mardi 31 décembre 2019

« Madame Favart » de Jacques Offenbach - Anne Kessler - Théâtre de Caen - 29/12/2019


Parmi les événements très attendus de la saison figurait la renaissance de l’un des derniers ouvrages de Jacques Offenbach, Madame Favart (1878), produit par l’Opéra-Comique en partenariat avec Limoges et Caen. Ce sont précisément les forces de l’Orchestre et du Chœur de l’Opéra de Limoges que l’on retrouve pour cette fin d’année, avec la totalité de l’excellent plateau vocal parisien. En spécialiste de ce répertoire (voir notamment Fantasio en 2017 et La Belle Hélène en 2018), Laurent Campellone n’a pas son pareil pour tisser des phrasés d’un raffinement inouï, toujours au service de l’action dramatique. Les chœurs de Limoges ne sont pas en reste dans l’engagement et la précision de leurs nombreuses interventions: l’ovation reçue en fin de représentation apparait ainsi amplement méritée.

C’est peut-être plus encore la qualité des solistes réunis qui impressionnent d’emblée, donnant une cohésion d’ensemble particulièrement stimulante. Très à l’aise au niveau vocal, Marion Lebègue compose une truculente Madame Favart, faisant valoir ses qualités d’actrice sans jamais trop en faire, même si on aurait aimé que soit davantage exploré le côté populaire du rôle et pas seulement celui de la séductrice. A ses côtés, Anne-Catherine Gillet charme une fois encore par l’agilité et la rondeur d’intonation, sans parler de son timbre gorgé de couleurs. Comment, aussi, ne pas résister aux phrasés de François Rougier (Boispréau), régal d’intelligence dans l’ironie et l’humour – notamment l’irrésistible tyrolienne au III? Plus prévisible, Christian Helmer incarne un solide Favart, à la projection généreuse. On lui préfère toutefois les impeccables Eric Huchet et Franck Leguérinel, aux réparties pinces sans rire millimétrées qui font mouche à chaque intervention.


D’où vient pourtant que la soirée laisse un gout d’inachevé? La faute tout d’abord à Offenbach, qui se montre moins inspiré qu’à l’habitude au niveau mélodique, donnant l’impression d’une certaine routine dans les motifs déployés. Il faut dire que le livret banal et gentillet d’Alfred Duru et Henri Chivot, avec lesquels Offenbach sera davantage en phase deux ans plus tard pour La Fille du tambour-major, n’offre que peu d’opportunités de jouer avec les mots et les rythmes inattendus – bien éloigné en cela des satires irrésistibles des années 1860. Le livret préfère se tourner vers une farce inoffensive façon Goldoni, moquant les barbons Cotignac et Bonsablé, tout en rendant hommage à la figure de Justine Favart, actrice célèbre au XVIIIe siècle et épouse du compositeur qui a donné son nom à l’Opéra-Comique.

La mise en scène un rien trop sage d’Anne Kessler, dont c’est là la première réalisation dans le domaine lyrique, joue la carte du comique de répétition bon enfant, qui rappelle parfois l’humour distillé par Jean-Michel Ribes dans la série télévisée Palace (1988). La sociétaire de la Comédie-Française peine toutefois à animer le plateau et à surprendre, et ce malgré une scénographie de toute beauté, qui transpose l’action dans une spectaculaire manufacture de vêtements.

dimanche 29 décembre 2019

« Les P’tites Michu » d'André Messager - Rémy Barché - Grand-Théâtre de Tours - 28/12/2019


Dix ans avant Fortunio (1907), repris tout récemment à l’Opéra-Comique, le compositeur et chef d’orchestre André Messager remporta l’un des plus grands succès de sa carrière avec Les P’tites Michu qui fit rapidement le tour du monde avec ses mélodies irrésistibles et son livret bien troussé. On retrouve avec grand plaisir à Tours, après une grande tournée à travers toute la France, la production présentée l’an passé par Angers Nantes Opéra avec la compagnie Les Brigands et le Centre de musique romantique française Bru Zane. Comme à Nantes, le spectacle bénéficie de l’orchestration originale avec grand orchestre, contrairement aux représentations parisiennes qui se sont contentées d’une version plus réduite au niveau de l’effectif. Dans la fosse, Christophe Grapperon, habituel compagnon de route des Brigands, prend la succession de Pierre Dumoussaud avec une belle vigueur, mais sans parvenir au degré de finesse et de raffinement de l’ancien élève d’Alain Altinoglu. On perd ainsi l’équilibre subtil de ce petit bijou qui alterne entre comédie boulevardière et émotion à fleur de peau, notamment dans l’émouvante prière à saint Nicolas – sans parler des quelques décalages avec le plateau, souvent audibles.

La mise en scène de Rémy Barché continue quant à elle de séduire par sa fantaisie colorée et loufoque, davantage incarnée dans les dessins malicieux de Marianne Tricot, évocateurs du temps de l’adolescence, que la direction d’acteur un peu trop statique au début. La seconde partie du spectacle est plus réussie en ce domaine, grâce aux interventions désopilantes des deux parents (irrésistibles Damien Bigourdan et Marie Lenormand) ou du valet obséquieux et fantasque de Romain Dayez. Parmi les rôles essentiellement parlés, Jean-Baptiste Dumora complète le tableau par le mélange d’autorité et de pince-sans-rire, d’une verve truculente et toujours à-propos. Que dire enfin, des superlatives Violette Polchi (Marie-Blanche) et Anne-Aurore Cochet (Blanche-Marie), qui semblent être nées pour ces rôles? Leur grâce et leur fraîcheur n’ont d’égal que la maestria d’un chant toujours naturel et confondant d’aisance. A leurs côtés, Philippe Estèphe donne à son Gaston des phrasés nobles d’une présence solaire, tandis qu’Artavazd Sargsyan (Aristide) assure bien sa partie. De quoi expliquer l’accueil très chaleureux réservé par le public tourangeau à l’issue de la représentation, manifestement ravi par l’énergie de cette belle troupe – très convaincante dans le nécessaire équilibre entre qualités théâtrales et vocales (contrairement à l’autre spectacle donné par Les Brigands en ce moment à l’Athénée).

samedi 28 décembre 2019

« Cendrillon » de Serge Prokofiev - David Bintley - Opéra de Bordeaux - 27/12/2019


Donnée pour la première fois à Bordeaux, la Cendrillon (1944) de Prokofiev a reçu un accueil public enthousiaste et amplement mérité, tant la production imaginée par David Bintley parvient à réunir petits et grands par sa féerie et ses traits d’humour distillés tout du long. La grande force de ce spectacle, créé en 2010 à Birmingham, est de conjuguer une scénographie splendide qui convoque tous les attendus de la version la plus connue du conte (également choisie par Walt Disney), de l’âtre sordide au carrosse de Cendrillon, sans jamais sacrifier la danse, très présente. On se réjouit ainsi pendant toute la scène du bal des nombreux pas à l’ancienne revisités avec autant de précision que de facétie – les deux sœurs jouant les vraies-fausses maladroites, moquées et ridiculisées par les courtisans et valets, et ce sans jamais céder à la facilité de la bouffonnerie.

Pour autant, David Bintley n’en oublie pas d’apporter quelques infimes ajouts qui offrent un intérêt constant: on pense ainsi au début très sombre qui montre l’enterrement, ou encore à l’idée de donner à la mère les atours de la fée, comme pour mieux l’excuser de son décès prématuré – sans parler de la présence inattendue des souris, crapauds et grenouilles, en lieu et place des cochers et chevaux, qui ravissent par leurs costumes aussi extravagants que réussis. On pourra juste regretter un rôle plus réduit pour la belle-mère dans cette proposition, ou quelques longueurs en toute fin de soirée, lorsque l’action se fait moins présente. Des détails qui n’enlèvent rien à la maestria visuelle constamment à l’œuvre, et plus encore au raffinement orchestral de Prokofiev, d’une élégance tour à tour diaphane et piquante – dans la lignée du ballet précédent Roméo et Juliette (1936), avec toutefois une inspiration mélodique moindre.

Il faut dire que l’autre grande satisfaction de la soirée vient de la fosse, avec un Marc Leroy-Calatayud (né en 1991) qui surprend par sa capacité à faire chanter l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine avec force couleurs et détails révélés, au service d’une lecture très vivante. Si le jeune chef séduit dans les passages rythmiques, il doit toutefois encore gagner en naturel et en fluidité dans les parties apaisées, aux tempi trop étirés. Des ajustements qui devraient lui permettre de gagner très vite la cour des plus grands chefs, tant son talent est manifeste. Le Ballet de l’Opéra de Bordeaux démontre quant à lui, une fois encore, qu’il fait parti des meilleurs de l’Hexagone – mené il est vrai par un couple des plus flatteurs, entre l’athlétique Prince de Diego Lima et la délicate Cendrillon de Mélissa Patriarche. De quoi inciter à applaudir ce très beau spectacle qui invite à revisiter le conte avec notre regard d’enfant émerveillé.

mardi 24 décembre 2019

« Casse-Noisette » de Piotr Ilyitch Tchaïkovski - Kader Belarbi - Opéra de Toulouse - 22/12/2019


Traditionnel mets de choix pour les fêtes, Casse-Noisette revient à Toulouse dans la production imaginée en 2017 par Kader Belarbi. Le travail du directeur du Ballet du Capitole (depuis 2012) surprend d’emblée par les libertés prises avec le chef-d’œuvre bien connu de Tchaïkovski, en modifiant plusieurs pans de l’histoire et en ajoutant quelques compositions dues à Anthony Rouchier. Belarbi a la bonne idée de placer Drosselmeyer au centre du livret, tel un Monsieur Loyal aux pouvoirs magiques qui manipule les enfants pour mieux les embarquer en de rocambolesques péripéties au II. On retrouve là une idée qui nous avait beaucoup séduit dans l’adaptation réalisée par Youri Vamos, à Karlsruhe l’an passé, avec toutefois davantage de poésie.

