant un minimalisme fort à propos, permettant l’expression d’un chant dénué de toute virtuosité, rappelant autant la palette de couleurs de Paul Dukas (à qui l’œuvre est dédiée) que l’éloquence sereine de Lorenzo Perosi (1872-1956). La Damoiselle et la Narratrice se répondent en miroir sans jamais se croiser, chacune dans leur solitude respective. Admirables de bout en bout, Elizabeth Reiter et Katharina Magiera font valoir des phrasés superbes, même si l’on pourra seulement regretter le français peu compréhensible de la première dans le rôle de la Damoiselle.


A l’émotion à fleur de peau de Debussy succède le rythme fiévreux du supplice de Jeanne d’Arc, l’un des chefs-d’œuvre de Honegger, encore récemment mis en scène par Romeo Castellucci à Lyon. La mise en scène délirante d’Alex Ollé nous plonge dans une ambiance post-apocalyptique sombre et poisseuse qui n’est pas sans rappeler le film Mad Max. Toute l’idée est d’insister sur l’ignorance et la barbarie de la foule, omniprésente dans l’ouvrage du compositeur suisse. A l’exception des dignitaires religieux et de Jeanne d’Arc, tous les personnages en haillons se voient privés de dessous: dans le plus simple appareil, les hommes déambulent ainsi le sexe apparent pendant toute la représentation. Comme un apanage des temps modernes, tous portent en réalité une prothèse particulièrement réaliste, ce qui ne manque pas d’occasionner les commentaires nombreux de la foule à l’issue du spectacle.


Comme à l’habitude, Francfort parvient à réunir un plateau vocal d’une remarquable homogénéité, tout en confiant à deux interprètes d’exception les rôles parlés de Frère Dominique et Jeanne d’Arc – particulièrement la touchante et fragile Johanna Wokalek, au français impeccable. On mentionnera encore la direction raffinée et subtile de Marc Soustrot, très inspiré pendant toute la soirée à l’instar des chœurs – adultes et enfants – de Francfort.

lundi 26 juin 2017

« La Vie avec un idiot » d'Alfred Schnittke - Opéra de Giessen - 23/06/2017


On est toujours fasciné par la qualité des productions conçues dans le moindre modeste théâtre germanique: c’est une fois encore le cas à Giessen, petite ville universitaire méconnue d’un peu plus de 80 000 habitants, située à quelques encablures au nord de Francfort. Les francophones basés dans la capitale financière allemande ont bien compris l’intérêt de rayonner autour de leur cité dynamique pour apprécier l’ensemble de la production lyrique de Mainz à Wiesbaden, en passant par Mannheim, entre autres. Pour parvenir à se distinguer, les «petites» maisons d’opéra osent souvent, à l’instar de Chemnitz dans la Saxe, une programmation en dehors des sentiers battus afin d’attirer un public toujours plus curieux. On ne s’étonnera donc guère de retrouver le rarissime Alfred Schnittke (1934-1998) et son opéra le plus connu La Vie avec un idiot – le seul à bénéficier d’une mention détaillée dans l’ouvrage de référence de Piotr Kaminski, Mille et un opéras (Fayard).


Composé entre 1990 et 1991 sur un livret de Victor Erofeev d’après sa propre nouvelle (1980), cet ouvrage appartient à la dernière période frénétique du compositeur, déjà très malade et inquiet de ne pouvoir laisser à la postérité l’ensemble de ses projets entamés ou en devenir. Proche du Nez de Chostakovitch ou de Juliette de Martinu, cette histoire surréaliste et mordante moque l’absurdité du régime communiste dans l’avènement irrésistible d’un idiot incapable de prononcer autre chose qu’une seule syllabe. On retrouve dans la première partie la veine si féconde de la manière polystylistique caractérisant la plupart des œuvres de Schnittke: une véritable fête des sens, toujours surprenante tant le compositeur russe d’origine allemande passe d’une idée musicale à une autre avec une virtuosité sans limite, ne s’attardant sur aucune d’entre elle. C’est là cependant la limite de l’exercice, tant on aimerait en de maints endroits un développement de ces idées brillantes trop rapidement achevées. La dernière partie de l’opéra montre un Schnittke moins inspiré, se réfugiant dans un style plus uniformément dissonant où le parlé-chanté domine nettement, tandis que la satire semble aussi s’essouffler. Seuls quelques passages orchestraux, tout autant que le chœur (d’un très bon niveau à Giessen, comme l’orchestre local, et ce compte tenu des nombreuses difficultés de la partition), ont droit ici et là à un semblant d’effusion lyrique, toujours pudiquement circonscrit à la manière du dernier style de Britten.


