samedi 17 décembre 2022

« Candide » de Leonard Bernstein - Daniel Fish - Opéra de Lyon - 16/12/2022

Souvent proposée en version de concert, l’opérette comique Candide (1956, ici donnée dans sa version révisée en 1989) a connu une création tardive en France, à Saint‑Etienne en 1995, avant que le Théâtre du Châtelet ne fête en 2006, dans une mise en scène inventive de Robert Carsen, le cinquantenaire de la création de l’ouvrage. Si le spectacle parisien avait adapté les dialogues, celui proposé à Lyon va plus loin encore en les supprimant totalement pour leur préférer des aphorismes résumant la pensée philosophique voltairienne. Sans temps morts, le spectacle enchaîne ainsi les numéros musicaux avec de brèves interventions du narrateur, en mettant au second plan la lisibilité de la fable et sa succession de péripéties en forme de récit d’apprentissage. L’acceptation d’un tel parti pris, qui n’aide pas la compréhension globale pour le spectateur peu familier de l’ouvrage, peut surprendre de la part du directeur de l’Opéra de Lyon, Richard Brunel, pourtant venu du théâtre. Peu de temps après une controversée Belle au bois dormant avec les mêmes défauts, on s’interroge sur cette tendance à l’appauvrissement des ouvrages, contestable autant sur le principe qu’au regard des résultats obtenus.

Que penser, en effet, de la mise en scène illustrative et interchangeable de Daniel Fish, si ce n’est qu’elle n’apporte rien à la compréhension du livret ? Le problème n’est pas tant de supprimer l’ensemble des éléments de décors pour laisser évoluer les protagonistes sur le plateau nu, mais bien de proposer une déambulation sans but apparent, dont seules les mimiques alambiquées des danseurs provoquent quelques (rares) rires dans le public. Si l’on se désintéresse rapidement de ce travail paresseux (et copieusement hué en fin de représentation), qui ressemble davantage à une banale mise en espace agrémentée de mouvements chorégraphiés, le plaisir vient de l’exécution musicale, menée de main de maître par l’un des grands spécialistes de ce répertoire, le Britannique Wayne Marshall. L’ancien chef principal du Funkhausorchester de la WDR de Cologne (un des derniers ensembles allemands dédié à la musique « légère »), entre 2014 et 2020, embrase les troupes locales dès les premières notes de la célébrissime ouverture : on ne peut que rendre les armes devant son sens du swing et de l’élan narratif, en un geste vif et cinglant qui distingue parfaitement la clarté des plans sonores. Les admirateurs de ce génial trublion ne manqueront pas de le retrouver pour le concert du Nouvel An à Lyon, « Un Réveillon à Broadway ».

En attendant, il faut aller applaudir le plateau vocal réuni pour cette production de Candide, qui réchauffe le cœur à force d’homogénéité au meilleur niveau. Ainsi du rôle‑titre interprété par Paul Appleby (Candide), qui ravit par la beauté de son timbre, sa noblesse de phrasés et sa longueur de souffle, même si l’on aimerait davantage de projection pour complètement nous emporter. Rien de tel en comparaison pour Sharleen Joynt (Cunégonde), aux vocalises agiles et aux pianissimi de rêve, qui impose son sens du swing tout au long de la soirée. On aime aussi l’aisance vocale mordante de Robert Lewis, grande révélation du spectacle, de même que Sean Michael Plumb (Maximilien), très investi tout du long. Tichina Vaughn (La vieille dame) impose quant à elle sa présence scénique, parvenant à un subtil équilibre entre brio lyrique et glamour façon Broadway, de même que Pawel Trojak, au timbre grave irrésistible de fraîcheur rayonnante.

Malgré la proposition scénique décevante, il faut courir découvrir ce chef‑d’œuvre pétillant d’invention de Bernstein, qui fouille sa partition en hommage à l’héritage européen – de Kurt Weill à Honegger. De quoi découvrir une musique toujours accessible, mais plus ambitieuse que le bien connu West Side Story (1957).

mercredi 14 décembre 2022

« Les Abencérages ou L’Etendard de Grenade » de Luigi Cherubini - Győrgy Vashegyi - Disque Palazzetto Bru Zane

On ne peut qu’être fasciné par la liste interminable d’artistes venus chercher la gloire musicale à l’étranger avec plus ou moins de bonheur, et tout particulièrement à Paris. Parmi eux, le cas des compositeurs issus de la péninsule italienne surprend plus encore, tant la virtuosité n’avait pas bonne presse dans notre pays depuis Lully et son art déclamatoire laissant davantage de place au théâtre. Au gré des nombreuses controverses entre tenants de la tradition et réformateurs, tout au long du XVIIIe siècle, les partisans des deux camps s’affrontent, ce que Bru Zane a déjà largement documenté avec les enregistrements consacrés à Sacchini, Salieri et, dans une moindre mesure, Spontini.

