dimanche 28 avril 2019

« Les Sept Péchés capitaux » de Kurt Weill - Olivier Desbordes - Opéra de Tours - 26/04/2019


Quel plaisir de retrouver Olivier Desbordes à Tours en ce début de printemps! Le directeur du festival de Saint-Céré n’a pas son pareil pour faire vivre le répertoire de cabaret, avec une partie des équipes d’Opéra Eclaté. Le début de la soirée est consacré à la revue de chant «Berliner Kabarett - La Revue des grands magasins», à ne pas confondre avec le spectacle «Berlin Kabarett» actuellement repris au Théâtre de Poche Montparnasse ou avec la comédie musicale Cabaret, montée par Olivier Desbordes en 2014-2015. Il s’agit en réalité d’une adaptation du spectacle «Berlin années 20!», présenté à travers toute la France de 2009 à 2011, dont Olivier Desbordes a réduit les numéros et supprimé les dialogues parlés, tout en lui adjoignant trois superbes chansons contemporaines des années 1920-1930.

Ainsi de la touchante et entêtante Complainte de la Seine (1934) de Kurt Weill qui raisonne dans nos têtes bien après le spectacle, tout autant que la célèbre chanson tirée du film L’Ange bleu, «Ich bin von Kopf bis Fuss auf Liebe eingestellt» («Je suis couverte des pieds à la tête par l’amour»), interprétée par l’inoubliable Marlene Dietrich en 1930. Mais c’est peut-être plus encore l’ajout de la sombre et pénétrante chanson Der Graben (La Tranchée, 1928) de Hanns Eisler, qui donne une profondeur inattendue au propos général, celui de la satire du capitalisme et de l’insouciance des Années folles: Eisler nous rappelle combien de fils et maris la Nation allemande a perdus pendant la guerre, avant que de nombreux survivants ne s’engouffrent, chacun à leur manière, dans l’oubli de cette réalité sinistre: d’aucuns dans la dépense effrénée, d’autres dans la dépression ou encore la préparation de la revanche (d’où la seule allusion du spectacle au péril nazi).

On pourra regretter quelques facilités dans la traduction contemporaine de la Revue des grands magasins, qui semble confondre parler populaire et vulgarité (n’est pas Céline qui veut). Mais force est de constater que le propos reste actuel sur le fond, et ce d’autant plus que cette première partie se joint admirablement à la seconde, où Les Sept Péchés capitaux (1933) moquent avec beaucoup d’esprit (il s’agit de la dernière collaboration d’importance entre Weill et Brecht) l’arrivisme capitaliste. La grande dépression est passée par là, charriant son lot d’ironie désespérée, tandis que la musique de Weill se fait beaucoup plus «grand public» et moins innovante en comparaison des chefs-d’œuvre des années 1920. Reste un indéniable savoir-faire au niveau de l’orchestration, qui alterne finement passages qui swinguent et parties intimistes, le tout parfaitement mis en valeur par les interprètes réunis: l’admirable Marie Lenormand donne beaucoup de caractère à ses interventions parlées, tout en proposant un chant plus suave et charmeur en contraste. On aime aussi beaucoup la basse profonde et incarnée de Frédéric Caton, tout simplement bouleversant dans la chanson d’Eisler précitée. Les autres chanteurs sont à la hauteur, même si Carl Ghazarossian se laisse parfois déborder par son tempérament, criant parfois davantage qu’il ne chante dans certains passages forte.


Pierre Bleuse (né en 1977) dirige un Orchestre symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours à la hauteur de l’événement, avec un sens des couleurs et de la conduite narrative bien équilibré. On regrettera cependant le choix de faire jouer sur scène l’orchestre plutôt que dans la fosse, ce qui occasionne des sonorités parfois étouffées. En fin de représentation, Bleuse a la bonne idée de faire applaudir, avec les chanteurs, l’excellente Marie-Claude Papion – dont le toucher au piano se joue de l’ivresse rythmique avec un tempérament félin idéal dans ce répertoire. On conclura enfin sur la mise en scène d’Olivier Desbordes qui, comme à son habitude, fait beaucoup avec peu de moyens apparents, en insistant sur une direction d’acteurs très dynamique et épanouie dans la belle scénographie de l’Opéra de Tours, entre passerelle métallique, escalier et rideau de spectacle. Il joue aussi beaucoup sur les changements de costumes qui donne une caractérisation saisissante aux Années folles, dont l’imaginaire visuel est bien connu du public grâce aux nombreux films de l’époque, encore célèbres aujourd’hui à l’instar de L’Ange bleu.

jeudi 25 avril 2019

« La Mort de Didon » d'Ignaz Holzbauer - Frieder Bernius - Disque Carus


Représentant parmi les plus éminents de l’école de Mannheim, Ignaz Holzbauer (1711-1783) conserve aujourd’hui une notoriété en Allemagne pour avoir été le premier à composer un singspiel en allemand, en 1777: Günther von Schwarzburg. Mozart fut très impressionné par l’ouvrage, célébrant «tout le feu présent dans cette musique». Deux ans plus tard, Holzbauer s’illustrait à nouveau avec La Mort de Didon, un singspiel en un acte dont la recréation mondiale en 1997 fut l’un des grands événements du festival de Schwetzingen, concomitant de la recréation de l’Electra de Christian Cannabich (ici reprise en concert par Frieder Bernius).

