mardi 30 janvier 2018

Musiques de L. Leo, F. B. Conti, JS Bach et JD Zelenka - Václav Luks - Chapelle royale de Versailles - 27/01/2018

Václav Luks
On ne se lasse jamais d’admirer, lors des différents concerts organisés pendant toute la saison, le cadre majestueux de la chapelle royale de Versailles, à la riche décoration intérieure. La réfection extérieure en cours ne nuit aucunement à l’accueil des concerts de musique religieuse qui se poursuit en ce début d’année avec un passionnant programme festif dédié à des œuvres du début du XVIIIe siècle.

On retrouve Václav Luks et sa formation tchèque en habitués des lieux (voir notamment en 2016) autour d’une copieuse soirée inaugurée par le Dixit Dominus de Leonardo Leo (1694-1744), un psaume aux différentes pièces courtes et contrastées qui fait valoir avec bonheur l’énergie rayonnante du compositeur napolitain. Plusieurs passages de cette œuvre donnent à penser qu’elle a dû influencer le jeune Michael Haydn, tout particulièrement les oppositions gracieuses entre pupitres de cordes. On note aussi une écriture admirablement variée dans l’instrumentation, entre l’entrée triomphale marquée par les trompettes, puis le beau passage étrange, comme suspendu, dévolu aux cors et hautbois. Mais le passage le plus marquant est certainement celui incarné par les six solistes réunis qui interprètent avec une belle maestria une série de vocalises, telle des rires en cascade.


Leo sait aussi faire valoir sa capacité à s’apaiser par la grâce légère et aérienne de la flûte solo, des cors et des deux sopranos réunis – ces dernières mettant beaucoup de couleurs dans leur interprétation, avant la fugue finale lancée en des accents anguleux par Václav Luks. On aimerait ainsi que certains passages respirent davantage, pour mieux s’enivrer ensuite de la folle virtuosité des troupes du Collegium 1704, toujours aussi enthousiasmante dans la perfection de la qualité technique. Côté solistes, Hana Blaziková (soprano) et Tomás Selc (basse) se distinguent par leur investissement dramatique, aussi bien qu’une projection à l’impact physique idéal.

 
Hana Blaziková
Les premières notes de la cantate Fra cetre, e fra trombe de Francesco Bartolomeo Conti (1681-1732) font valoir une mélodie qui irradie tous les pupitres de cordes. L’œuvre est immédiatement plus accessible que la précédente, du fait d’une écriture à la limite de la plaisanterie musicale avec ses traits humoristiques à l’orchestre (nombreuses réponses entre pupitres). Après ce premier temps orchestral vient l’entrée de la soprano bien connue, Veronica Cangemi, qui n’a rien perdu de ses qualités au niveau théâtral, tout autant que l’attention à la prononciation et au sens. Malheureusement, le timbre s’est un peu durci, tandis que l’Argentine apparaît également en légère difficulté dans les accélérations dantesques de Luks, à la direction toujours aussi virile. Rien d’indigne bien sûr, mais il aurait été sans doute plus opportun de lui préférer Hana Blaziková, plus à l’aise vocalement ce soir-là.

En seconde partie de concert, la brève Cantate BWV 50 de Bach fait figure d’ouverture avec sa durée d’à peine cinq minutes. Ce mouvement introductif (ou conclusif) fait probablement partie d’une œuvre plus vaste, perdue. Très emphatique, elle donne à entendre un Bach proche de l’éclat du Magnificat ou de l’Oratorio de Pâques. La Cantate BWV 34 permet quant à elle d’offrir davantage de nuances, malgré la baguette trop énergique de Luks: le chef tchèque donne par trop l’impression de faire ressortir les muscles au détriment de la profondeur, créant une sensation de lassitude sur la durée. C’est d’autant plus regrettable que ses solistes se montrent encore une fois exemplaires, au premier rang desquels la parfaite Hana Blaziková.