La première partie dans l’orphelinat déçoit en effet par une direction d’acteur bon enfant, par trop surlignée dans ses postures redondantes (scènes de chahut, autoritarisme de la gouvernante, etc.) qui laissent peu de place à la danse proprement dite. La scène de bataille avec les araignées (qui remplacent ici les souris, sans que l’on comprenne l’intérêt de ce changement) apparaît bien cafouilleuse. La seconde partie du spectacle est heureusement plus convaincante dans son parti pris de lier les différents tableaux en une sorte de voyage initiatique, aussi délirant qu’original dans ces audaces visuelles. Belarbi prend en effet un malin plaisir à affubler ses danseurs de costumes extravagants et volontairement peu pratiques pour danser, comme une sorte de défi, il est vrai relevé haut la main en ce domaine.


On pense ainsi aux pieds palmés des soldats de plomb ou des grenouilles, sans parler des danseurs obèses dans le tableau en Arabie. La fin du spectacle laisse davantage de place à une danse plus apaisée, lorsque s’épanouit l’amour triomphant du Prince et Marie – nom de l’héroïne du conte d’Hoffmann, en lieu et place de Clara. Là encore, l’intérêt de ce changement laisse perplexe. De même, on n’aime guère les petits interludes de musique électronique enregistrés par Anthony Rouchier, qui revisitent certaines mélodies ou se superposent parfois avec l’orchestre – une pratique décidément courante à Toulouse (voir la récente Norma).

Autour de cette proposition qui semble s’adresser davantage aux tout-petits, la troupe du Ballet du Capitole impressionne tout du long, tout particulièrement le couple amoureux, admirable de grâce et de naturel. Dans la fosse, Marius Stieghorst s’éloigne de toute lecture grandiloquente pour privilégier des textures allégées et transparentes, faisant ressortir de nombreux détails de l’orchestration dans les contrechants notamment. On perd ainsi en émotion et en souffle lyrique ce que l’on gagne en précision: à ce jeu-là, le chef allemand réussit davantage les parties verticales, toutes de vitalité et de couleurs.

vendredi 20 décembre 2019

« Yes! » de Maurice Yvain - Théâtre de l'Athénée à Paris - 19/12/2019


Que de chemin parcouru par l’équipe des Brigands depuis sa formation en 2000 pour son tout premier spectacle, Barbe-Bleue d’Offenbach! D’abord composée de chanteurs du chœur des Musiciens du Louvre, la troupe va peu à peu s’élargir pour devenir une référence dans le répertoire de l’opérette, prenant chaque année ses quartiers au Théâtre de l’Athénée – dont on ne dira jamais assez combien la petite jauge de 500 places est un écrin idéal pour les interprètes. C’est précisément dans l’ancien théâtre de Louis Jouvet que l’on retrouve une partie des membres historiques de la troupe (Gilles Bugeaud et Emmanuelle Goizé) pour rendre hommage au parolier Albert Willemetz (1887-1964) et au compositeur Maurice Yvain (1891-1965), auxquels Les Brigands s’étaient intéressés dès 2005 avec Ta bouche. S’il était alors logique de se tourner vers l’un des plus grands succès des Années folles, créé en 1922, on aurait sans doute moins parié, quinze ans plus tard, sur l’exhumation de Yes! (1928), qui réunit à nouveau avec bonheur le couple Willemetz-Yvain, au service d’un livret bien ficelé dans l’esprit de Feydeau.

Le spectacle met un peu de temps à se mettre en route, tant les disparités entre les interprètes sont patentes au début, avec l’abattage scénique toujours aussi énergique qu’irrésistible de Flannan Obé et la relative timidité des jeunes premiers, notamment la pâle Clarisse Dalles. La soprano française se reprend peu à peu pour faire valoir un timbre charmeur, notamment lorsque l’imbroglio atteint des sommets de loufoquerie. Il lui faudra toutefois prendre davantage de risque pour se hisser à la hauteur de ses partenaires lors des prochaines représentations, et ce dès ses premières interventions. Célian d’Auvigny s’en sort mieux grâce à son sens de l’articulation et à ses qualités comiques bien affirmées, même s’il faut parfois tendre l’oreille lors des parties chantées. Eric Boucher compense également sa technique vocale perfectible par une morgue et un aplomb en phase avec son rôle, tandis que Mathieu Dubroca et Anne-Emmanuelle Davy offrent le plus de satisfaction dans le nécessaire équilibre entre qualités dramatiques et lyriques. Outre Flannan Obé, il faut cependant bien constater que seuls les «anciens» parviennent à insuffler un grain de folie supplémentaire, toujours bienvenu dans ce répertoire. Dans un rôle de nymphomane qui lui va comme un gant, Emmanuelle Goizé, malgré quelques approximations dans la prononciation, nous régale de sa vivacité farfelue – fort justement acclamée par le public.

La mise en scène épurée de Vladislav Galard et Bogdan Hatisi sonne juste en restant fidèle aux péripéties, mais peine à surprendre l’auditoire dans la durée. L’idée de mêler les musiciens à l’action est sympathique, d’autant que l’adaptation pour trio jazz avec deux pianos est sans doute l’une des plus belles réussites de la soirée: on se délecte en effet des multiples trouvailles mises en œuvre par seulement trois musiciens (parfois aidés des chanteurs, notamment Anne-Emmanuelle Davy à la flûte), qui prennent beaucoup de plaisir – et nous avec – à ce jeu virtuose et endiablé. De quoi flatter nos oreilles et faire oublier les quelques déceptions relatives au niveau vocal des chanteurs.

lundi 16 décembre 2019

« Le Roi Carotte » de Jacques Offenbach - Laurent Pelly - Opéra de Lyon - 13/12/2019

Découverte ici-même à Lyon en 2015, puis à Lille en 2018, la production du Roi Carotte imaginée par Laurent Pelly, fait son retour pour les fêtes dans la capitale des Gaules, avec un immense succès public, amplement mérité. On ne dira jamais assez combien cet opéra-bouffe-féerie de 1872, complètement oublié parmi le vaste corpus de son auteur, est un joyau aussi inspiré au niveau musical que délirant dans ses nombreuses péripéties. Le livret imagine en effet les aventures du souverain Fridolin, aux faux airs de Napoléon III, balayé par l’avènement d’un improbable Roi Carotte, sur fond d’affrontement entre sorcière et bon génie. Afin de retrouver son trône et déjouer les hypocrisies de sa promise, un long chemin initiatique attend Fridolin, de la découverte de Pompéi à l’improbable recours aux fourmis guerrières! Offenbach et son librettiste Victorien Sardou (futur auteur de Madame Sans-Gêne en 1893) s’en donnent à cœur joie pour entremêler satire politique, voyage temporel et road movie avant l’heure. Ce livret des plus rocambolesques ne fut pas pour rien dans le triomphe initial de l’ouvrage, même si sa durée trop longue (6 heures!) fut rapidement réduite de dix-sept à onze tableaux: outre la modernisation des dialogues, l’adaptation aujourd’hui proposée ne conserve que 2 heures de musique, en supprimant notamment le personnage de l’enchanteur Quiribibi, ainsi que les péripéties liées à l’île des Singes.

En comparaison de la production classique présentée cette année à Hanovre, le travail de Laurent Pelly joue la carte d’une stylisation scénographique aussi astucieuse que brillante dans son parti pris assumé tout du long. Le metteur en scène français choisit en effet de situer l’action dans une vaste bibliothèque fin XIXe siècle, rapidement revisitée pour figurer chacun des nombreux tableaux avec finesse et élégance – du cabinet de curiosité à la salle du trône, en passant par la buvette des étudiants. La direction d’acteur est comme toujours l’un des points forts à souligner, parsemée de nombreux détails qui renforcent la caractérisation des personnages, tout autant que les traits d’humour. Pelly n’en oublie pas d’ajouter quelques traits poétiques (superbe frise pompéienne figurée par le chœur) ou intenses (scène de révolte en fin d’ouvrage).
 