On se réjouit que le trente‑quatrième volume de la collection honore enfin la figure de Luigi Cherubini (1760‑1842), lui qui passa les cinquante‑cinq dernières années de sa vie en France, obtenant la naturalisation et tous les honneurs académiques dus à son éminente carrière. Cherubini se joua habilement des nombreux changements de régime à partir de 1789, tout en restant le protégé du futur Louis XVIII. Les succès éclatants se suivent ainsi entre Lodoïska (1794), un ouvrage admiré de Beethoven, Médée (1797) et surtout Les Deux Journées (1800). Moins apprécié ensuite, notamment par Napoléon, le compositeur cherche à rejoindre Vienne, mais échoue à séduire le prince Nicolas II Esterházy avec sa monumentale Messe solennelle en ré (1811), spécialement composée à son attention (voir le superbe enregistrement réalisé par Frieder Bernius en 2001).

C’est dans ce cadre d’incertitude que le compositeur s’attelle à la composition de l’un de ses plus vastes ouvrages, Les Abencérages (1813), pour l’Opéra de Paris. L’échec relatif du projet le conduit ensuite à un silence lyrique de près de vingt ans, interrompu avec son dernier opéra Ali Baba ou Les Quarante Voleurs – un échec retentissant.

Par rapport à ses succès des années 1790, le style de Cherubini a évolué en 1813 vers une attention plus soutenue à l’harmonie, admirablement étagée par les vents : l’orchestre est ainsi davantage un acteur du drame et plus seulement un soutien docile des chanteurs. A la baguette, on retrouve Győrgy Vashegyi, plus connu en tant que partenaire du Centre de musique baroque de Versailles, avec lequel il a gravé de nombreux disques consacrés à l’art de Rameau, notamment (Naïs, Les Fêtes de Polymnie, Dardanus). En rejoignant les équipes de Bru Zane pour une incursion dans le préromantisme, le chef hongrois fait ressortir les nombreuses sonorités savantes de l’orchestration de Cherubini, mais néglige quelque peu les contrastes entre verticalités, moins saillantes que dans la version abrégée de Peter Maag (Arts Archives, 1975).

Hormis la coupure d’une partie des ballets, l’ouvrage bénéficie ici d’une édition complète, ce qui constitue son atout décisif. La distribution vocale, de bonne tenue, peine toutefois à apporter un relief particulier à l’ensemble. Malgré un timbre charnu et agréable, Anaïs Constans (Noraïme) manque ainsi de variété au niveau interprétatif, tandis qu’Artavazd Sargsyan (Gonzalve, Le troubadour) pèche par un volume insuffisant pour assumer son double rôle avec conviction. On lui préfère l’Almanzor d’Edgaras Montvidas, crédible dans ses élans, au vibrato maîtrisé (contrairement à d’autres enregistrements précédents avec le Palazzetto) ou encore l’Alémar de Thomas Dolié, toujours aussi solide dans ses différentes interventions. L’excellent Chœur Purcell, très sollicité par la partition, apporte un soutien décisif, en portant un soin à la nécessaire diction.

mardi 13 décembre 2022

« L’Enchanteresse » de Tchaïkovski - Vasily Barkhatov - Opéra de Francfort - 11/12/2022

 

Donnée pour la première fois à Francfort en cette fin d’année, L’Enchanteresse (1887) semble faire un retour en force sur les planches, après avoir connu sa première en France à Lyon, en 2019. C’est là un événement à ne pas manquer, tant cet ouvrage regorge de beautés, des airs de caractère dévolus à l’héroïne aux duos poignants avec ses soupirants, sans parler des ensembles virtuoses avec le chœur (dont celui a cappella au I, sommet de la partition). Le livret ne se situe malheureusement pas sur les mêmes cimes, étirant en longueur plusieurs scènes de rancœur, tout en multipliant les personnages secondaires peu utiles à l’action. Il aurait été plus judicieux de préférer un huis‑clos ramassé et étouffant pour raconter cette histoire vénéneuse, où un père et son fils en viennent à aimer la même femme, avant que l’épouse bafouée se fasse vengeance par elle‑même, en un final qui n’évite pas les grosses ficelles du mélodrame.