La soirée se conclut avec les splendides Litanies ZWV 151 de Jan Dismas Zelenka (1679-1745), au début saisissant: sur une musique nerveuse à la mélodie entêtante, les voix suspendues se répondent en un léger crescendo. Cette œuvre virtuose n’a rien à envier en la matière aux meilleures de Bach précitées, convenant mieux ici au tempérament de Luks – il est vrai spécialiste de ce répertoire (voir ses nombreux enregistrements dédiés au compositeur bohémien). En bis, le finale de la Cantate BWV 34 est repris pour le plus grand bonheur de l’auditoire, ravi de tant d’éclat.

lundi 29 janvier 2018

« La Sirène » de Daniel-François-Esprit Auber - Théâtre de Compiègne - 26/01/2018

Photo : Vincent Pontet
Les plus anciens se souviennent encore avec émotion de l’«aventure de Compiègne» entamée dans les années 1990 par Pierre Jourdan pour faire revivre le Théâtre impérial de Compiègne. Construit à l’initiative de Napoléon III peu de temps avant la fin de son règne en 1870, l’ouvrage d’une capacité d’un peu plus de 800 places resta en partie inachevé au niveau de sa décoration (le plafond de la salle principalement) et ne fut jamais ouvert au public avant son inauguration tardive en 1991. Situé à deux pas du Palais impérial, qu’on ne manquera pas à l’occasion d’une visite à Compiègne, le théâtre constitue aujourd’hui un écrin idéal du fait de sa conception qui privilégie le bois, essentiel pour l’acoustique. L’atrium porte tout naturellement le nom de son ancien directeur Pierre Jourdan, figure indissociable de cette belle maison jusqu’à sa mort en 2007, qui fit revivre avec bonheur de larges pans délaissés du répertoire français, de Grétry, Monsigny à Méhul, sans parler d’Auber, Thomas, Saint-Saëns ou Sauguet. De nombreux disques et DVD témoignent de cette époque glorieuse que son successeur Eric Rouchaud poursuit désormais avec un répertoire dédié aux années 1830-1930, tout en élargissant la mission de ce centre de production lyrique à l’accueil de nombreux artistes en résidence: le compositeur Jules Matton, la soprano Jeanne Crousaud, le quatuor Debussy, le metteur en scène David Gauchard, le trio vocal Ayònis, l’Orchestre des Frivolités parisiennes et l’ensemble vocal Aedes.

Accompagnée par Les Frivolités parisiennes dans la fosse, on retrouve Jeanne Crousaud dans l’un des rôles principaux de La Sirène de Auber – une véritable rareté, sans doute jamais remontée au xxème siècle alors que cet ouvrage de la maturité, composé en 1844, est postérieur à tous ses grands succès, notamment les ouvrages précédemment entendus à Compiègne: Fra Diavolo (1830), Gustave III ou Le Bal masqué (1833) ou Le Domino noir (1837). C’est donc là un événement quand on sait que la plupart des quarante-sept ouvrages lyriques du compositeur français le plus illustre de son temps restent en majeure partie ignorés de nos jours, du fait d’une musique jugée facile et conservatrice – son contemporain Rossini ayant eu la chance, quant à lui, de voir la plupart de ses ouvrages remontés un peu partout dans le monde dès la seconde moitié du XXe siècle. C’est d’autant plus regrettable qu’Auber fait ici valoir ses dons mélodiques irrésistibles, tout autant que des détails d’orchestration savoureux (l’Ouverture fait ainsi appel aux oppositions frémissantes entre pupitres de cordes pour figurer l’élément marin) pour cet ouvrage qui eut l’honneur, comme les précédents, d’une création à l’Opéra-Comique. Proche de Rossini, sa musique est cependant moins virtuose au niveau vocal, même si l’on note des passages périlleux pour les principaux interprètes, tandis que le livret alambiqué d’Eugène Scribe ne fait pas partie de ses meilleurs. Il tente ici d’embarquer les protagonistes dans une sorte de roman d’aventures proche de Walter Scott, où les rebondissements nombreux n’évitent pas le sensationnalisme. On regrette aussi la présence très importante des passages parlés, surtout en première partie d’opéra, qui alourdissent le propos: ces passages seront, semble-t-il, ôtés de l’enregistrement discographique en préparation chez Naxos avec l’ensemble des interprètes ici réunis.