Le plateau vocal réuni reprend pratiquement tous les chanteurs de 2015, pour le plus grand plaisir de l’assistance. On se régale en effet de la truculence des rôles comiques, notamment Christophe Mortagne (Le Roi Carotte) et Lydie Pruvot (Coloquinte), toujours aussi irrésistibles de noirceur dans l’intonation, sans parler de leurs qualités théâtrales, à la gestuelle millimétrée. On aime aussi le Truck de Christophe Gay, dont le rôle essentiellement parlé bénéficie de son expressivité, notamment ses nombreuses mimiques. Malgré une projection limitée, Yann Beuron donne beaucoup d’engagement et de noblesse à Fridolin, autant par la délicatesse des phrasés que la pertinence de son jeu dramatique. A ses côtés, Julie Boulianne compose un vibrant Robin-Luron, vivement applaudie en fin de représentation malgré quelques approximations dans les accélérations, tandis que la petite voix de Chloé Briot donne à sa Rosée-du-Soir une touchante interprétation. On mentionnera encore une superlative Catherine Trottmann (Cunégonde), formidable de tempérament et impeccable techniquement.

La seule déception de la soirée vient de la fosse où Adrien Perruchon (né en 1983) oublie par trop souvent ses chanteurs en première partie, se laissant aller à une certaine ivresse dans l’élan endiablé des parties rapides, en contraste avec une lecture plus détaillée dans les passages apaisés. Cela occasionne des décalages répétés avec le plateau – heureusement plus rares après l’entracte. Gageons que les prochaines représentations sauront gommer ces imperfections, sans doute dues au stress de la première.

lundi 9 décembre 2019

« Intégrale de la musique de chambre pour cordes et piano » d'Antonín Dvorák - Trio Busch - Disque Alpha


Depuis sa formation en 2012, le trio Busch a acquis une réputation désormais solidement établie avec l’achèvement de l’intégrale de la musique de chambre pour piano et cordes de Dvorák, dont on n’a cessé de vanter les qualités disque après disque (en 2016, 2018 et tout récemment encore). Si l’on pourra faire l’impasse sur le Premier Quintette avec piano, tout premier ouvrage de cette série commencée en 1872, il faudra en revanche se délecter du Second, plus tardif (1887), sans oublier le Second Quatuor avec piano (1889) et le fameux Quatrième Trio pour piano «Dumky» (1891), tous composés avant le séjour américain de Dvorák. Intensité du jeu, perfection technique aérienne et hauteur d’inspiration font de cette somme une référence moderne que l’on recommande chaleureusement! Actuellement en préparation, leur prochain disque sera consacré aux Trios de Schubert.

vendredi 6 décembre 2019

« Les Fantômes de Versailles » de John Corigliano - Opéra de Versailles - 04/12/2019


Un opéra en création française à Versailles? Il fallait oser et Laurent Brunner l’a fait! En s’associant au prestigieux festival de Glimmerglass, situé dans l’Etat de New York entre Syracuse et Albany, où Les Fantômes de Versailles de John Corigliano (né en 1938) ont été présentés cet été, l’Opéra de Versailles nous permet de découvrir la musique d’un compositeur régulièrement fêté en son pays avec de nombreux prix (Pullitzer, Grammy Awards, etc), mais plutôt méconnu en Europe. Commandés pour fêter le centenaire de l’Opéra de New York en 1983, Les Fantômes de Versailles ne furent créés qu’en 1991, recueillant un succès triomphal avec des interprètes de tout premier plan – Renée Fleming, Marylin Horne et James Levine notamment. L’ouvrage imagine la rencontre des fantômes de Beaumarchais (sorte de Monsieur Loyal doté de pouvoirs magiques), Louis XVI et Marie-Antoinette, tous réunis au purgatoire pour assister à une improbable représentation théâtrale qui pense pouvoir modifier la réalité historique et sauver la reine de son exécution...

Très éloigné de l’avant-garde de Darmstadt, Corigliano entrecroise de multiples influences à la manière de la veine polystylistique d’Alfred Schnittke, en un style foisonnant et parfois déroutant. Le début de l’ouvrage fait ainsi entendre une dette à Ligeti, avant de nous embarquer dans une partition brillamment colorée au niveau orchestral (grande palette d’effets en tout genre), intercalant des pastiches de la musique du XVIIIe siècle ou de l’orientalisme (désopilante turquerie chantée par rien moins que Marylin Horne à la création), tout en se rapprochant de l’écriture vocale de Britten dans les ensembles conclusifs, dès lors que l’émotion prend davantage de place. Le livret très original de William M. Hoffman bénéficie de son expérience théâtrale à Broadway, tant les allers-retours nombreux entre fantômes et théâtre dans le théâtre ne nuisent jamais à l’efficacité de l’ensemble, sans jamais oublier un humour très présent, en phase avec l’hommage rendu à l’opéra bouffe. La mise en scène efficace et énergique de Jay Lesenger reste au plus près des intentions musicales, donnant à voir différents tableaux rapidement revisités en une maestria astucieuse et malicieuse, malgré quelques débordements dans les scènes de groupe. Les costumes et décors à l’ancienne évoquent le XVIIIe siècle par les figures du roi et de la reine imprimés en arrière-plan, au service d’une lecture illustrative, conforme au livret.


La présente version, d’une durée d’environ deux heures, a été réduite d’un tiers par rapport à 1991, et dans une certaine mesure en comparaison de celle de 2015 à Los Angeles, qui a permis l’édition du premier enregistrement mondial. Le plateau vocal, pratiquement entièrement anglophone (à l’exception de la diction perfectible de Yelena Dyachek), se montre d’un bon niveau global, d’où se détache le Beaumarchais de Jonathan Bryan, dont l’aisance vocale entre émission de velours et beauté du timbre, trouve un engagement dramatique toujours bien incarné. A ses côtés, la Marie-Antoinette de Yelena Dyachek déçoit dans la délicatesse des premières scènes, avant de bien se reprendre dans la fureur au II. En pleine voix, les quelques duretés dans l’aigu restent parfaitement en phase avec l’émotion ressentie par celle qui entrevoie déjà l’échafaud – bien éloignée de la Marie-Antoinette frivole qu’on nous présente souvent. Si Peter Morgan donne à son Louis XVI un caractère plus affirmé que celui habituellement décrit par les historiens, cela a au moins l’avantage de conférer une présence vocale bienvenue au rôle. On lui préfère toutefois le rayonnant Bégearss (un personnage imaginaire, entre Danton et Robespierre, dont le nom pourrait être traduit par «convoitise») de Christian Sanders, idéal de noirceur avec son attention millimétrée à la rythmique des phrasés. On mentionnera aussi la prestation étonnante de Gretchen Krupp, qui, si elle n’a pas le physique de la danseuse de harem, a en revanche tout l’éclat vocal requis. Assurément un des grands moments de la soirée, vivement applaudi par le public.

Enfin, on se félicite de la création de l’Orchestre de l’Opéra royal de Versailles, dont les débuts donnent beaucoup de satisfactions, notamment côté vents. Il reste toutefois à améliorer les pupitres de cordes qui patinent en plusieurs occasions, notamment dans les transitions entre musique contemporaine et pastiches de musiques anciennes. On retrouvera cet orchestre en accompagnement du ballet de Malandain Marie-Antoinette (décidément à l’honneur!), présenté du 4 au 7 juin 2020, mais également comme partenaire des nombreux enregistrements discographiques prévus tout au long de la saison.

dimanche 1 décembre 2019

« La sposa di Messina » de Nicola Vaccai - Jessica Pratt - Disque Naxos


On doit au festival Rossini in Wildbad, situé en pleine forêt noire à quelques encablures de Karlsruhe, l’édition en 2012 du premier enregistrement mondial de La Fiancée de Messine (1837) de Nicola Vaccai (1790-1848). Eclipsé par Rossini, puis par Bellini, Vaccai remporta son plus grand succès en 1825 avec la création de Roméo et Juliette à Milan. On retrouve ici le Vaccai de la maturité, puisqu’il s’agit de l’avant-dernier ouvrage lyrique de cet ancien élève de Paisiello, qui bénéficie d’un livret d’une haute ambition littéraire, inspiré de la pièce éponyme de Friedrich Schiller. Les interventions du chœur, très présent au début, sont malheureusement desservies par l’interprétation maladroite du «Classica Chamber Choir» de Brno, dépassés au niveau de la justesse dans les accélérations. La direction narrative et précise d’Antonio Gogliani respire en des tempi harmonieux, un rien trop sage: là aussi, l’orchestre tient une place décisive qui donne tout son intérêt à l’ouvrage, entre expression mélodique et variété des climats révélés, le tout dans un langage solide mais peu aventureux. Dommage que le plateau vocal soit aussi inégal pour rendre justice à l’ensemble.