La transposition contemporaine imaginée par Vasily Barkhatov surprend d’emblée par ses ajouts visuels pendant les passages orchestraux, des photos projetées sur le rideau de scène aux saynètes fugitives. Autant de vignettes qui renforcent le caractère des personnages, tous opposés en deux mondes en apparence inconciliables : celui du bar bohème et branché de Nastassia à celui des appartements plus froids et déserts du Prince. L’effervescence populaire au I trouve sa vitalité dans une direction d’acteur dynamique, mais aussi dans l’apparition d’éléments incongrus, tout particulièrement des danseurs grimés de têtes de loup ou des cercueils en forme de poupées russes. Autant d’éléments prémonitoires du devenir funeste de Nastassia, cernée par les dangers de toute sorte, bigots et prédateurs sexuels en tête. Le spectacle prend une ampleur plus surprenante encore au IV, en suggérant le décès de l’héroïne peu avant son empoisonnement : dès lors, Barkhatov la propulse à son propre enterrement, avant de lui faire traverser tous les décors du plateau tournant (coulisses comprises) en une mise en abyme renversante par sa convocation inattendue du merveilleux.


Face à ce travail très imaginatif, à même de muscler un livret bien fastidieux dans ses redondances, le plateau vocal provoque l’enthousiasme, et ce malgré quelques remplacements de dernière minute dus aux virus hivernaux. Ceux‑ci avaient déjà provoqué l’annulation du concert prévu le matin même à l’Alte Oper, organisé pour fêter le deux centième anniversaire de la naissance de Joachim Raff (1822‑1882), avec la programmation de sa rare Troisième Symphonie « Dans la forêt ». La représentation de L’Enchanteresse n’a pas eu à souffrir de l’arrivée en dernière minute d’Elena Manistina, tant s’en faut, du fait de sa parfaite connaissance du rôle de la Princesse Eupraxie Romanovna. Placée sur le côté de la scène pendant qu’une comédienne interprète son rôle sur scène, la chanteuse russe nous régale en effet de ses phrasés fluides et gorgés d’intentions, faisant vivre son personnage d’épouse bafouée d’une vérité tragique bouleversante (à même de faire oublier un timbre attaqué par le poids des années ou quelques suraigus arrachés dans les dernières interventions tranchantes).

La plus grande ovation de la soirée revient sans surprise à Asmik Grigorian (Nastassia), qui relève haut la main le pari de chanter plusieurs soirs de suite, en assurant concomitamment le rôle‑titre de Manon Lescaut de Puccini (voir sa prestation dans la création de cette production en 2019). La Lithuanienne se montre autrement plus convaincante en Enchanteresse, du fait d’un rôle qui colle parfaitement à sa tessiture, ne forçant jamais ses aigus. La maîtrise souveraine des graves, charnus et cuivrés, lui permet de livrer une interprétation d’une grande intensité, jouant tour à tour de son assurance et de ses fragilités, avec d’infinies nuances. Que dire aussi de la performance de Iain MacNeil (Prince Nikita Kourliatev), impressionnant de morgue et d’autorité dans son rôle ! Les phrasés d’une rigueur millimétrée bénéficient d’une longueur de souffle jamais prise en défaut, au service d’un timbre au métal rayonnant de santé. A ses côtés, Frederic Jost impressionne tout autant en Mamyrov, se régalant avec aisance de la noirceur de son personnage. On est plus réservé en revanche sur la prestation, certes fluide, d’Alexander Mikhailov (Prince Youri), mais qui manque d’opulence dans la projection, du fait d’une émission trop resserrée.