Le genre de l’opéra comique impose aux interprètes, on le sait, le difficile défi de maîtriser aussi bien l’art de la déclamation théâtrale que celui du chant. Les jeunes interprètes de cette production ne surmontent malheureusement qu’en partie cette difficulté, du fait de qualités assez inégales au niveau individuel. Ainsi de Jeanne Crousaud (Zerlina), aux vocalises aisées et à l’émission d’une fluidité délicieuse, mais au chant bien terne, d’une pâleur de composition irritante: on a là une soprano d’une technique des plus sûres au niveau vocal, mais qui frustre dans la plupart de ses interventions à force de retenue et de prudence, tout particulièrement dans son air de duperie («Je n’ose pas»), censé provoquer l’hilarité, en dernière partie d’ouvrage. C’est tout l’inverse avec Xavier Flabat, qui interprète le brigand Marco Tampesta, rôle le plus lourd de la partition, avec une énergie et un tempérament éloquents – même si ses nombreuses difficultés vocales liées à une tessiture insuffisamment étendue n’épargnent pas les oreilles, particulièrement dans les accélérations ou les aigus. Grande satisfaction en revanche pour le Duc de Popoli de Jean-Fernand Setti, qui joue à la fois de son impact physique et de son timbre idéalement projeté, alliant admirablement prestance et naïveté. La mise en scène de Justine Heynemann a la bonne idée de lui ajouter un personnage muet comique, sorte de «mini me» tout droit sorti du film Austin Powers (1997) qui lui ressemble en tout, sauf par la taille et l’épaisseur. On mentionnera encore la formidable Dorothée Lorthiois (Mathéa) que l’on aurait aimé entendre dans un rôle plus conséquent, tant son jeu dramatique comme son aisance vocale séduisent d’emblée.


Face à ce plateau vocal inégal, on se réjouit heureusement des nombreuses interventions du chœur Les Métaboles, dont la cohésion impressionne dans la prononciation et l’engagement. Il est vrai que la direction de David Reiland, à la tête de l’excellent ensemble Les Frivolités parisiennes, porte tout son petit monde avec un élan sans pareil, même si le tout début de la soirée avait pu sembler hésitant avec une Ouverture entamée à un tempo très retenu. Le chef belge confirme, à force d’attention aux détails sans négliger le rythme et la conduite du discours d’ensemble, tout le bien déjà entendu dans les quelques disques enregistrés par le passé (voir notamment celui consacré à Benjamin Godard chez CPO). Dommage que la mise en scène de Justine Heynemann souffre par trop d’un manque d’idées (hormis le double de Popoli susmentionné), et ce malgré la scénographie astucieuse de Thibaut Fack qui séduit par ses possibilités d’interaction entre les personnages.


On retrouvera Auber dans la production très attendu du Domino noir à Liège, du 23 février au 3 mars prochains, tandis que David Reiland et Les Frivolités parisiennes feront leur retour à Compiègne peu avant dans le ballet La Belle au bois dormant de Tchaïkovski, les 21 et 22 février.

mardi 23 janvier 2018

« Le Cercle de craie » d'Alexander von Zemlinsky - Richard Brunel - Opéra de Lyon - 20/01/2018


Après la superbe Cenerentola donnée durant les fêtes dans la production imaginative et survitaminée de Stefan Herheim, c’est à nouveau à un spectacle de tout premier plan qu’il nous est donné d’assister à l’Opéra de Lyon. Il s’agit de la troisième incursion lyonnaise dans le répertoire lyrique de Zemlinsky, après ses deux ouvrages les plus connus, Une tragédie florentine et Le Nain, tous deux adaptés d’après des nouvelles d’Oscar Wilde, donnés en 2007 puis en 2012. C’est cette fois une inspiration théâtrale qui est à l’origine du Cercle de craie (1933), tiré de la pièce éponyme de Klabund, elle-même adaptée d’un poème chinois ancien de Li Sing-Tao. Bertolt Brecht lui-même s’en inspirera pour sa pièce Le Cercle de craie caucasien en 1944.