On passera rapidement sur le Cesare au vibrato envahissant et à l’émission en force d’Armando Ariostini, tout autant que sur l’Emanuele au timbre aigre et peu ample de Filippo Adami, malgré un bel éclat. Wakako Ono compose une frêle Beatrice, autour d’une petite voix serrée à la ligne hésitante et gênée dans le suraigu. Elle s’en sort toutefois correctement dans son premier air, délicatement accompagné à la clarinette – un des sommets de la partition. Jessica Pratt (Isabella), alors âgée de 20 ans, donne plus de satisfactions, même si la soprano ne peut faire oublier une technique chaotique, aux phrasés trop hachés. Fort heureusement, l’intensité de l’expression, tout comme ses graves splendides, compensent un aigu qui perd parfois en substance. Enfin, Maurizio Lo Piccolo convainc dans son interprétation stylée de Diego. Trop peu, hélas, pour relever le niveau global décevant de l’interprétation.

samedi 30 novembre 2019

« Le Prince Igor » de Borodine - Barrie Kosky - Opéra Bastille à Paris - 28/11/2019


Opéra inachevé de Borodine (1833-1887), Le Prince Igor semble devoir enfin trouver une reconnaissance en dehors de la Russie, comme le prouvent les récentes productions de David Poutney (à Zurich et Hambourg) ou de Dmitri Tcherniakov (à New York), et surtout l’entrée au répertoire de cet ouvrage à l’Opéra national de Paris, avec un plateau vocal parmi les plus éblouissants du moment. Si l’ouvrage reste rare, le grand public en connait toutefois l’un de ses « tubes », les endiablées Danses polovtsiennes, popularisées par le ballet éponyme de Serge Diaghilev monté en 1909.

Comme à New York, on retrouve l’un des grands interprètes du rôle-titre en la personne d’Ildar Abdrazakov, toujours aussi impressionnant d’aisance technique et de conviction dans son jeu scénique, et ce malgré un timbre un peu moins souverain avec les années. A ses côtés, également présente dans la production de Tcherniakov, Anita Rachvelishvili n’en finit plus de séduire le public parisien par ses graves irrésistibles de velours et d’aisance dans la projection. Après son interprétation musclée ici-même voilà un mois dans Don Carlo, la mezzo géorgienne se distingue admirablement dans un rôle plus nuancé, entre imploration et désespoir.   

L’autre grande ovation de la soirée est réservée à Elena Stikhina, dont on peut dire qu’elle est déjà l’une des grandes chanteuses d’aujourd’hui, tant son aisance vocale, entre velouté de l’émission, impact vocal et articulation, sonne juste – hormis quelques infimes réserves dans l’aigu, parfois moins naturel. Cette grande actrice, aussi, se place toujours au service de l’intention et du sens. Pavel Černoch (Vladimir) est peut-être un peu plus en retrait en comparaison, mais reste toutefois à un niveau des plus satisfaisants, compensant son émission étroite dans l’aigu et son manque de puissance, par des phrasés toujours aussi raffinés. On pourra aussi reprocher au Kontchak de Dimitry Ivashchenko des qualités dramatiques limitées, heureusement compensées par un chant aussi noble qu’admirablement posé. A l’inverse, Dmitry Ulyanov compose un Prince Galitsky à la faconde irrésistible d’arrogance, en phase avec le rôle, tout en montrant de belles qualités de projection et des couleurs mordantes. Enfin, Adam Palka et Andrei Popov donnent une énergie comique savoureuse à chacune de leurs interventions, sans jamais se départir des nécessités vocales, surtout la superlative basse profonde de Palka.

Barrie Kosky
Pour ses débuts à l’Opéra national de Paris, le chevronné Barrie Kosky ne s’attendait certainement pas à pareille bronca, en grande partie imméritée, tant les nombreuses idées distillées par sa transposition contemporaine ont au moins le mérite de donner à l’ouvrage un intérêt dramatique constant, que le faible livret original ne peut raisonnablement lui accorder. Si on peut reprocher à ces partis-pris une certaine uniformité, ceux-ci permettent toutefois de placer immédiatement les enjeux principaux au centre de l’intérêt. Ainsi de la première scène qui montre Igor comme une figure messianique éloignée des contingences matérielles, tout à son but guerrier au détriment de son épouse délaissée. A l’inverse, Kosky décrit Galitsky comme un héritier bling bling et violent, seulement intéressé par les loisirs et autres attraits féminins. La scène de la piscine et du barbecue, tout comme le lynchage de la jeune fille, donne à voir une direction d’acteur soutenue et vibrante – véritable marque de fabrique de l’actuel directeur de l’Opéra-Comique de Berlin.

Ce sera là une constante de la soirée, même si la deuxième partie surprend par le choix d’une scénographie glauque et sombre : Kosky y prend quelques libertés avec le livret, en donnant à voir un Igor ligoté et torturé psychologiquement par ses différents visiteurs. Dès lors, le ballet des danses polovtsiennes ressemble à une nuit de délire, où Igor perd pied face au tourbillon des danseurs masqués autour de lui. L’extravagance pourtant audacieuse des costumes, d’une beauté morbide au charme étrange, provoque quelques réactions négatives dans le public, déconcerté par les contre-pieds avec le livret – de même que lors de la scène finale de l’opéra, où les deux chanteurs annoncent le retour d’Igor. Kosky refuse la naïveté de l’improbable retournement final : comment croire qu’un peuple hagard va suivre deux soulards factieux pour chanter les louanges d’un sauveur absent ? Au lieu de cela, le groupe se joue des deux malheureux en un ballet satirique tout à fait justifié au niveau dramatique.

Le chœur de l’Opéra de Paris donne une prestation des grands soirs, portant le souffle épique des grandes pages chorales, assez nombreuses en première partie, de tout son engagement. Dans la fosse, Philippe Jordan montre qu’il est à son meilleur dans ce répertoire, allégeant les aspects grandiloquents pour donner une lecture d’une grâce infinie, marquée par de superbes couleurs dans les détails de l’orchestration. Un grand spectacle à savourer d’urgence pour découvrir l’art de Borodine dans toute son étendue.

vendredi 29 novembre 2019

« Hector Berlioz 1869-2019 (150 ans de passions) » d’Alban Ramaut et Emmanuel Reibel (direction) - Editions Aedam Musicae


Publié à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la mort de Berlioz, le présent ouvrage a été présenté lors du colloque organisé au festival de La Côte-Saint-André 2019, qui regroupait la plupart des spécialistes internationaux ayant participé à cette somme de niveau universitaire. Si l’ambition de cette somme de plus de 300 pages est de s’adresser avant tout aux connaisseurs avertis de Berlioz, qu’ils soient déjà lecteurs de ses Mémoires ou de l’une de ses biographies, notamment l’excellente synthèse de Bruno Messina parue cette année, ou bien parfaitement aguerris à l’étendue de sa production musicale, la rédaction savante n’en oublie jamais de rester intelligible au tout venant, en un style fluide – et ce malgré l’hétérogénéité des contributeurs réunis pour l’occasion.

Outre l’avant-propos de John Eliot Gardiner et la préface de Bruno Messina, la qualité de l’ensemble est attestée par les deux spécialistes qui l’ont coordonné, Alban Ramaut (qui a notamment édité les Mémoires en 2011) et Emmanuel Reibel, spécialiste du romantisme français (voir notamment sa préface à A travers chants en 2013).

De même, on reste impressionné par la qualité du travail éditorial, que ce soit dans les nombreuses reproductions d’illustrations variées ou dans la précision apportée à la relecture de l’ensemble des textes (où l’on n’a relevé qu’une insolite coquille, en page 244, pour le malheureux Roger Norrington, déjà souvent égratigné par la critique et ici renommé sous le patronyme de «Torrington»!).

jeudi 28 novembre 2019

« Jacques Offenbach, mode d’emploi » de Louis Bilodeau - Livre L’Avant-Scène Opéra


La revue de référence L’Avant-scène Opéra poursuit sa passionnante édition des «modes d’emploi» le plus souvent centrés sur un compositeur (voir notamment les précédents numéros dédiés à Janácek ou Puccini), cette fois consacré à la figure et surtout à l’oeuvre de Jacques Offenbach (1819-1880). Une nécessité, tant il peut être ardu de se retrouver parmi les plus de quatre-vingt-dix ouvrages lyriques composés par le «petit Mozart des Champs-Elysées» tout au long de sa carrière!

Docteur en littérature française et collaborateur régulier pour L’Avant-scène Opéra et Classica, Louis Bilodeau choisit de présenter les trente ouvrages «incontournables» d’Offenbach en des notices détaillées, à la manière de Piotr Kaminski dans son Mille et un opéras (Fayard), tout en y adjoignant une riche iconographie particulièrement bienvenue pour la lisibilité. En dehors des titres majeurs bien connus, d’Orphée aux enfers (1858) aux Contes d’Hoffmann (1881), Bilodeau a la bonne idée de mettre en lumière les ouvrages récemment redécouverts avec bonheur sur différentes scènes de l’Hexagone, tels que Les Fées du Rhin, Le Roi Carotte, Fantasio ou encore Madame Favart.