Il est donc heureux que Carus nous rende l’enregistrement réalisé alors sur le vif, avec l’excellente Sandrine Piau dans le rôle-titre. On retrouve avec plaisir toutes les qualités qui ont fait de la soprano française l’une des représentantes marquantes du répertoire baroque, entre aisance technique sur toute la tessiture et phrasés gracieux au service de la mise en valeur du texte. Dommage que la Selene de Carmen Fuggiss gâche quelque peu la fête avec son émission étroite dans l’aigu, très pénible sur la durée. On préfère grandement la voix de caractère de Markus Schäfer, très investi dans son rôle d’Osmida, tandis que Thomas Mohr (Jarbas) assure bien sa partie. Quel plaisir, aussi, de reconnaître immédiatement la direction fluide et légère de Frieder Bernius, qui bénéficie d’une belle prise de son pour un enregistrement réalisé dans les conditions du direct. Il faut écouter et réécouter cet ouvrage qui ne se donne pas à la première écoute, pour en saisir toutes les subtiles beautés. On mentionnera encore la bonne idée de mettre en valeur les récitatifs, assez nombreux, par une incarnation vibrante et dramatique. De quoi donner toute sa valeur à cette réédition historiquement précieuse.

mercredi 24 avril 2019

« Stabat Mater » de Joseph Haydn - Frieder Bernius - Disque Carus


Joseph Haydn figure parmi les tout premiers compositeurs vers lesquels s’est tourné Frieder Bernius à la fin des années 1970, enregistrant pas moins de cinq disques consacrés aux œuvres religieuses de Haydn jusqu’en 1982, dont le Stabat Mater (FSM Vox, 1978, réédité en CD par Brilliant Classics en 2009). La confrontation entre le présent enregistrement et la version plus ancienne est passionnante, tant le style d’interprétation n’a pas changé à trente ans d’intervalle: on retrouve l’attention de Frieder Bernius aux moindres inflexions musicales de Haydn, en un tempo mesuré qui respire harmonieusement, donnant la primauté à la compréhension du texte. Aux antipodes des articulations et des effets dramatiques d’un Harnoncourt, cette lecture n’oublie jamais le sens, tout autant que la portée spirituelle de l’ouvrage.

L’élégance de Bernius, jamais prise en défaut, sait aussi rougir en certains endroits («Fac me cruce custodiri»), donnant à ce Stabat Mater composé en 1767 un coloris tourné vers le baroque préclassique, à la manière de l’un des maîtres de Haydn, Carl Philip Emanuel Bach (dont Bernius a enregistré l’oratorio Les Israélites dans le désert en 2014, déjà pour Carus). En cela, il est bien éloigné des lectures «galantes» ou symphoniques parfois données à cette œuvre parmi les plus fameuses de Haydn. Au niveau technique, l’interprétation sans vibrato est beaucoup plus chambriste que la précédente, offrant une réverbération bien moindre également dans la prise de son, ce qui est appréciable. Comme à son habitude, Bernius demande à ses interprètes de ne pas se distinguer outre mesure afin de garder l’intimité et la réserve propres à son style. Il bénéficie d’un plateau vocal homogène qui privilégie couleurs et souplesse, laissant de côté toute virtuosité – seul le ténor Colin Balzer montre quelques limites dans le suraigu. Pas de quoi dépareiller un disque d’un excellent niveau global, chaudement recommandé.

mardi 23 avril 2019

« Berlioz » de Bruno Messina - Actes Sud


A l’occasion du cent cinquantième anniversaire de sa mort, Hector Berlioz (1803-1869) fait son entrée parmi les nombreux musiciens réunis dans la collection «Actes Sud Classica». On se réjouira de retrouver à la plume l’un des grands spécialistes français du compositeur en la personne de Bruno Messina (né en 1971), professeur aux Conservatoires nationaux de Paris et Lyon et surtout directeur du Festival de La Côte-Saint-André depuis 2009. Outre de nombreux articles, Messina s’est illustré dans l’édition d’ouvrages de Berlioz, tels que Les Soirées de l’orchestre.

Disons-le d’emblée: il s’agit ici de l’un des ouvrages les plus fameux de la série, tant l’érudition de Messina n’empêche jamais son style fluide et alerte de nous embarquer dans les anecdotes les plus inattendues. Son étude bénéficie en effet de son regard ethnomusicologique (matière qu’il enseigne) qui permet d’ancrer Berlioz dans ses racines iséroises, convoquant autant son amour de jeunesse Estelle Fortier, jamais oublié, que des rapprochements piquants et drôles – du gratin dauphinois à l’importance de l’estomac dans la vie musicale, sans parler des danses locales populaires que Berlioz n’oubliera jamais. L’un des apports les plus précieux de cet ouvrage consiste à mettre en relief les moindres détails de la vie du compositeur par rapport au contexte de l’époque, en rappelant par exemple combien les voyages étaient plus longs qu’aujourd’hui.