La mise en scène de Georg Rootering s’appuie sur un superbe décor qui met au centre de la scène le lit du couple relevé à la verticale, tandis que les murs jouent d’une perspective pour le moins surréaliste. Cerné la plupart du temps par le chœur, comme un écho à la surveillance du peuple par le peuple, un homme et sa femme subissent les assauts répétés de l’idiot en un rythme endiablé, admirablement porté par les éclairages tour à tour expressionnistes et morbides d’Ulrich Schneider. On passera cependant sur les scènes de délires sexuels qui, avec quelques énormes ballons enfilés à la suite, suggèrent quelques pratiques asiatiques douteuses. Les naïfs, cependant, pourront n’y voir là rien de répréhensible, tant la parodie emporte l’auditoire dans un délire parfaitement maitrisé. On félicitera enfin les deux interprètes principaux, Gabriel Urrutia (Ich) et Annika Gerhards (Frau), très à l’aise dans les phrasés périlleux imposés par Schnittke, tandis qu’on décernera une mention spéciale au sonore Bernd Könnes qui relève avec brio le rôle de l’Idiot, sans doute l’un des plus ingrats de tout le répertoire lyrique.

mardi 13 juin 2017

« Phèdre » de Jean-Baptiste Lemoyne - Théâtre des Bouffes du Nord à Paris - 10/06/2017


Pour sa cinquième édition, le festival parisien du Palazzetto Bru Zane poursuit sa défense du répertoire romantique français dans le cadre intime du Théâtre des Bouffes du Nord: hormis La Reine de Chypre de Halévy au Théâtre des Champs-Elysées, puis les concerts dédiés à Saint-Saëns à l’Opéra Comique jusqu’au 19 juin, tous les événements auront lieu dans la salle à l’italienne jadis rénovée par Peter Brook.

On doit à l’insatiable curiosité de Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles, le choix d’un opéra du rarissime Jean-Baptiste Lemoyne (1751-1796). Le compositeur français fit d’abord ses premières armes à Berlin et à Varsovie avant de connaître le succès auprès de Marie-Antoinette, dans le courant des années 1780. C’est précisément l’une de ses tragédies lyriques les plus appréciées, Phèdre (1786), qui nous permet de découvrir ce compositeur dont le style se situe à mi-chemin entre les deux écoles alors rivales – autant Gluck pour l’art vocal déclamatoire à la française que l’école italienne (incarnée par Piccinni et Sacchini) pour la nervosité du soutien orchestral. Lemoyne sait aussi trouver des climats plus intimistes, raréfiant les effets pour mieux mettre en avant l’émotion de la voix soliste, particulièrement les états d’âme de Phèdre. L’adaptation pour quatre chanteurs et dix instrumentistes réalisée par Benoît Dratwicki renforce également cet allégement bienvenu: à ce jeu-là, les bois n’en séduisent que davantage, tandis que Julien Chauvin conduit l’ensemble avec maestria.