On est en revanche toujours aussi peu convaincu par l’apport des courtes notices biographiques dédiées aux interprètes (chanteurs et chefs d’orchestre), tout comme par le focus sur les mises en scène mythiques, là où des articles de synthèse nous en apprennent bien davantage. On félicitera en revanche une nouvelle fois la remarquable exhaustivité des discographies et vidéographies comparées (malgré des choix réduits pour la plupart des ouvrages), tout autant que la possibilité d’écouter les extraits disponibles sur l’application ASOpéra, offerts aux heureux détenteurs d’un smartphone.

mercredi 27 novembre 2019

« L’Annonce faite à Marie » de Marc Bleuse - Opéra de Toulouse - 23/11/2019


Ancien directeur des conservatoires de Paris (1984-1986), puis Toulouse (1992-2004), Marc Bleuse (né en 1937) s’est illustré épisodiquement en tant que compositeur, en un style proche de son ancien professeur André Jolivet. L’Opéra de Toulouse lui offre l’occasion de présenter son tout premier ouvrage lyrique en création mondiale, avec l’aide de l’ancien baryton Jean-François Gardeil pour le livret. Les deux hommes avaient déjà travaillé ensemble en 2006 pour Masques, une pièce composée en guise de prélude au Didon et Enée de Purcell. Place cette fois à une adaptation de L’Annonce faite à Marie, d’une durée totale de 2 heures environ avec un entracte. On notera que la célèbre pièce de Paul Claudel a déjà inspiré d’autres compositeurs, dont Walter Braunfels en 1935 (une musique notamment enregistrée en 2014 par Ulf Schirmer, avec le concours de Janina Baechle, pour CPO), Renzo Rossellini (frère du cinéaste) en 1970, ou Camille Rocailleux, en une version mêlant théâtre et chant, présentée en 2014 par le metteur en scène Yves Beaunesne.

Le spectacle prend place dans le cadre de l’auditorium de Saint-Pierre-des-Cuisines, une des plus belles salles de concert toulousaines – à découvrir impérativement à l’occasion d’une visite de la ville rose. Rénovée en 1998 sans chercher à ajouter aucune fioriture, la pureté brute de l’ancienne église donne un cachet qui n’est pas sans rappeler le théâtre des Bouffes du Nord à Paris, autant par sa petite jauge (400 places) que sa proximité avec la scène. Pour autant, la réunion d’interprètes de premier plan, tels que les impeccables Quatuor Béla (Grand Prix de l’association Presse musicale internationale en 2015) ou de l’ensemble de cuivres anciens Les Sacqueboutiers, ne suffit pas à animer la soirée du souffle nécessaire à l’entreprise. La faute tout d’abord à un livret qui s’en tient trop aux péripéties du drame, oubliant par trop le verbe lyrique de Claudel. Mais c’est peut-être plus encore la musique qui déçoit par son flot continu et sans relief, mettant de côté la nécessaire caractérisation des différentes scènes – sans parler du refus de la mélodie et de la consonance, au service d’un langage bruitiste trop peu aventureux. En seconde partie, Bleuse surprend par ses fanfares néo-baroques avec Les Sacqueboutiers, avant de rapidement revenir à son langage premier: on aurait préféré que les deux influences s’entrechoquent afin d’éviter l’impression de collages disparates. Enfin, on notera le sous-emploi des percussions, pourtant très présentes en arrière-scène, comme du chœur féminin Antiphona.

Alors que l’ennui guette, le plateau vocal réuni pour l’occasion ne permet pas de se ressaisir, tant l’hétérogénéité des interprètes donne un goût d’inachevé. Pourquoi recourir à une chanteuse à la voix aussi frêle et monotone que Clémence Garcia, dans l’incarnation de Violaine? Il aurait fallu une interprète à même de donner davantage d’épaisseur à ce rôle de premier plan, notamment en première partie. A l’inverse, Sarah Laulan (Mara Vercors) déçoit à force d’outrance dans le jeu théâtral, alors que sa prestation vocale montre de belles choses, entre clarté de l’émission et beau timbre grave. Avec un timbre un peu fatigué, Lionel Sarrazin (Anne Vercors) met du temps à se chauffer, avant de peu à peu convaincre par son engagement, tandis que Philippe Estèphe (Jacques Hury) donne le plus satisfaction par son mélange d’aisance vocale et de justesse dramatique.

Enfin, avec peu de moyens, Jean-François Gardeil joue la carte de l’épure, donnant à voir davantage une mise en espace qu’une véritable mise en scène.

mardi 26 novembre 2019

« Dialogues des carmélites » de Francis Poulenc - Olivier Py - Opéra de Toulouse - 22/11/2019


Auréolée d’un succès publique et critique quasi-unanime, la production de Dialogues des Carmélites imaginée par Olivier Py fait halte à Toulouse avec des interprètes différents par rapport aux représentations données à la Monnaie à Bruxelles en 2017, puis au Théâtre des Champs-Elysées. Las, si l’on retrouve toutes les qualités de cette mise en scène inspirée, autour d’une épure stylisée et intemporelle, le spectacle est d’emblée plombé par le peu d’affinités de Jean-François Verdier avec la partition: son geste analytique et séquentiel fuit par trop l’émotion, sans jamais parvenir à lier les subtilités du discours musical à fleur de peau de Poulenc. C’est d’autant plus regrettable que l’Orchestre national du Capitole séduit tout du long par ses couleurs splendides, sans parvenir à faire oublier les maladresses de son chef – des passages verticaux souvent trop brusques aux parties plus apaisées qui manquent de relief. Pire encore, la direction semble délaisser le plateau, occasionnant de nombreux décalages avec les chanteurs, notamment Catherine Hunold – seule interprète de la soirée qui cherche à s’imposer face à cette direction décevante, avec ses qualités de phrasé toujours aussi investies au service du sens. Pour autant, la soprano française rencontre des difficultés dans l’émission fragile de l’aigu, avec un timbre trop peu charnu. Sa dernière prestation dans Sigurd de Reyer à Nancy le mois dernier avait été autrement plus convaincante en ce domaine – il est vrai dans un rôle très différent, où sa voix en pleine puissance était davantage sollicitée.

Anaïs Constans incarne une Blanche frustrante, tant ses qualités vocales réelles, entre opulence et aisance sur toute la tessiture, rencontrent un écueil interprétatif patent et uniformément caricatural: trop souvent réduite aux seuls forte, poussés à l’excès entre bruits et fureur, son interprétation oublie toute la fragilité et les doutes de ce rôle il est vrai complexe. Autre grosse déception de la soirée avec le positionnement de voix instable de Janina Baechle (Madame de Croissy), qui délie outre mesure les phrasés, au détriment de l’incarnation. Dans ce contexte, la scène de l’agonie n’émeut guère. Outre les bons seconds rôles féminins, Jodie Devos (Constance) donne beaucoup de satisfaction au niveau vocal, entre rondeur de l’émission et attention aux nuances, même s’il lui manque encore un rien de caractère pour s’imposer pleinement dans ses confrontations avec Blanche. Hormis quelques changements de registre abrupts dans les accélérations aiguës (au I surtout), Thomas Bettinger compose un Chevalier de la Force de bonne tenue, de même que le très engagé et vibrant Jean-François Lapointe (Marquis de la Force).


Face à ce plateau vocal inégal, le regard se tourne vers la mise en scène inspirée d’Olivier Py, qui trouve dans la sobriété des matériaux bruts des décors l’évocation de la piété rigoureuse du carmel tout autant qu’une intense poésie visuelle. On reste en effet plusieurs fois bluffé par le jeu sur la palette de couleurs réduite, les subtilités d’éclairage dans les interstices des panneaux de bois, tout autant que l’agencement des éléments de décors à vue. Que dire, aussi, de ces superbes tableaux humains élaborés avec trois fois rien, rappelant la fascination mystique constante dans laquelle baignent les religieuses (une idée déjà développée dans la production parisienne de Mathis le peintre d’Hindemith en 2010)? Autant de qualités qui justifient d’aller applaudir ce bel ouvrage, tout en espérant que les réserves exprimées plus haut s’améliorent au fil des représentations.

vendredi 15 novembre 2019

« Faust » de Charles Gounod - Christophe Rousset - Disque Glossa

Christophe Rousset
Vous croyez connaître le chef-d’œuvre de Gounod par cœur? Il n’en est rien! Les équipes du Palazzetto Bru Zane ont en effet eu la bonne idée de s’intéresser à la reconstruction de la version initiale de 1859, celle voulue par Gounod avant les coupures imposées lors de la création au Théâtre Lyrique. Le pari est risqué, tant les sources sont éparses, sans parler des parties manquantes (notamment l’air où Marguerite révèle l’infanticide), mais surprend par le recours au dialogues parlés qui enrichit l’ouvrage et transforme ses équilibres au profit des passages comiques. Certains personnages sacrifiés prennent ici davantage de consistance, tels Wagner (parfait Anas Séguin) et Dame Marthe (aux accents toujours trop outrés à notre goût), tandis que le choix de Christophe Rousset et de sa formation sur instruments d’époque convainc tout du long: c’est là l’atout majeur de ce disque, qui permet au chef français de donner davantage de relief et de vitalité, sans parler des couleurs révélées tout au long de la partition.