Le livret, des plus intéressants, s’attaque à la justice corrompue autour de l’histoire tragique de Tschang Haitang, vendue par sa mère dans un cabaret sordide, puis rachetée par le puissant Monsieur Ma, son ennemi juré. Les événements se précipitent lorsque Haitang se retrouve aux prises avec la jalousie de la première femme de Ma qui l’accuse de l’empoisonnement de son mari et du vol de son enfant, avant de lui faire subir une parodie de procès – l’ensemble des témoins ayant été achetés. C’est l’épreuve ultime du cercle de craie qui saura faire tomber les masques et dévoiler qui des deux est la vraie mère.


Le directeur Serge Dorny poursuit ainsi l’exploration de l’œuvre lyrique d’Alexander von Zemlinsky (1871-1942), un contemporain et ami de Mahler, mais également professeur et beau-frère d’Arnold Schönberg – dont il ne suivit cependant pas la voie dodécaphoniste. Pour autant, les activités de chef d’orchestre de Zemlinsky lui permirent de défendre avec constance la musique de ses contemporains les plus audacieux – Schönberg, Krenek ou Weill. Malgré sa redécouverte progressive, le compositeur viennois reste encore trop peu connu en France: aucune monographie ne lui est ainsi consacrée dans notre langue, tandis que certains de ces ouvrages sont encore inédits dans l’Hexagone, tel Le Cercle de craie. Cette création française est donc particulièrement attendue, d’autant plus que l’ultime opéra entièrement achevé par Zemlinsky fait aussi figure de rareté ailleurs (notamment la production zurichoise donnée en 2003), tout en permettant de découvrir un compositeur au faîte de ses moyens.


Si l’on peut comprendre que l’usage du parlé-chanté (Sprechgesang), essentiellement en première partie d’opéra, déroute les moins habitués à cette déclamation plus proche du théâtre, il faudra résolument se concentrer sur l’accompagnement orchestral d’un raffinement inouï, où Zemlinsky mêle plusieurs influences avec bonheur: une orientalisation discrète inspirée de Turandot, ou des effets jazzy et cabaret proches de Krenek et Weill, par exemple. La dernière partie de l’ouvrage fait davantage de place à l’épanchement lyrique, aussi bien au niveau vocal que pour le traitement de l’orchestration: les cordes reprennent ainsi le dessus face aux vents, omniprésents au I. Le livret lui-même prend davantage de saveur après l’épisode initial du cabaret: en nous plongeant dans l’enfermement de la maison de son mari Ma, le huis clos devient aussi étouffant que passionnant.


La scène du cabaret au I est la seule déception de la soirée: la direction timorée de Lothar Koenigs dans les passages verticaux lisse par trop les arêtes, ôtant beaucoup du piquant et de l’énergie rythmique propres à cet épisode. C’est d’autant plus regrettable que le chef allemand fait preuve d’une tendresse infinie dans les passages plus modérés, faisant valoir admirablement l’orchestration de Zemlinsky. La mise en scène de Richard Brunel fait également preuve d’une prudence trop grande lors du premier tableau, englué dans une scénographie aux tons blanchâtre et pastel qui peine à faire ressortir l’atmosphère sulfureuse du cabaret, tandis que la transposition contemporaine ne convainc qu’à moitié, et ce malgré les beaux costumes des prostituées. Si l’idée d’un karaoké en lieu et place des déhanchements sexy peut se concevoir, elle est maladroitement traduite au niveau visuel, tout comme la stylisation des scènes d’orgies en arrière-scène, dont les effets de ralenti sont mal rendus par les comédiens. On retrouve là le goût du metteur en scène français pour l’épure visuelle – un parti pris qui fonctionne mieux ensuite, dès lors que le drame pénètre au cœur de la psychologie de l’héroïne. On notera ainsi la direction d’acteurs éloquente lors des scènes de groupe (le procès ou l’audience de l’empereur) où chaque protagoniste fait corps avec la scène, tandis que Brunel cherche à renforcer l’interaction théâtrale, sans aucun temps mort. On pense par exemple aux interludes orchestraux «chorégraphiés» ou au drôlissime monologue du juge, admirablement interprété par Stefan Kurt, qui se retrouve aux prises avec quelques filles de joie pour le distraire de sa charge.