Le début de l’ouvrage nous plonge avec pertinence dans l’année 1854, décisive pour bien comprendre Berlioz, tant le compositeur y révèle là toutes ses contradictions et compromissions personnelles, étouffé par le tourbillon de ses amours envahissantes, auquel il sera toujours soumis, sans parler de sa situation matérielle précaire, malgré l’âge avancé, ou de ses échecs institutionnels en France. Messina n’en oublie pas d’insérer dans ce récit truculent et très vivant une courte analyse des œuvres, donnant aussi une place aux ouvrages détruits, ainsi qu’aux autres activités telle que la critique musicale. On aimerait parfois voir développées quelques pistes intéressantes, comme cette affirmation que «Berlioz n’est pas un compositeur du peuple, mais un compositeur des foules», mais on sait le peu de place laissé ici par la pagination réduite. Pas de quoi dissuader le lecteur de découvrir cette excellente synthèse de la vie et de l’œuvre de Berlioz, dont la finesse d’analyse s’appuie sur une documentation solide, toujours rehaussée d’une malice bienvenue!

lundi 22 avril 2019

Szenen aus dem Leben der Heiligen Johanna de Walter Braunfels - Tatjana Gürbaca - Opéra de Cologne - 20/04/2019


Si Les Oiseaux (1920), le plus connu des ouvrages de Walter Braunfels, fait encore quelques apparitions sur des scènes audacieuses (à Genève en 2004 ou cet été au festival d’Erl en Autriche), que dire de ses Scènes de la vie de Jeanne d’Arc (1943)? On doit à la curiosité de Manfred Honeck la toute première représentation scénique de cet opéra en 2001, avant le premier enregistrement mondial réalisé en 2010 pour Decca, avec le même chef à la baguette.

Créée en 2008 au Deutsche Oper de Berlin, la production conçue par Tatjana Gürbaca a été reprise ensuite à Cologne huit ans plus tard, avant les représentations de cette année. Disons-le tout net: ce spectacle n’est pas à la hauteur de nos attentes, tant s’en faut. La faute tout d’abord à l’acoustique désastreuse de la Staatenhaus, l’une des salles provisoires utilisées par l’Opéra de Cologne depuis 2009 (voir notamment Les Stigmatisés en 2013) et l’interminable feuilleton de la rénovation de sa salle «historique»: réouverture prévue en 2023 (!), si tout va bien... En attendant, outre l’acoustique, les productions souffrent de moyens techniques limités pour la mise en scène, sans possibilité de changement de décor.

Dès lors, on craint le pire lorsqu’on découvre la scène constituée d’une vaste décharge de déchets plastiques – un des décors les plus laids qu’il nous ait été donné de voir, à peine renouvelé par des éclairages variés. Plus grave, Tatjana Gürbaca ne parvient pas à dépasser l’un des écueils redoutables de l’ouvrage, à savoir la présence quasi permanente du chœur: de la part d’une spécialiste expérimentée du Regietheater, on attendait autre chose qu’une direction d’acteur aussi indigente. De même, l’utilisation répétée des escaliers dans le public lasse très vite, tandis que Gürbaca déçoit plus encore lors de la procession de la scène du couronnement (sommet de la partition), en faisant chanter les enfants dos au public.

A la tête de l’excellent Orchestre du Gürzenich de Cologne, le chevronné Stefan Soltesz fait ce qu’il peut pour donner une contenance à l’ensemble, en essayant de ne pas couvrir ses chanteurs, peu aidés par l’acoustique. D’où un geste trop prudent pour donner davantage d’électricité à cette musique certes peu aventureuse pour les années 1940, mais d’un lyrisme généreux et débordant évoquant tantôt Hindemith ou... Mahler. La scène du couronnement précitée parvient tout de même à une bonne tenue avec l’apport bienvenu de la spatialisation différenciée des percussions et trompettes sur le côté. La consolation de la soirée vient du plateau vocal proposé, qui parvient à donner un niveau homogène au nombre pléthorique de chanteurs en présence. Juliane Banse compose une Jeanne d’Arc toute de sensibilité, aux phrasés admirables: dommage que sa petite voix ne l’élève pas au rang de l’héroïne tragique attendue. De puissance, Oliver Zwarg (Gilles de Rais) ne manque pas, apportant beaucoup de présence à son rôle: il est vivement applaudi en fin de représentation. A ses côtés, Lothar Odinius (Karl von Valois) impressionne tout autant par son éloquence et sa prestance, tandis qu’on notera encore les belles prestations des saintes interprétées par Menna Cazel (Katharina) et Arnheidur Eiríksdóttir (Margarete).

On a peu d’occasions de voir les Scènes de la vie de Jeanne d’Arc sur scène: faute de conseiller ce spectacle raté, on préférera l’excellent disque de Honeck, en tout point admirable.

dimanche 21 avril 2019

« Le Son lointain » de Franz Schreker - Damiano Michieletto - Opéra de Francfort - 19/04/2019


Dédiée à la mémoire du regretté Michael Gielen (1927-2019), ancien directeur de l’Opéra de Francfort (1977-1987), la nouvelle production du Son lointain est l’une des plus belle réussite vues dans cette grande maison ces dernières années, longuement applaudie par un public enthousiaste en fin de représentation. On est pourtant surpris dès le lever de rideau par la scénographie minimaliste assez cheap, entourée de simples rideaux aux couleurs blafardes et verdâtres. Peu à peu, ces rideaux viennent former des espaces distincts en un ballet intrigant, qui réduit et agrandit la scène pour dévoiler des saynètes en arrière-plan de l’action principale. C’est là l’une des grandes forces de ce spectacle que de donner patiemment au spectateur les clés de compréhension des partis pris de sa transposition – Grete et Fritz revivant tous deux les événements de leur amour raté au soir de leur vie, chacun dans leur maison de retraite. Autour d’une attention remarquable aux détails de chaque mouvement, l’action est soutenue par une vibrante direction d’acteur, particulièrement réussie au II avec les scènes de cabaret. La toute dernière scène, superbe, permet aussi de conclure l’ouvrage sur une fine poésie, lorsque les instruments «venus du ciel» restent suspendus comme autant de témoins des actes irréparables de Fritz.