Les seconds rôles interprètent bien leur partie (à l’exception de quelques décalages notables pour Alexey Egorov ou Kudaibergen Abildin), à l’image du chœur, très investi, seulement mis en difficulté dans les parties suraiguës, côté féminin. Mais l’atout décisif de la soirée revient sans conteste à la direction aussi narrative que pétillante de Valentin Uryupin, idéale de souplesse pour porter les élans sans ostentation, tout en allégeant sensiblement la masse orchestrale.

lundi 12 décembre 2022

« La Pucelle d’Orléans » de Tchaïkovski - Elisabeth Stöppler - Opéra allemand du Rhin à Düsseldorf - 10/12/2022

Montée à Genève en 2017, La Pucelle d’Orléans (1881) reste une rareté sur scène, du fait d’une musique à l’inspiration inégale et à l’orchestration trop opulente (surtout dans les parties guerrières ou pour le soutien au chœur). Malgré ces défauts, audibles dès la tonitruante ouverture, ce grand opéra à la française séduit par l’incontestable proximité avec son héroïne, à laquelle Tchaïkovski réserve un rôle aussi omniprésent qu’ardent. Le livret peut pourtant prêter à sourire, en imaginant une relation amoureuse entre Jeanne d’Arc et l’Anglais Lionel, ce qui lui vaut sa chute funeste sur le bûcher. Ce crime « contre nature », si l’on peut dire, dut inspirer Tchaïkovski, mais s’éloigne évidemment des péripéties bien connues. Outre cette liberté, le livret peine à brosser un portrait humain de chacun de ses trop nombreux rôles, tout en ayant la maladresse de faire apparaitre Lionel trop tardivement.

A Düsseldorf, la transposition contemporaine d’Elisabeth Stöppler s’attache à donner davantage de consistance à ses personnages, en donnant par exemple à voir Agnès comme une parvenue bling‑bling, en un mélange de « femme trophée » et de manipulatrice. Cette emprise manifeste accentue la faiblesse de Charles VII, également cerné par les autres intrigants, Dunois et l’archevêque en tête. Même si la production abuse quelque peu des armes à feu pour donner davantage de tension aux scènes statiques, l’attention à la direction d’acteur respecte toujours la continuité dramatique de l’ouvrage. La dernière partie est peut‑être plus aboutie encore, lorsque l’église (décor unique pendant toute la représentation) accueille l’état de siège, apportant une proximité avec la foule plus inquiétante encore. La scène finale du bûcher constitue une réussite d’une simplicité étonnante par son usage des mouvements du chœur et des éclairages, à l’image du travail toujours probe de Stöppler.

La distribution, d’un bon niveau global, trouve en Maria Kataeva une Jeanne d’Arc d’exception, vivement applaudie à l’issue de la représentation. Excellente actrice, la mezzo russe brûle les planches de son intensité toujours à propos, délivrant une interprétation vocale de grande classe à force de facilité et de naturel dans l’émission. On aime aussi le Thibaut aux graves pénétrants de Sami Luttinen, de même que le Charles VII retors de Sergej Khomov. A leurs côtés, malgré une noirceur bienvenue, Evez Abdulla manque quelque peu de volume en Dunois, tandis que Richard Sveda (Lionel) assure sa partie par un mordant immédiat, à même de crédibiliser le charme opéré sur l’héroïne. Parmi les petits rôles, on note la prestation superlative d’Aleksandr Nesterenko (Raymond), au timbre superbe.

Autour de ce plateau vocal convaincant, le chœur local montre un bel engagement, même si le chef Péter Halász ne lui facilite pas toujours la tache par son geste enflammé, beaucoup trop sonore dans les parties verticales. Outre cette réserve, ce spectacle globalement réussi souffre également de l’absence de surtitres en anglais, ce qui ne facilite pas la compréhension des péripéties pour le non‑germanophone. Parmi les grandes maisons allemandes, il serait grand temps que le Deutsche Oper am Rhein adopte cette disposition, désormais usuelle un peu partout. Doit‑on rappeler que l’Opéra de Liège parvient, quant à lui, à proposer à ses auditeurs pas moins de quatre langues (français, flamand, allemand et anglais) sur ses écrans ?

dimanche 11 décembre 2022

« Turandot » de Giacomo Puccini - Barry Kosky - Opéra d'Amsterdam - 09/12/2022

Il faut courir voir ce spectacle donné jusqu’à la fin de l’année à Amsterdam, qui démontre une fois encore le génie de Barry Kosky pour aborder d’un regard nouveau des ouvrages archi-rebattus : ainsi de cette Turandot à nulle autre pareille, qui choisit d’évacuer réalisme et exotisme pour confronter Calaf à ses vaniteuses illusions. Et si, comme fanfaronne Ping en début s’ouvrage, Turandot n’existait pas ? Voici le point de départ de cette production radicale, qui prend le risque de ne jamais montrer son rôle‑titre, ici incarné par une Tamara Wilson reléguée dans les coulisses pendant tout le spectacle. Un choix évidemment contestable au niveau vocal, puisque la voix de la soprano américaine ne quitte jamais les filtres des enceintes en hauteur, perdant en naturel d’émission. Un désagrément qui n’empêche pas Wilson de délivrer une interprétation hors du commun (nous y reviendrons), justement applaudie par un public dithyrambique en fin de la représentation.