L’autre grand défi de cet ouvrage est constitué par le nombre considérable de protagonistes en présence. On aura rarement entendu un plateau vocal d’une telle homogénéité, sans aucune faille. Celui-ci est dominé de la tête et des épaules par Ilse Eerens (Tschang Haitang), touchante de bout en bout dans son rôle de mère courage face au destin qui l’accable, admirable dans la diction comme dans la souplesse d’émission. A ses côtés, Nicola Beller Carbone (Yü-Pei) se distingue dans chacune de ses interventions à force d’intention dramatique, faisant valoir un timbre dur et tranchant parfaitement en phase avec le rôle. Martin Winkler (Ma) donne toute la noirceur nécessaire à son personnage, tandis que Lauri Vasar (Tschang Ling), pourtant annoncé souffrant, fait preuve d’une belle vaillance. On mentionnera encore le parfait Stephan Rügamer en Prince Pao ou la pénétrante composition de Hedwig Fassbender en Sage-femme.


Assurément un spectacle réussi, à découvrir pour aller plus loin encore dans la connaissance de Zemlinsky et sa musique délicieusement raffinée.

jeudi 18 janvier 2018

« Jephthé » de Georg Friedrich Händel - Opéra Garnier à Paris - 15/01/2018


Quelques semaines après son audacieuse transposition envoyant l’ensemble des protagonistes de La Bohème sur la Lune, Claus Guth fait son retour à Paris dans l’un des oratorios les plus fameux de Händel, Jephté (1757). Depuis ses débuts parisiens en 2016 avec Rigoletto, puis Lohengrin l’année suivante, celui qui figure parmi les metteurs en scène les plus intéressants de sa génération est désormais bien connu du public de la capitale.

Disons-le tout net: il s’agit ici de l’une de ses productions les plus accomplies, autant au niveau visuel qu’au niveau de sa compréhension de l’ouvrage. Le pari n’était pourtant pas gagné pour cette coproduction avec l’Opéra d’Amsterdam (déjà applaudie aux Pays-Bas lors de la création fin 2016 avec des interprètes différents), tant la traduction scénique de cet oratorio de Händel tient de la gageure: le livret, statique mais riche d’interprétations métaphoriques et humanistes, peut se résumer en peu de lignes autour de l’adaptation du drame biblique de Jephté sacrifiant sa fille unique Iphis. Seule la fin en a été changée avec un happy end inattendu, marqué par l’intervention d’un ange sauvant la jeune fille pour mieux la tourner vers le couvent. Claus Guth choisit ici d’en revenir à une lecture moins naïve, en demandant à ses interprètes de marquer ostensiblement, dans le ton et l’attitude, leur déception face à la perte d’Iphis, désormais dévolue à Dieu.

Avec sa maestria habituelle, Claus Guth combine de multiples influences, tout particulièrement l’épure visuelle d’un Bob Wilson avec des costumes sobres et de beaux tableaux japonisant en arrière-scène, admirablement servis par les éclairages. On retrouve aussi certains partis pris chers à Joël Pommerat, comme la révélation de saynètes au ralenti après avoir plongé la scène dans le noir. Le metteur en scène joue aussi avec l’absence de couleurs propre à ce drame, insistant sur une scénographie marquée par le noir et le blanc: dans ce cadre, la moindre couleur – le rouge sang bien sûr – mais aussi ce splendide rayon de lumière jaune en dernière partie, prend un relief immédiatement saisissant. Claus Guth n’en oublie pas également quelques éléments dignes du Regietheater en donnant à voir des doubles de certains personnages – comme une vision prémonitoire des événements fatals à venir pour eux, tandis que la scénographie insiste sur une phrase symbolique plusieurs fois répétée par Jephté tout au long de l’action: «It must be so» («Il doit en être ainsi»). Par là même, c’est bien le tourment intérieur du personnage central, ivre de son obstination, qui est pointé du doigt.