On est heureux d’entendre à nouveau, après Strasbourg en 2009 et la production de Stéphane Braunschweig, les trésors d’imagination de l’orchestration de Franz Schreker (1878-1934) que fouillent avec bonheur Sebastian Weigle et son excellent Orchestre de l’Opéra de Francfort. Les tempi s’étirent pour tourner l’ouvrage vers l’impressionnisme musical, mettant en valeur une variété de couleurs digne de Rimski-Korsakov, le tout en une texture allégée et transparente. On regrettera seulement que les parties plus expressionnistes soient moins mises en valeur ici, Weigle préférant l’expression voluptueuse aux essences capiteuses.


Quoi qu’il en soit, cet écrin raffiné met en valeur le plateau vocal, d’un niveau superlatif jusqu’au moindre second rôle – excepté la voix en lambeaux de Nadine Secunde dans son petit rôle de vieille femme. Ainsi de la touchante Grete de Jennifer Holloway, aux phrasés tour à tour ductiles et caractérisés, à qui il ne manque qu’une touche de puissance dans les graves pour convaincre plus encore. Ian Koziara incarne un Fritz tout aussi impérial dramatiquement, à la voix profonde et bien projetée. Seul le timbre dans l’aigu apparaît moins charmeur. Parmi les deux chanteurs mis en avant au II, on préférera la noble éloquence du Comte de Gordon Bintner (Le comte) au chant plus banal de Theo Lebow (Le chevalier). Enfin, le Chœur de l’Opéra de Francfort affiche une belle présence, très précise dans la cohésion d’ensemble, comme à son habitude.

samedi 20 avril 2019

« Rusalka » d'Antonín Dvorák - Katharina Persicke - Opéra de Darmstadt - 18/04/2019

Katharina Persicke
Située à seulement une vingtaine de minutes en train de sa voisine et rivale Francfort, Darmstadt a construit une notoriété auprès des amateurs de musique contemporaine en accueillant les plus grands compositeurs de son temps après la Seconde Guerre mondiale. De quoi attirer les curieux dans l’ancienne capitale du land de Hesse sévèrement touchée par les bombardements alliés, mais qui bénéficie depuis plusieurs années de la restauration de son beau château en centre-ville. On ne manquera pas aussi une visite du Théâtre de Darmstadt, construit en 1971 pour accueillir une programmation conjuguant théâtre, danse et opéra dans ses deux salles: la plus grande d’entre elle reste à taille humaine avec ses mille places environ et offre une visibilité idéale pour l’ensemble des spectateurs. On mentionnera enfin que la terrasse ouverte à l’entracte permet d’admirer l’ensemble architectural audacieux mis en valeur par les jardins et la Ludwigskirche attenante.

La nouvelle production de Rusalka présentée cette année nous donne à entendre la version allemande: c’est là un usage auquel la voisine Francfort ne résiste pas davantage en de nombreux ouvrages. Il faut se souvenir que loin de l’uniformité aujourd’hui à l’œuvre en France, notre pays savait se tourner jadis vers les adaptations françaises, particulièrement opportunes s’agissant des opéras avec dialogues parlés nombreux. Quoi qu’il en soit, on s’habitue bien vite à cet exotisme, et ce d’autant plus que la direction flamboyante de Michael Nünde nous emporte d’emblée: son geste dramatique, parfois un rien appuyé dans les tutti, est un régal de sensibilité et d’à-propos narratif. On est surtout agréablement surpris par la qualité du Staatsorchester de Darmstadt, aux cordes bien différenciées et aux bois fruités, sans parler d’un admirable pupitre de cors. Autre grand motif de satisfaction avec un chœur local tout aussi impressionnant techniquement.


A leurs côtés, la production a la bonne idée de réunir un plateau vocal d’une jeunesse triomphante, à l’exception des plus chevronnées Elisabeth Hornung (Jezibaba) et Katrin Gerstenberger (La Princesse étrangère). Si cette dernière est la seule du plateau à posséder l’impact vocal requis par son rôle, elle peine parfois à maîtriser sa voix, couvrant quelque peu ses partenaires. La franche déception de la soirée vient cependant de Hornung, incapable de dominer les sauts de registre périlleux de son rôle, occasionnant de nombreuses faussetés dans l’aigu. C’est d’autant plus regrettable que ses graves corsés donnent un joli caractère à son incarnation. Katharina Persicke compose quant à elle une touchante Rusalka, aux phrasés admirables de précision et d’intention, à qu’il ne manque qu’une once de puissance dans certains passages. Plus encore en difficulté dans la projection, Thorsten Büttner (Le Prince) est parfois inaudible, alors qu’il montre lui aussi de belles qualités techniques dans les passages moins ardus. Johannes Seokhoon Moon (L’Ondin) s’en sort mieux globalement, recueillant des applaudissements mérités en fin de représentation, tandis qu’on mentionnera encore la superlative Stamatia Gerothanasi (Le garçon de cuisine) ou les parfaites nymphes, bien préparées.