Autre motif d’étonnement, la production prend le risque de supprimer le duo d’amour final, non composé par Puccini, en rejetant tout à la fois les versions d’Alfano et Berio (cette dernière pourtant commandée par l’Opéra d’Amsterdam en 2001). La récente production genevoise de Daniel Kramer a démontré combien ce dernier choix se tient dramatiquement, tant Turandot accepte d’accueillir la vitalité en elle, après avoir été émue par le sacrifice de Liù. Avec Kosky, point de lueur d’espoir : c’est bien la mort qui rode dans tous les interstices, et ce dès le début de l’ouvrage, où le chœur bouillonnant occupe toute la scène dénudée. Cernée par d’omniprésents et vénéneux mandarins, la confusion mentale de Calaf trouve en écho les mouvements incessants et nerveux de la foule, brillamment dirigée avec l’adjonction de danseurs : on reconnait là un des habituels points forts de Kosky, toujours aussi inspiré en ce domaine. Il faut ainsi entendre avec quelle rage le peuple s’exprime en début d’ouvrage, en lien avec ses déplacements confus, avant de s’apaiser ensuite dans les troublantes scènes nocturnes précédant le suicide de Liù.


Il fallait sans doute un chef de la trempe de Lorenzo Viotti pour épouser une vision aussi sombre, fouillant chaque détail de la partition pour en faire ressortir les alliages de timbres les plus morbides. En étirant les tempi dans les passages lents, d’un raffinement inouï, le Suisse joue de sa baguette féline pour offrir un tapis de velours à ses interprètes, tous très investis pour ne pas surjouer la grandiloquence dramatique. Les verticalités péremptoires, particulièrement le thème cuivré de l’Empereur, trouvent ainsi un tempo plus enjoué, bien loin des raideurs majestueuses entendues ailleurs. Après Tosca au printemps dernier, on tient là une nouvelle réussite du couple formé avec Barry Kosky, à même d’imprimer une tension dramatique saisissante pour ce spectacle donné d’une traite (sans entracte, pour une durée totale de 2 heures).

Il faut dire que la composition de Tamara Wilson frise la perfection, tant dans l’intention dramatique, que la perfection vocale sur toute la tessiture. Quelle aisance dans le velouté des phrasés fielleux comme dans la fureur, sans aucune stridence ! A ses côtés, Kristina Mkhitaryan (Liù) compense un volume plus modeste par une finesse d’interprétation sans ostentation, avec une intention infinie aux nuances. Le timbre de Najmiddin Mavlyanov (Calaf) n’est pas des plus séduisants, tout comme sa projection, peu audible dans le medium. Mais quelle attention aux phrasés, en sculptant amoureusement chaque mot, toujours en lien avec les intentions scéniques ! On aime aussi Liang Li (Timur), aux graves profonds et empreints d’une noblesse tragique, tandis que Germán Olvera (Ping) s’impose brillamment dans un rôle décisif qui prend toute sa saveur dans cette production.

En faisant de Turandot une parabole des vanités humaines, Barrie Kosky démontre une nouvelle fois sa capacité à surprendre là où on ne l’attend pas. Du grand art à savourer d’urgence.

vendredi 9 décembre 2022

« Lady in the Dark » de Kurt Weill - Anna Pool - Chassé Theater à Breda - 08/12/2022

Fondée en 1991 à Maastricht, la compagnie Opera Zuid monte trois ouvrages lyriques chaque année, en rayonnant autour de sa ville d’origine et jusqu’au Luxembourg pour la présente coproduction. C’est ainsi l’occasion de découvrir les charmantes citées du sud des Pays‑Bas, en dehors des circuits battus : ainsi de Breda (180 000 habitants), à mi‑chemin entre Anvers et Rotterdam, dont le centre historique a conservé tout son charme d’antan. Comme la plupart des villes du pays, Breda s’est dotée en 1995 d’un complexe ultra moderne, le Chassé Theater (du nom d’un général aux lointaines origines françaises) : avec son cinéma et ses trois salles de jauge différente, le lieu résonne d’une vitalité inattendue dans les espaces communs, avec ses deux bars bien remplis.