Autre surprise de taille, le recours à des voix inhabituelles, plus graves pour Véronique Gens (Marguerite) et à l’inverse plus aiguë pour Andrew Foster-Williams (Méphistophélès). Il faut un peu de temps pour s’habituer à ces changements qui donnent moins de noirceur au diable, au profit d’une agilité vocale bienvenue, là où Véronique Gens séduit par ses phrasés ensorcelants, toujours opportuns au niveau dramatique et d’une précision redoutable dans la diction. Benjamin Bernheim (Faust) n’est pas en reste dans ce dernier domaine, imposant sa voix large et sa pureté de timbre au service d’une belle expressivité. On pourra tout juste regretter quelques passages un rien trainant au début, où le ténor semble s’écouter. A ses côtés, le toujours excellent Jean-Sébastien Bou (Valentin) se distingue, tandis que Juliette Mars (Siébel) assure correctement sa partie, sans plus. On mentionnera encore la prestation superlative du Chœur de la Radio flamande, impeccable dans la prononciation du français – le tout dans une superbe captation. Une très belle publication.

jeudi 14 novembre 2019

« Funny Girl » de Jule Styne - Théâtre Marigny à Paris - 12/11/2019


Désormais directeur artistique du Théâtre Marigny, Jean-Luc Choplin poursuit avec bonheur son exploration du répertoire de la comédie musicale américaine, engagée en début d’année avec Guys and Dolls. On ne dira jamais assez combien la scène rénovée de Marigny et ses quelques mille places en rotonde offrent un rapport idéal avec la scène, à même de stimuler les artistes qui « sentent » ainsi parfaitement les réactions du public. Avec soixante représentations prévues d’ici la fin de l’année, le succès public devrait être au rendez-vous, tant ce petit bijou de rythme et de swing bénéficie de l’interprétation stylée de James McKeon, très investi dans la fosse.

Immense succès à sa création en 1964 (la même année qu’Un violon sur le toit de Jerry Bock, qui sera monté en décembre prochain à l’Opéra du Rhin), Funny Girl rend hommage à la figure de Fanny Brice, l’une des plus truculentes meneuses de revues burlesques, en vogue au début du XXe siècle à New York. Le spectacle raconte autant son amour immodéré pour l’énigmatique Nick Arnstein, rongé par le démon du jeu, que son irrésistible ascension artistique, prétexte à des scènes de revue parodiques et hilarantes. Les portraits savoureux de ses origines juives populaires, comme du milieu artistique qui s’entrechoque avec les déchirements personnels, apportent de nombreux traits d’humour bienvenus tout au long de la soirée, même si l’on pourra regretter la morale finale, qui reproche à l’héroïne son paternalisme étouffant. Mais n’est-ce pas plutôt son émancipation de la tutelle masculine que le livret lui reproche en filigrane?

Quoi qu’il en soit, la musique pétillante de Jule Styne (déjà auréolé de succès en 1959 avec Gypsy, un autre ouvrage inspiré d’une personnalité féminine haute en couleur), remplit son office par son humeur joyeuse, entre accents cabarets et rythmes qui swinguent. Le succès de Funny Girl ne doit-il pas tout autant à la créatrice indissociable du rôle-titre, Barbra Streisand, aussi impériale à Broadway qu’au cinéma, dans le film du même nom de 1968 avec Omar Sharif? La grande chanteuse américaine lança sa carrière avec ce rôle, prélude à cinquante ans de succès ininterrompus: difficile, dès lors, d’imaginer une autre que Streisand pour interpréter Fanny Brice! Jean-Luc Choplin a eu toutefois la bonne idée de recourir à l’étonnante Christina Bianco, chanteuse « phénomène », connue pour ses imitations vocales virtuoses, visibles sur internet en plusieurs vidéos virales.


La chanteuse américaine impose d’emblée sa gouaille ravageuse avec à-propos dans les dialogues parlés, tout en montrant une agilité rarement prise en défaut dans l’interprétation vocale, en une émission un rien trop nasale. On regrettera cependant que la mise en avant de ces prouesses techniques se fasse au détriment de la profondeur d’expression, surtout dans les passages dramatiques. Gageons que les prochaines représentations devraient lui permettre d’explorer davantage cette facette importante du rôle, à même de créer l’émotion nécessaire. A ses côtés, le solide mais un peu trop monolithique Ashley Day assure bien sa partie, sauf dans les passages colériques un peu outrés, tandis que Matthew Jeans, beau comme un cœur, se montre un rien trop tendre dans un rôle il est vrai complexe, celui de l’ami amoureux en secret de l’héroïne. Fort heureusement, il compense ces quelques faiblesses par des qualités de danseur bienvenues, notamment aux claquettes, de même que les seconds rôles dédiés à la revue, tous parfaits. On mentionnera encore les désopilantes Rachel Stanley (Mrs. Brice) et Shirley Jameson (Mrs. Strakosh), irrésistibles dans leurs joutes au franc-parler dévastateur.
Christina Bianco et Ashley Day
On retrouve Stephen Mear aux manettes de ce spectacle efficace, qui rend hommage à l’esprit cabaret de l’ouvrage en une scénographie astucieuse: les arceaux industriels, type Eiffel, servent ainsi autant à illustrer les turbulentes répétitions que les scènes de caractère, en un classicisme respectueux de l’ouvrage, mais peu aventureux. Pour autant, on se laisse séduire par la fantaisie des costumes, l’énergie des revues bien menées et les transitions sans temps morts. Un spectacle globalement réussi qui devrait s’affiner de représentations en représentations, à voir jusqu’au 5 janvier prochain.

mercredi 13 novembre 2019

« Into the Woods » de Stephen Sondheim - Opéra de Toulon - 09/11/2019


Quel bonheur de redécouvrir Into the Woods (1986), l’une des plus parfaites réussites de Stephen Sondheim, à l’occasion de la nouvelle production présentée en tournée à travers toute la France par l’association La Clef des chants! Peu de temps après la création française donnée en 2014 au Théâtre du Châtelet, c’est là l’occasion d’approfondir la connaissance de l’un des grands maîtres de la comédie musicale américaine. On ne sera pas surpris de voir se conclure ce périple à l’Opéra de Toulon, tant cette grande maison soutient depuis plusieurs années ce répertoire – notamment Sweeney Todd, du même Sondheim, déjà présenté en 2016 avec succès dans la préfecture du Var.

Into the Woods est la deuxième collaboration avec le génial librettiste James Lapine, après la réussite de l’évocation du peintre George Seurat dans la comédie musicale Sunday in the Park with George, couronnée par le prix Pulitzer en 1985. Les deux hommes s’attaquent cette fois à l’interprétation des contes de fées, dans la lignée de l’ouvrage fondateur de Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (1976), en élaborant un livret d’une audace folle, qui mélange plusieurs récits bien connus: Cendrillon, Raiponce, Jacques et le Haricot magique et Le Petit Chaperon rouge. S’il faut s’accrocher au rythme foisonnant du début, qui brouille les pistes à l’envi en faisant interagir les personnages d’histoires différentes, on s’habitue rapidement à ce puzzle aux enjeux passionnants. La référence à l’intrigante comptine Promenons-nous dans les bois permet de comprendre combien la forêt représente le creuset symbolique des peurs enfantines, parfois non résolues à l’âge adulte. C’est bien ce passage entre les deux âges auquel s’intéresse ce brillant livret, en s’adressant aux parents castrateurs, incapables d’affronter leur propres démons, tout en prenant le risque de transmettre ces freins à leurs enfants, au risque de leur briser les ailes

Sinan Bertrand et Dalia Constantin
La seconde partie de l’ouvrage surprend plus encore en réunissant les protagonistes face à la peur d’une menace diffuse, incarnée par une énigmatique géante, en forme de métaphore de nos manquements individuels (notamment les alibis que nous élaborons pour nous donner bonne conscience), mais également de notre lâcheté sociale. Dans ce foisonnement qui frise plusieurs fois l’absurde, on pense bien évidemment aux Géants de la montagne de Pirandello et à la peur du conflit guerrier sous-jacent, quand d’autres ont voulu voir une représentation de l’épidémie de sida, à laquelle chacun voudrait pouvoir échapper égoïstement sans se soucier de son voisin. Le livret donne une place à peu près égale à chacun des rôles, en un flot musical quasi continu, qui lorgne parfois vers la musique minimaliste avec ses scansions obsédantes, tout en faisant une place aux couleurs de l’orchestre. Samuel Sené conduit avec une belle maîtrise un excellent Orchestre de l’Opéra de Toulon, notamment les vents, seuls les cuivres ratant quelques rares attaques.

Olivier Bénézech se saisit avec maestria de ce maelstrom, proposant une scénographie de toute beauté (malgré un abus des fumigènes), à la fois moderne dans l’épure et variée dans ses différentes atmosphères – autour de costumes contemporains chics et colorés, notamment pour les rôles travestis. Les différents tableaux placés en fond de scène, dans un espace volontairement réduit, donnent logiquement à voir les personnages dans une situation d’étouffement, là où la représentation de la forêt envahit tout le plateau pour évoquer l’espace des possibles – bref le monde du dehors, inconnu et effrayant, qu’il faut nécessairement affronter pour quitter le nid douillet parental. Très dynamique, la direction d’acteur est l’un des must de ce spectacle, toujours passionnant dans les entrecroisements virtuoses entre les protagonistes.