La mise en scène de Luise Kautz (née en 1987) joue la carte de la sobriété autour d’une splendide scénographie minérale qui semble transposer l’action dans les geysers islandais, avant que les II et III ne jouent sur trois grands lustres aux aspects revisités pour figurer autant la rigueur d’un corset que les hésitations ondulantes d’une méduse. Les ajouts vidéo pendant les interludes orchestraux évoquent l’étau suffocant de l’eau pour l’héroïne, à la manière d’un Bill Viola, tandis que les costumes insistent sur les différentes étapes nécessaires de ce récit d’apprentissage. On notera enfin une fine attention à la direction du chœur, sollicité dans une belle scène de ronde des cœurs. De quoi soutenir un spectacle aux qualités essentiellement visuelles, dans la lignée (avec beaucoup moins de moyens) d’un Stefano Poda.

vendredi 19 avril 2019

« Der Freischütz » de Weber - Jossi Wieler et Sergio Morabito - Opéra national du Rhin à Strasbourg - 17/04/2019

Photo : Klara Beck
Il faut aller en Allemagne pour découvrir la version originale avec dialogues parlés du Freischütz de Weber – notre pays préférant le plus souvent la version de Berlioz avec récitatifs et ajout d’un ballet (notamment à l’Opéra-Comique en 2011 ou à Nice en 2013). On ne peut donc que se réjouir de découvrir ce joyau de l’opéra romantique qui inspira autant Wagner que Berlioz, deux fervents défenseurs de Weber.

La directrice générale de l’Opéra national du Rhin, Eva Kleinitz, choisit de confier la mise en scène de cet ouvrage aux expérimentés, mais peu connus en France, Jossi Wieler et Sergio Morabito. Ils travaillent ensemble depuis 1994, à l’instar d’un autre couple célèbre, Patrice Caurier et Moshe Leiser. Il s’agit de leurs débuts dans notre pays pour une nouvelle production – les deux hommes s’étant réservés ces dernières années pour l’Opéra de Stuttgart, là même où ils ont fondé leur amitié avec Eva Kleinitz, et ce avant la nomination de Jossi Wieler au poste prestigieux de dramaturge de l’Opéra de Vienne. Très attendus, leurs premiers pas ne convainquent cependant qu’à moitié, tant leur transposition contemporaine manque de lisibilité : il faudra ainsi lire leurs intentions afin de saisir pleinement les idées développées sur scène.

Si nos bucherons sont ici grimés en guerriers, c’est que l’action est censée se passer après la guerre de Trente ans, d’où une scène initiale en forme de bizutage pour le malheureux Max, risée de ses camarades. Traumatisés par le conflit, l’ensemble des personnages est tombé dans une déprime qui explique autant leurs visions (décors déformés, couleurs bizarres, visions d’animaux) que leur débit robotique et sans âme dans les dialogues parlés : l’idée est intéressante mais trop ennuyeuse sur la durée au niveau théâtral. L’esthétique jeu vidéo, aux beaux décors inspirés d’Alekos Hofstetter, joue aussi sur cette distanciation utile pour quitter les rivages d’une intrigue naïve : fallait-il cependant choisir des costumes aussi laids avec leurs couleurs bleu et orange criardes ? Si l’utilisation de la vidéo avec deux écrans en avant et en arrière-scène modernise l’action par ses effets de perspective saisissants dans la Gorge-aux-Loups, on est moins convaincu en revanche par l’ajout d’un drone, censé nous rappeler les dangers de la banalisation du recours à la robotisation à outrance : le lien avec les balles diaboliques est ténu, mais Morabito et Wieler osent tout pour dénoncer l’inhumanité des travers de nos sociétés modernes.


Face à cette mise en scène inégale, le plateau vocal réuni s’avère on ne peut plus satisfaisant en comparaison. Ainsi de la lumineuse Lenneke Ruiten (Agathe), à la petite voix idéale de fraicheur et de raffinement dans les nuances. Sa comparse Josefin Feiler (Aennchen) a davantage de caractère, brillant avec aisance dans les changements de registres. La déception vient du chant aux phrasés certes d’une belle noblesse de Jussi Myllys (Max), mais trop peu projeté dans le médium et l’aigu, avec un positionnement de voix instable dans les passages difficiles. Rien de tel pour David Steffens (Kaspar), le plus applaudi en fin de représentation, qui s’impose avec son chant vaillant à la diction assurée, le tout en un impact physique percutant. Si les seconds rôles sont tous parfaitement distribués, on notera la prestation frustrante de l’Ermite de Roman Polisadov, aux graves splendides de résonance, mais manifestement incapable d’éviter quelques décalages avec la fosse. Le choeur de l’Opéra national du Rhin livre quant à lui une prestation alliant engagement et précision de tous les instants, de quoi nous rappeler qu’il figure parmi les meilleurs de l’hexagone.