On pourrait ainsi multiplier les éloges pour ce metteur en scène inventif, qui se joue aisément d’un autre écueil de la partition: la présence très importante du chœur. Là aussi, sa direction d’acteurs millimétrée fait mouche en permettant à celui-ci de s’insérer naturellement dans l’action, sans jamais donner l’impression d’un déjà-vu, tout en bénéficiant de la présence de quelques danseurs. A cet égard, on louera aussi la qualité technique du chœur des Arts Florissants, attentif aux moindres inflexions musicales de son chef William Christie. Toujours bon pied bon œil, le chef franco-américain insuffle son énergie habituelle à tous ses musiciens, très en forme. Dès lors, il faut vivre au moins une fois l’expérience d’être placé au premier rang derrière le chef, ce qui donne l’impression de faire partie de la formation orchestrale, tout en donnant à voir combien la complicité entre le chef et son ensemble est réelle: on sera surpris de découvrir William Christie lancer les attaques du pied, prononcer avec le chœur les parties emphatiques, puis s’attendrir dans les passages bucoliques en embrassant son orchestre d’un regard aimant, avant de froncer sévèrement les sourcils quelque temps plus tard lorsque son premier violon, manifestement souffrant, laisse échapper une toux maladroite.

Le plateau vocal réuni est d’une belle homogénéité, même si on pourra regretter la pâle composition au niveau dramatique de Katherine Watson (Iphis), heureusement compensée par une technique des plus sûres, d’une admirable souplesse. Il est vrai que la soprano britannique est familière du rôle – on se souvient notamment de son interprétation donnée en version de concert salle Pleyel en 2011, déjà avec William Christie. A ses côtés, Ian Bostridge (Jephté) se distingue à force d’éloquence noble et subtile, puis se montre déchirant de vérité dramatique dans ses tourments intérieurs en fin d’ouvrage. Son attention aux phrasés, aux nuances et à la prononciation de chaque syllabe est un régal de chaque instant, particulièrement dans les récitatifs et ariosos, tandis qu’il connaît manifestement ses limites dans les airs. C’est là la marque des plus grands, encore aujourd’hui au plus haut malgré une longue carrière.

Marie-Nicole Lemieux (Storgè) se montre quant à elle plus inégale, souvent irrésistible dans les airs – beaucoup moins dès lors qu’elle surjoue la mère éplorée. Si on la préfère dans des rôles comiques, il reste à espérer qu’un metteur en scène saura lui faire gagner en sobriété sans lui faire perdre sa spontanéité, pour qu’elle puisse enfin pleinement convaincre dans un rôle dramatique. La grande satisfaction de la soirée, au-delà du rôle-titre, est à mettre à l’actif du contre-ténor Tim Mead (Hamor), doté d’une belle projection et d’un charisme sans faille. Associées à son beau timbre cristallin, ses qualités lui valent, à juste titre, l’ovation la plus fournie en fin de représentation. On mentionnera enfin les beaux graves de Philippe Sly (Zebul) et la grâce toujours fringante de Valer Sabadus dans le petit rôle de l’Ange.

Il faut aller découvrir cette superbe production, à voir jusqu’au 30 janvier dans les ors du Palais Garnier, afin de profiter de ce dernier chef-d’œuvre de Händel, très inspiré au soir de sa vie. Ce véritable diamant noir bénéficie ici d’un écrin à sa hauteur, ne le manquez surtout pas!