Jérôme Pradon et Charlotte Ruby
Le plateau vocal réuni s’avère globalement satisfaisant, même s’il souffre d’un décalage entre les interprètes venus du théâtre et ceux plus aguerris avec les prouesses vocales. Ainsi du bouleversant Jérôme Pradon, qui impressionne par sa justesse et sa capacité à donner du sens à la moindre syllabe, compensant ainsi une émission peu charnue. On fera le même reproche à la voix fluette de Sinan Bertrand, son ancien collègue de la truculente comédie musicale Le Cabaret des hommes perdus en 2006, qui montre toutefois davantage d’agilité dans l’aigu. Avec le parfait Bastien Jacquemart, les trois hommes font toutefois partie des satisfactions de la soirée. Si Dalia Constantin est la plus à l’aise au niveau vocal, autour de phrasés veloutés, on aime moins le timbre nasillard et les problèmes de souffle de Charlotte Ruby.

On passera aussi sur la technique approximative de Grégory Garell, même s’il parvient à se montrer touchant dans ses fragilités, tandis que Jasmine Roy (Mrs. Baker) impose son timbre grave superbe, sans pouvoir faire oublier quelques décalages avec la fosse, en début de représentation. Si Scott Emerson fait valoir une énergie survitaminée, son accent prononcé réduit l’impact de son rôle de narrateur, alors qu’Alissa Landry compose une sorcière solide mais qui manque de noirceur, en raison de capacités dramatiques moindres par rapport à ses partenaires.

mardi 12 novembre 2019

« La Périchole » de Jacques Offenbach - Opéra d'Avignon - 08/11/2019


Indissociable de son célèbre festival de théâtre, la ville d’Avignon n’en oublie pas pour autant la musique, célébrée en différentes occasions: ainsi de l’hommage insolite réservé aux gloires locales sur les vitres du nouveau tramway, de Mireille Mathieu à Olivier Messiaen, tous deux natifs de la cité des Papes, ou de la nomination de la Brésilienne Debora Waldman à la tête de l’Orchestre régional Avignon-Provence. L’ancienne assistante de Kurt Masur à l’Orchestre national de France sera ainsi la première femme à diriger une formation régionale, dès septembre 2020. En attendant, on retrouve le premier chef invité Samuel Jean pour conduire la nouvelle production de La Périchole d’Offenbach, donnée dans sa version finale de 1874. Le chef français donne le meilleur de ses troupes en un geste allégé, vif et élégant, toujours au service de l’action dramatique. Il n’est pas pour rien dans la réussite globale de cette soirée lyrique.

Il faut dire que le plateau vocal réuni par Avignon donne également beaucoup de satisfaction en faisant confiance à la jeunesse pour les deux rôles principaux, nous faisant découvrir deux jeunes talents très investis dans leurs prises de rôle respectives.
Ayant accepté de maintenir sa participation malgré une bronchite/trachéite, Marie Karall se montre d’abord un rien timide avant d’endosser le costume de la Périchole avec un aplomb plus affirmé, faisant valoir son émission ronde et veloutée, sans parler de son timbre superbe dans les graves lorsque la voix est bien posée. Elle est un peu plus en retrait dans les passages parlés, en raison de qualités théâtrales plus limitées par rapport à ses partenaires, ou dans les ensembles, du fait d’une voix insuffisamment projetée dans le medium et les piani. On reste en revanche bluffé par la prestation d’acteur de Pierre Derhet (Piquillo), qui semble prendre un plaisir évident à la scène, tout en affirmant des qualités vocales confondantes d’aisance, entre diction toujours précise, agilité et éloquence. Il ne lui manque peut-être qu’un rien de puissance, mais son emploi dans ce répertoire ou dans le bel canto, devrait faire le bonheur de toutes les maisons d’opéra prêtes à faire confiance à ce jeune Belge, lauréat de l’Académie de chanteurs du Théâtre Royal de la Monnaie en 2016.
Marie Karall et Pierre Derhet
Quel plaisir, aussi, de retrouver le truculent Philippe Ermelier (Ribeira), dont les qualités comiques ne sont plus à démontrer, tandis que ses deux acolytes, Ugo Rabec (Hinoyosa) et Enguerrand de Hys (Panatellas), se distinguent dans l’outrance et le ridicule, provoquant les rires du public par leur à-propos millimétré. La distribution n’affiche aucune faiblesse dans tous les autres nombreux seconds rôles, faisant de la soirée une fête vocale justement applaudie en fin de représentation, même si l’on notera quelques décalages dans les chœurs, toujours agaçants s’agissant d’un ouvrage chanté en français.

Plus connu en tant que scénographe depuis plusieurs années, Eric Chevalier endosse ici plusieurs casquettes et s’illustre avec des décors projetés en vidéo sur de simples panneaux blancs, au détriment des éclairages, assez rudimentaires. Fort heureusement, cette proposition efficace cherche avant tout à donner la primeur à une direction d’acteur dynamique et bien incarnée, où le comique reste central, notamment le jeu sur les portraits du monarque. Chevalier s’appuie aussi judicieusement sur les superbes costumes d’époque, qui s’attachent à caractériser finement chaque personnage. Comme à l’habitude dans ce répertoire, les dialogues modernisés font place à quelques réparties anachroniques savoureuses, de l’évocation de la Reine des neiges à Depardieu, en passant par Patrick Balkany – et ce sans jamais ralentir le rythme de l’action. Enfin, l’ajout des scènes mimées par Jean-Claude Calon pendant les interludes orchestraux sonne comme une trouvaille d’abord intrigante, avant de s’établir en fil rouge, à la manière des aventures désopilantes de l’écureuil du dessin animé L’Age de glace.

Après cette belle réussite, l’Opéra d’Avignon proposera une très attendue Flûte enchantée en fin d’année, réunissant Hervé Niquet à la baguette autour de Florie Valiquette, Chantal Santon Jeffery et Mathias Vidal. A ne pas manquer!

mercredi 6 novembre 2019

« Ercole amante » de Francesco Cavalli - Opéra Comique - 04/11/2019


Quel chemin parcouru par Raphaël Pichon (né en 1984) depuis la création de l’ensemble Pygmalion en 2006! On connaît l’histoire: alors qu’il est encore étudiant en chant et direction au Conservatoire de Paris, le jeune homme poursuit concomitamment une carrière de contre-ténor avant d’embrasser peu à peu la seule carrière de chef, principalement dédiée au répertoire baroque. Qui pouvait alors croire qu’un chanteur débutant de 22 ans, applaudi dans l’Ercole amante monté par Gabriel Garrido en 2006 à Ambronay et Paris, obtiendrait quelques années plus tard l’un de ses plus beaux triomphes avec le même ouvrage, cette fois dans la fosse?

Si l’on doit à l’Opéra-Comique (avec les opéras de Versailles et Bordeaux, coproducteurs du spectacle) une réunion de talents aussi exceptionnelle de nos jours, du plateau vocal proche de la perfection à la proposition scénique judicieuse jusque dans ses moindres audaces farfelues, il ne faut pas se tromper sur l’apport décisif de Pichon dans ce projet: on n’aura ainsi rarement entendu le répertoire vénitien s’exprimer avec une aisance et un naturel qui semblent couler de source, en un son plein et généreux qui emporte tout du long. Quel plaisir, aussi, de s’imprégner de cette vitalité alternant entre comique et tragique, qui s’appuie sur de vifs tempi dans les passages rythmiques en contraste avec les parties apaisées, plus nuancées et sensibles – notamment les fins de phrasés ductiles. Enfin, la mise en valeur des moindres couleurs de l’orchestration trouve une expressivité bienvenue dans les nombreuses scènes de caractère, de l’irrésistible chœur des songes et du sommeil, à la tempête marine ou aux évocations de l’enfer. Dans cette cascade d’événements rocambolesques, Pichon n’en oublie pas de faire ressortir les quelques moments d’inspiration poétique et délicate, telle que l’imploration de l’épouse délaissée Déjanire au II, interprétée avec grande classe par Giuseppina Bridelli.

Giuseppina Bridelli et Krystian Adam
La mezzo-soprano italienne obtient une ovation méritée pour son chant à l’émission veloutée, toujours au service du sens. Avec ses phrasés d’un raffinement inouï et bien soutenus par des graves affirmés, Nahuel Di Pierro (Hercule) ne le lui cède que de peu dans ce concert de louanges, seulement gêné par un timbre légèrement voilé en début de soirée, qui s’éclaircit peu à peu pour donner la pleine mesure de son engagement. A ses côtés, Francesca Aspromonte (Iole) convainc une nouvelle fois par sa justesse dramatique et sa perfection technique, en spécialiste reconnue de ce répertoire (voir notamment ses prestations versaillaises dans Erismena en 2017 et Il Giasone en 2018), tandis qu’Anna Bonitatibus impose sa force de caractère en composant une vibrante Junon – à laquelle il ne manque toutefois qu’une tessiture plus élargie dans l’aigu pour éviter quelques faussetés dans les passages ardus. Tous les seconds rôles sont admirablement distribués, du chant généreux de Krystian Adam (Hyllus) à l’impact sonore de Luca Tittoto (Neptune, Eutyre). Enfin, Ray Chenez explore les subtilités comiques de son rôle de Page avec beaucoup de malice, hormis en quelques accélérations plus ardues au niveau vocal, bien épaulé par un Dominique Visse (Lychas) à l’aisance scénique toujours aussi juste, rattrapant quelque peu l’inévitable usure vocale, surtout dommageable dans les ensembles.