A la tête d’un Orchestre symphonique de Mulhouse en grande forme (à l’exception du pupitre perfectible des cors), Patrick Lange fait des débuts réussis ici, faisant l’étalage de sa grande classe dans l’étagement et la finesse des détails révélés, en une direction finalement très française d’esprit. Les tempi respirent harmonieusement, en des couleurs dignes d’un ancien élève de Claudio Abbado, même si on aimerait ici et là davantage d’électricité pour oublier l’élégance et plonger à plein dans le drame. C’est ce palier que doit encore franchir l’actuel chef principal de l’Opéra de Wiesbaden pour rentrer dans le cercle très fermé des maestros d’exception.

jeudi 18 avril 2019

« Missa Sancti Josephi » de Jan Dismas Zelenka - Frieder Bernius - Disque Carus


Frieder Bernius poursuit avec bonheur son exploration du vaste catalogue de la musique religieuse de Jan Dismas Zelenka (1679-1745). Le compositeur bohémien fit toute sa carrière à Dresde à partir de 1719, travaillant pour la Chapelle ducale catholique, tandis que Heinichen (puis Hasse) se sont occupés de la chapelle luthérienne, plus prestigieuse. Parmi la vingtaine de messes préservées, cette Missa Sancti Josephi (1732) est la plus ancienne gravée par Bernius, les quatre premières ayant toutes été composées entre 1739 et 1741, à la fin de sa vie.

Il s’agit ici d’une version reconstruite par Wolfgang Horn, l’unique exemplaire de la partition ayant été endommagé pendant la Seconde Guerre mondiale. L’œuvre a déjà été enregistrée une fois par Adam Viktora avec les excellents Prague Baroque Soloists (Nibiru, 2010). La comparaison des deux versions est passionnante, tant l’une et l’autre se montrent complémentaires afin d’aller plus loin dans l’appréciation et la compréhension de cette messe, parmi les plus réussies de son auteur. Si Viktora joue la carte du dramatisme immédiat, Bernius est plus subtil, donnant à son orchestre une clarté solaire mettant en valeur chœur et solistes. C’est là une version plus sage et recueillie, qui privilégie le sens et tout particulièrement le message biblique. On notera par ailleurs que ce disque bénéficie de la présence lumineuse de Julia Lezhneva, idéale dans ce répertoire.


Le disque est complété par un De Profundis (1724) qui laisse entrevoir des tonalités beaucoup plus sombres au niveau orchestral, ce qui s’explique par l’ajout, assez rare à cette époque, de trombones. Proche de Purcell, ce complément de valeur est là aussi interprété avec la finesse propre à Bernius, qui bénéficie d’un chœur parfait. Le disque se poursuit avec un In exitu Israel (1725) où le chœur domine les rares interventions solistes. Le ton est plus léger en comparaison, donnant une note d’espoir bienvenue pour conclure ce très beau disque.

mardi 16 avril 2019

« La divisione del mondo » de Giovanni Legrenzi - Christophe Rousset - Opéra de Versailles - 14/04/2019


La tournée française de la nouvelle production de La Division du monde (1675) de Legrenzi s’achève sous les ors de Versailles, alors que la grande maison vient de dévoiler une saison 2019-2020 truffée de pépites, principalement du répertoire baroque: outre les rares Grétry, Cavalli, Leclair, Destouches ou Desmarest, Laurent Brunner donnera une place aux compositeurs plus connus, tels que Rameau, Bach, Haendel ou Monteverdi. En attendant, place à la création française de La Division du monde, l’ouvrage de Giovanni Legrenzi (1626-1690) qui obtint le plus de succès. Les autres représentations en France ont été données avec un plateau vocal identique, si l’on excepte le rôle de Mars, tenu alors par Christopher Lowrey.

Le chanteur états-unien est remplacé à Versailles par l’excellent Paul-Antoine Benos Djian, qui se distingue parmi les contre-ténors à force d’agilité et d’aisance sur la toute tessiture, en une parfaite projection. A ses côtés, Sophie Junker compose une Vénus impressionnante de sensualité, bien en voix et engagée, même si l’on note quelques approximations techniques dans le positionnement de l’aigu. Elle est vivement applaudie en fin de représentation, à l’instar de la Junon toute de rondeur dans l’émission et de caractère de Julie Boulianne. Si Carlo Allemano (Jupiter) a toujours pour lui des phrasés d’une noblesse éloquente, le timbre est malheureusement de plus en plus terne. Rien de tel pour la superbe Diane de Soraya Mafi, dont la clarté d’expression et la pureté du timbre ravissent à chaque intervention. Outre un superlatif Arnaud Richard (Saturne), on notera encore la prestation lumineuse d’Ada Elodie Tuca dans son court rôle d’Amour. Tous les autres rôles assurent bien leur partie, donnant ainsi au spectacle une remarquable homogénéité vocale, le tout accompagné du bondissant et toujours excellent Christophe Rousset – volontiers facétieux avec ses cheveux teints aux couleurs rousses des Dieux contemporains.