C’est dans la grande salle de 1 430 places, dotée de deux balcons, que prend place la nouvelle production de Lady in the Dark (1941), avec le soutien de la fondation Kurt Weill : on retrouve là un des ouvrages les plus savoureux de son auteur, qui avait été créé en France par Jean Lacornerie en 2008, lors d’une vaste tournée. La période américaine de Weill reste sous‑estimée du fait de l’évolution de son langage, désormais plus tonal et empruntant aux musiques populaires de son pays d’accueil. On a ainsi plusieurs fois envie de battre la mesure avec le pied, de swinguer avec les airs aux mélodies entraînantes et au lyrisme enivrant.


L’orchestration pour vingt instruments fait la part belle aux fanfares de cuivre et aux percussions, sans jamais verser dans la facilité, tout en apportant un soin particulier aux transitions entre les tableaux. A l’instar de l’opéra Le Lac d’argent (voir la récente production flamande), cette comédie musicale ou brodway opera (comme l’appellent plus justement les Néerlandais) laisse une place conséquente aux dialogues parlés, ici en grande partie maintenus, tout en abordant une thématique originale, la psychanalyse. En décryptant trois rêves délirants de l’héroïne, Weill et son librettiste donnent à voir des tableaux aussi surprenants que parfaitement différenciés, permettant de saisir au III le traumatisme des humiliations enfantines de l’héroïne, brisée par le souvenir d’une chanson en apparence anodine.

La mise en scène d’Anna Pool brille de mille feux en se jouant avec virtuosité des enchaînements, revisitant son décor unique en une élégance toute chorégraphique dans les mouvements du chœur et des personnages. Les clins d’œil à la revue américaine glamour font place aux visions plus cauchemardesques au II, lorsque la fausse cérémonie de mariage tourne au vinaigre, sans parler des forains aussi délurés qu’inquiétants au III. Le travail minutieux sur l’élaboration des costumes, comme celui apporté à la direction d’acteur, toujours au service des moindres inflexions musicales, donne beaucoup de saveur à cette production, justement applaudie par une assistance debout en fin de représentation.

En dehors des rôles uniquement parlés, tous admirables au premier rang desquels Sylvia Poorta (Docteur Brooks) et ses graves pénétrants, la production repose sur les interprétations des rôles devant maîtriser aussi bien des qualités vocales que théâtrales. Ainsi de Maartje Rammeloo (Liza Elliott), omniprésente tout du long, qui fascine par son aisance scénique et sa fluidité de phrasés, à l’aise sur toute la tessiture. On aimerait toutefois davantage de prise de risque au niveau vocal pour mieux incarner la démesure des rêves de puissance et de désir, en comparaison des parties plus intimistes, plus convaincantes. Si on est plus déçu par le timbre ingrat de Quirijn de Lang (Randy Curtis), au charisme limité pour son rôle, la grande satisfaction de la soirée revient au pétillant Simon Butteriss (Russell Paxton), à l’énergie débordante. Son air de bravoure au III, où il cite en rafale les noms de compositeurs russes (dont... Moniuszko !), lui permet de faire valoir ses superlatives qualités de diction. A ses côtés, Elliott Carlton Hines (Charley Johnson) et Jeremy Finch White (Kendall Nesbitt) assurent bien leur partie, mais on est plus charmé encore par les délicieuses Veerle Sanders (Elinor Foster) et Nienke Nasserian (Maggie Grant), très engagées tout du long.

Le chœur donne lui aussi beaucoup de satisfactions, mais pâtît d’une balance en sa défaveur, l’orchestre et les solistes étant notablement plus sonorisés en comparaison. A la tête de la Philharmonie du Sud des Pays‑Bas, un ensemble de qualité, David Stern opte pour des tempi vifs, avançant sans trop se poser de questions. On aimerait parfois que le chef américain fouille davantage les rares modernités de la partition, mais son geste touche au but par son sens du théâtre, naturel et sans esbroufe.

Outre la création d’Andere die Welt! de Pedro Beriso (né en 1987) en mars prochain, Opera Zuid présentera une nouvelle production d’Orphée aux Enfers d’Offenbach, en mai. Avant cela, en février, les amateurs de l’art de Kurt Weill devront rejoindre le Komische Oper de Berlin pour la création attendue de sa dernière comédie musicale inachevée, Tom Sawyer (1950), reconstruite par Tobias Ribitzki à partir de plusieurs chansons écrites pendant sa période américaine.