Le Chœur Pygmalion, aux individualités dignes des solistes réunis, offre un autre motif de satisfaction, à juste titre vivement applaudi en fin de soirée, de même que la mise en scène confiée à Valérie Lesort et Christian Hecq. C’est là le deuxième succès d’affilée pour cette équipe dont les débuts lyriques en 2018 à l’Opéra-Comique, avec Le Domino noir de Auber, leur avait valu de remporter le Grand Prix du Syndicat de la critique. On retrouve toute l’imagination délirante de ces artistes plasticiens en une multitude de surprises visuelles, à même de différencier chaque scène, tout en rendant hommage à la richesse et à la diversité de la machinerie baroque. Le soin apporté aux costumes, tout comme aux éléments de décors fantaisistes, souvent inspirés du monde animal et végétal, achèvent de convaincre de la nécessité de courir applaudir ce spectacle en tout point réussi.

dimanche 3 novembre 2019

« La Redoutable veuve Mozart » d'Isabelle Duquesnoy - Editions de La Martinière


Diplômée en histoire et restauration du patrimoine, Isabelle Duquesnoy (née en 1960) s’illustre depuis le début des années 2000 en tant qu’écrivain, faisant notamment valoir ses dix ans d’appartenance à la franc-maçonnerie dans un ouvrage paru en 2013, Franc-maçonne (Editions du Moment). C’est très certainement cette particularité qui l’a conduite à s’intéresser à l’un des plus célèbres membres de cette société en la personne de Mozart, et par ricochet à sa femme Constanze Weber (1762-1842), dont la personnalité haute en couleur ne peut manquer de fasciner. Isabelle Duquesnoy a déjà consacré deux ouvrages à cette femme complexe, Les Confessions de Constanze Mozart (Plon, 2003-2005) et Constance, fiancée de Mozart (Gallimard Jeunesse, 2009), fruits de nombreuses recherches autodidactes en lien avec le Mozarteum de Salzbourg (qui n’a pas hésité à recommander ces romans en une préface élogieuse). Duquesnoy s’intéresse cette fois aux cinquante dernières années de la vie de la veuve Mozart, moquée comme une «vieille harpie radoteuse» par ses ennemis, alors qu’elle est toute occupée à magnifier l’héritage musical de son défunt mari, en femme d’affaires avisée.

L’auteure a la bonne idée de centrer l’ouvrage sur la rivalité instaurée entre les deux fils Mozart par leur propre mère, dont l’un des objectifs est de faire de l’un ou l’autre un musicien aussi illustre que Wolfgang. S’il faut un peu de temps pour s’habituer au style du roman historique, qui imagine une longue confession de Constanze adressée à son fils aîné, d’abord sous-estimé, on se laisse vite embarquer par la verve du récit, toujours accessible et truculent. Isabelle Duquesnoy n’a pas son pareil pour s’intéresser aux moindres détails de la vie quotidienne, tout en faisant revivre l’époque et ses gloires, de Haydn à Salieri, en passant par Beethoven, égratigné pour son mauvais caractère et sa misanthropie, sans parler des rencontres inattendues avec Casanova ou Fabre d’Eglantine. La grande force de cet ouvrage est sans doute de parvenir à s’adresser à tous, sans pour autant lâcher en cours de route les plus érudits, tant les multiples anecdotes s’insèrent habilement dans le récit et dynamitent de nombreux clichés, de la bonne Nannerl à son énigmatique second mari et premier biographe de Mozart, le Danois Georg Nikolaus von Nissen.

vendredi 1 novembre 2019

Concert de l'Orchestre national de France - Cornelius Meister - Maison de la Radio - 31/10/2018

Cornelius Meister
Plus jeune directeur musical d’Allemagne au moment de sa nomination à Heidelberg en 2005, Cornelius Meister (né en 1980), comme beaucoup de chefs, semble ignorer la redécouverte des versions primitives des symphonies de Bruckner engagée par Eliahu Inbal (voir le coffret intégral enregistré entre 1982 et 1991 et paru chez Teldec). Si le chef israélien continue de défendre les audaces de la version originelle de la Troisième Symphonie (1873), notamment à Paris, à l’instar de Yannick Nézet-Séguin avec l’Orchestre Métropolitain ou la Staatskapelle de Dresde, la plupart des autres chefs alternent entre la version intermédiaire de 1877 (raccourcie dans tous ses mouvements, hormis l’ajout d’une coda au troisième) ou l’ultime remords de 1889, qui amputa plus encore l’ouvrage. Choisie par Cornelius Meister, cette dernière version d’une heure environ gagne en efficacité par rapport à 1873 ce qu’elle perd en équilibre et en modernité: de nombreux passages «nébuleux» sont supprimés au profit d’un agencement plus lisse. Le finale, dans cette mouture, apparaît comme le point faible de la symphonie.

D’emblée, Meister impose une concentration, autant à ses troupes qu’au public, en marquant une pause prolongée, immobile et imperturbable, avant de débuter la symphonie, sans l’aide de la partition devant lui. Il en sera de même entre chaque mouvement, comme un cérémonial indispensable pour pénétrer les mystères insondables de Bruckner. La mise en place d’une précision chirurgicale impressionne tout autant, permettant de distinguer chaque opposition de pupitres, sans qu’aucun ne cherche à prendre le pouvoir sur les autres: les phrasés harmonieux obtenus donnent ainsi une impression de douceur assez inhabituelle dans ce répertoire, en un climat vaporeux et envoûtant, sans attaques sèches. Les tempi assez modérés ne sont jamais traînants, tant le chef allemand porte un soin particulier aux transitions, tout en respectant chaque silence. Seuls quelques décalages entre contrebasses et trompette solo, peu avant la conclusion du premier mouvement, viennent ternir cette superbe prestation – rappelant combien les années ont passé depuis les mémorables concerts donnés par l’Orchestre national de France et Kurt Masur dans ce répertoire (voir notamment cette Troisième Symphonie en 2008).


L’Adagio permet de se délecter d’un art des crescendi toujours aussi bien délié dans la construction, sans pathos, mais s’étiole peu à peu en certains passages trop flottants. On note aussi un cafouillage dans les premiers violons, lorsque les interventions subdivisées du pupitre donnent à entendre des sonorités inégales, loin de la perfection en ce domaine de la soliste Sarah Nemtanu. Le tempo s’accélère avec le début du Scherzo, aux accents cinglants dans les passages cuivrés, admirablement contrastés avec l’élégance des parties dansantes, en un travail notable sur les couleurs. Le Finale débute sous les mêmes hospices, entre phrasés enchaînés très vite et excellence des pupitres – les trombones notamment. L’impression d’ensemble privilégie la fluidité, au service d’une interprétation équilibrée entre musique pure et émotion – même si on aimerait que le pathos soit un tout peu plus présent tout du long.

C’est précisément cet état d’esprit qui avait régné en première partie, Cornelius Meister nous donnant à entendre la rare ouverture de l’opéra Les Joyeuses commères de Windsor (1849) de Nicolai, contemporain de Mendelssohn trop tôt disparu à seulement 39 ans. On reconnaît la curiosité de Meister pour faire vivre un répertoire riche de sa diversité, comme l’avaient prouvé ses débuts parisiens en 2014 avec l’Orchestre de Paris, donnant à découvrir la musique de Heinrich Marschner (1795-1961) notamment. Avec Nicolai, l’introduction lente entame les débats avec douceur, avant de mêler les emprunts mendelssohniens piquants aux vents avec une légèreté bienvenue: la rupture n’en est que plus saisissante dans les parties verticales, appuyées ici en un élan haut en couleur digne d’Offenbach dans les scansions conclusives aux cuivres. On gagne toutefois en raffinement ce que l’on perd en expression mélodique.

 

Cette impression est confirmée dès les premières attaques viriles du Premier Concerto pour piano (1830) de Mendelssohn, une œuvre de jeunesse tour à tour virtuose et élégante (surtout dans le très beau mouvement lent). Premier prix du Concours Reine Elisabeth en 2010, Denis Kozhukin démontre d’emblée une maîtrise technique jamais prise en défaut, imposant un rythme endiablé en des accents félins. Pour autant, le Russe n’oublie jamais de distinguer d’infimes subtilités dans l’expression des nuances, qui rend son interprétation passionnante de bout en bout. Cette conception reçoit un parfait accord dans les accompagnements déterminés de l’orchestre, qui sait s’apaiser dans les délicatesses de l’Andante afin d’offrir un tapis soyeux du plus bel effet. Superbe de sensibilité intériorisée, Kozhukin impressionne par l’élévation de son inspiration, même s’il ne peut faire oublier les faiblesses du Finale. Le Russe conclut sa prestation par un très beau bis logiquement choisi parmi les Romances sans paroles de Mendelssohn.