On est plus réservé en revanche sur le livret de Giulio Cesare Corradi, qui tourne quelque peu en rond autour des amours contrariées des différents dieux. Le titre trompeur est rapidement évoqué lorsque les trois frères Jupiter, Neptune et Pluton, se partagent le monde entre terre, ciel, mer et enfers: n’est-ce pas là une allusion au nécessaire éloignement des concurrents, tous amoureux de Vénus dans cette mascarade carnavalesque? Quoi qu’il en soit, le livret préserve le mélange vénitien attendu entre tragique et comique, dans la lignée de Monteverdi et Cavalli, tandis que Legrenzi alterne airs et récitatifs, tous très courts. Malgré cela, les deux premiers actes enchaînés apparaissent bien longs: n’était-il pas possible de prévoir un entracte après chacun des deux premiers actes?


On conclura en évoquant rapidement la mise en scène de Jetske Mijnssen (déjà accueillie à Versailles voilà deux ans avec l’Orfeo de Rossi), qui transpose l’action dans le cadre d’une famille italienne bling-bling et désœuvrée, dans un climat étrange proche du film Théorème de Pasolini. C’est plutôt bien vu au début, mais beaucoup trop répétitif sur la durée au niveau visuel, et ce d’autant plus que la scénographie unique pendant tout le spectacle n’arrange rien. On notera toutefois quelques bonnes idées, comme celle de ridiculiser les deux frères Neptune et Pluton, grimés en jumeaux, ou encore de présenter Apollon comme un solitaire tenté par l’extase mystique – en contrepied à son entourage libertin.

samedi 13 avril 2019

« Into the Little Hill » de George Benjamin - Théâtre de l'Athénée à Paris - 11/04/2019


Créé dans le cadre du Festival d’automne à Paris en 2006, le tout premier ouvrage lyrique de George Benjamin (né en 1960), Into the Little Hill (Dans la Petite colline), est repris à l’Athénée en ce début de printemps. Depuis cette date, le compositeur britannique a acquis une renommée plus grande encore avec son deuxième opéra, Written on Skin (Ecrit sur la peau), présenté en 2012 à Aix-en-Provence, puis l’année suivante à l’Opéra-Comique.

A l’instar de Didier Van Moere, on ne partage guère l’enthousiasme pour la musique de ce compositeur, dont l’aridité expressive dans les passages lents n’est qu’à peine compensée par un jeu subtil sur les timbres. Les parties verticales représentent quant à elle une caricature de la musique sérielle du XXème siècle, avec ses dissonances sans queue ni tête répétées à l’envi en scansions hystériques. Ce sont précisément ces passages qui mettent à mal le soprano étranglé d’Elise Chauvin, très à la peine, tandis que Camille Merckx (déjà entendue en début d’année à l’Opéra de Lille avec les superbes Trois Contes de Gérard Pesson) nous donne du baume au cœur avec ses graves admirables de précision et d’intensité, le tout en une parfaite articulation. A la tête de l’Ensemble Carabanchel, Alphonse Cemin tente d’unifier cette musique disparate du mieux qu’il peut, tandis que l’introduction à la flûte seule, avec Flight (1979), ne convainc pas davantage au niveau de l’inspiration musicale – et ce malgré une intéressante recherche sur les sonorités offertes par l’instrument.

L’autre déception de la soirée vient du livret trop statique de Martin Crimp (né en 1956), pourtant l’un des dramaturges les plus attachants de sa génération – on pense par exemple à ses pièces intimistes et vénéneuses comme La Campagne (2002) ou plus politiques comme Dans la République du bonheur (2013). C’est d’autant plus dommage que Crimp a la bonne idée d’adapter la légende médiévale du joueur de flûte de Hamelin en la transposant sur un terrain politique, et ce afin de dénoncer le repli sur soi et la peur de l’étranger – deux marqueurs inquiétants de nos sociétés contemporaines avides du tout sécuritaire. La culture a-t-elle encore sa place face à cette préoccupation révélatrice d’une peur primaire? L’étranger peut-il encore être perçu autrement que sous ses habits commodes de bouc émissaire? L’un des passages les plus saisissants est celui où l’enfant voit les rats habillés comme des humains, sous le regard incrédule de sa mère: Crimp oppose ainsi subtilement le regard préservé de l’enfance, capable de voir au-delà des apparences, au monde adulte déjà corrompu par les renoncements et les faux-semblants.

La mise en scène de Jacques Osinski joue la carte de la sobriété en s’appuyant sur les vidéos omniprésentes de Yann Chapotel qui figurent autant le monde des rats que les collines anglaises rassurantes et enfermantes – celles-là même qui voteront en masse pour le Brexit quelques années plus tard. Contrairement à son superbe travail réalisé pour Iphigénie en Tauride en 2015, Osinski opte pour une direction d’acteur plus figée, avec des décors anecdotiques. Pour autant, cette mise en scène différente fonctionne bien en imposant la concentration sur le texte de Crimp. De quoi donner un écrin élégant à cet ouvrage malheureusement dispensable.

vendredi 12 avril 2019

Concert du Quatuor Arod - Auditorium du Louvre à Paris - 10/04/2019


Depuis son prix obtenu au concours ARD de Munich voilà trois ans, le Quatuor Arod est passé dans la cour des grands, s’illustrant régulièrement dans les salles les plus prestigieuses à travers la planète. On espère que la récente annulation de la tournée américaine, pour cause de passeport non renouvelé dans les temps, n’est pas en réalité le signe d’une lassitude face à ces voyages répétés.