La réussite du spectacle doit aussi grandement à l’adaptation du drame de Racine par François-Benoît Hoffmann (1760-1828), futur librettiste de Méhul ou Cherubini. Outre le resserrement de l’action autour des quatre principaux protagonistes, le livret parvient à établir une véritable attente autour d’affrontements sans cesse repoussés: d’abord entre Phèdre et Hippolyte, puis entre ces derniers et Thésée. Les récitatifs restent inventifs et séduisants par d’infimes variations de l’accompagnement musical, tandis que Lemoyne sait tenir en haleine son auditoire par les duos dramatiques nombreux, notamment les échanges troubles entre Phèdre et Œnone. Seul le quatuor final, trop court, déçoit par son manque de conviction. La mise en scène de Marc Paquien joue quant à elle la carte de la sobriété en s’appuyant sur une scénographie astucieuse, l’ensemble des instrumentistes étant encastré dans le plateau en une sorte de damier: les solistes tournent autour d’eux au gré de l’action, comme une partie d’échecs qui se jouerait en grandeur nature. La proximité avec les artistes est surtout renforcée par le placement de la scène au niveau de l’orchestre, permettant de suivre au plus près les moindres inflexions du jeu des solistes.


Omniprésente pendant la quasi-totalité de la soirée (d’une durée d’une heure et demie sans entracte), Judith van Wanroij s’empare de son rôle de Phèdre avec conviction, faisant valoir sa souplesse vocale et le velouté de son timbre au bénéfice de chaque nuance. A ses côtés, l’excellente Diana Axentii (Œnone) n’est pas en reste dans la variété d’expression de son incarnation. Comme la Néerlandaise et ses partenaires masculins, elle se concentre sur la diction et l’articulation: une des qualités toujours mise en avant par les productions des frères Dratwicki. On soulignera enfin les deux rôles masculins, également parfaits autour du timbre clair d’Enguerrand de Hys (Hippolyte) et de l’intensité dramatique de Thomas Dolié (Thésée).

mardi 6 juin 2017

Concertos pour violon de Johan Halvorsen et Carl Nielsen - Henning Kraggerud - Disque Naxos

Un coup de cœur pour la musique délicieuse de Johann Halvorsen (1864-1935) nous avait conduit, voilà deux ans, à chaudement recommander le coffret réunissant l’intégrale de la musique orchestrale du compositeur norvégien: une bien belle initiative due à Chandos que de réunir, alors, les quatre disques gravés par Neeme Järvi entre 2010 et 2012. Ce coffret devra désormais être complété par le présent disque qui nous fait découvrir en première mondiale le Concerto pour violon de Halvorsen, redécouvert tout récemment dans les archives de la violoniste créatrice de l’œuvre en 1909. Le Norvégien avait en effet détruit sa partition, sans doute insatisfait du peu de succès rencontré par celle-ci, faisant croire à une disparition irréversible jusqu’à l’an passé: le Concerto a alors reçu sa première audition en Norvège au XXIe siècle, avant l’enregistrement de ce disque par les mêmes interprètes.

Son début pourra surprendre avec la cadence incluse tout de suite après une brève introduction à l’orchestre, flottante et peu marquante. Immédiatement, le soliste marque son territoire par une coloration folklorique aux accents du violon hardanger, instrument typique de la Norvège auquel Halvorsen comme Grieg furent sensibles. Aucune virtuosité ne vient cependant envahir ce mouvement, qui pourra déconcerter à la première écoute du fait de sa construction déstructurée et son ton globalement méditatif, tout en restant dans une veine classique au lyrisme proche de Tchaïkovski ou Grieg. Malgré cette dette évidente qui tourne le dos vers le passé, la séduction opère dans le superbe Andante grâce à l’inspiration mélodique, tout autant que le sens des couleurs, de Halvorsen. Le dernier mouvement à la rythmique entraînante conclut efficacement cette œuvre qui mérite plusieurs écoutes pour s’imprégner pleinement dans sa découverte.


Le violon très sûr de Henning Kraggerud porte l’œuvre avec beaucoup de grâce, même si l’on aimerait quelques prises de risque plus affirmées ici et là. Sous la direction équilibrée de Bjarte Engeset, le Norvégien bénéficie d’un parfait Orchestre symphonique de Malmö, une formation jadis dirigée par Vernon Handley ou Paavo Järvi. On mentionnera, en complément, une belle version du rare Concerto pour violon de Nielsen dont les atmosphères tout aussi méditatives envoûtent en maints endroits. Enfin, la Romance de Johan Svendsen (1840-1911), tube du compositeur norvégien, vient avantageusement conclure ce disque hautement recommandable.