Les quatre jeunes interprètes nous rassurent dès les premières mesures de l’introduction lente du Quatuor opus 76 n° 4 (1797) de Haydn, entamées avec une sensibilité discrète contrastant avec l’élan virtuose du thème principal qui suit. L’attention aux nuances est l’une des caractéristiques principales des interprètes, qui soignent les transitions entre les différents climats en une attention et un sens de la respiration d’une belle maturité. Le jeu analytique au début de l’Adagio décortique l’écriture en repoussant la formation de la mélodie par un jeu subtil, legato et sans vibrato. Les cordes sont effleurées en maints endroits en des notes courtes, apportant une émotion pudique à fleur de peau. Un certain manque de chair perdure encore dans la suite du quatuor, particulièrement dans le finale, qui trouve ainsi une lecture surprenante et moderne, avant une ultime reprise rapidissime pour conclure sur un nouveau contraste.


On retrouve dans le Cinquième Quatuor (1934) de Bartók le même geste exacerbé dans les mouvements rapides, plus serein dans les passages lents, avec toujours une impressionnante précision dans les attaques, en un ton qui alterne élans péremptoire et tragique. On a là un Bartók expressif gorgé de couleurs, dont les fulgurances sont bien mises en valeur par les qualités d’articulation et de souplesse des interprètes. L’Adagio surprend par son début aride dont la mélodie principale, murmurée du premier violon de Jordan Victoria, s’entoure de l’accompagnement en sourdine de ses comparses. La fin du mouvement reçoit le même traitement, sans doute pour mettre en valeur la construction en arche. Au léger et sautillant Scherzo succède un Andante où l’originalité des sonorités recherchées par Bartók trouve une fin presque lunaire dans son dépouillement. Nouveau contraste avec l’élan symphonique du finale, où les interprètes s’en donnent à cœur joie dans les scansions très marquées, mettant en valeur leurs qualités techniques.


Après l’entracte, on quitte l’imagination débridée de Bartók pour les rivages rhapsodiques plus apaisés du Deuxième Quatuor (1875) de Brahms. L’élégance primesautière du maître de Hambourg n’évite pas ici une inspiration inégale, à laquelle le ton allégé du Quatuor Arod donne une transparence élégante dans les parties apaisées. L’esprit vogue parfois ailleurs, même si les interprètes savent nous recentrer dans les tutti nerveux. Le troisième mouvement leur convient bien, et ils nous régalent de joutes narquoises, avant un beau motif entonné pianissimo en conclusion. Le finale très vif au début montre un visage plus dramatique, donnant un peu de vigueur à l’ensemble. Après de chaleureux applaudissements, Samy Rachid prend la parole pour se féliciter de son «plaisir de jouer à la maison» et annoncer un bis au public ravi : le ravissant Langsamer Satz (1905) d’Anton Webern, une œuvre de jeunesse aux dissonances quasi absentes, permet ainsi de conclure la soirée sur un beau moment de grâce.

lundi 8 avril 2019

« Ariane et Barbe-Bleue » de Paul Dukas - Stefano Poda - Opéra de Toulouse - 07/04/2019

Photo : Cosimo Mirco Magliocca
Alors que l’Opéra de Toulouse vient d’annoncer une saison 2019-2020 parmi les plus réjouissantes du moment (une reprise bienvenue de Dialogues des Carmélites par Olivier Py, une création confiée à Marc Bleuse, un Parsifal avec Sophie Koch et Matthias Goerne, une Jenůfa avec Angela Denoke ou encore le rare Mefistofele de Boito – reprise du spectacle présenté l’été dernier à Orange), son directeur Christophe Ghristi surprend en ce printemps avec Ariane et Barbe-Bleue (1907) de Paul Dukas, donné pour la première fois ici.

Si Jeanne-Michèle Charbonnet s’était imposée voilà quelques années comme l’interprète phare de cet ouvrage (notamment à Dijon en 2012 et à Strasbourg en 2015), il revient cette fois à Sophie Koch de prendre la relève pour une prise de rôle attendue: la mezzo est en effet depuis plusieurs années une des valeurs montantes du chant français. Disons-le tout net: l’examen de passage est réussi haut la main, tant elle se joue avec aisance de ce rôle-titre redoutable. La voix est ample sur toute l’étendue de la tessiture, tandis que l’émission souple et ronde est un régal de bout en bout. Koch parvient aussi à soutenir le défi physique d’une présence constante pendant tout l’ouvrage, la voix ne montrant pas de fatigue particulière à l’issue de la représentation. On mentionnera encore une parfaite diction, particulièrement précieuse dans un ouvrage où la compréhension du texte est aussi importante.

On se régale en effet pendant trois actes de la richesse d’interprétations du livret symboliste de Maurice Maeterlinck (1862-1949), plus explicite ici que l’autre adaptation lyrique célèbre due à Debussy, avec Pelléas et Mélisande (1902). Malgré une action statique et des voix masculines trop peu présentes, les deux heures de musique sont un enchantement constant, tant l’imagination de Dukas fait mouche dans l’orchestration, mélange audacieux de l’opulence wagnérienne et du raffinement français. Familier de la musique contemporaine, Pascal Rophé s’en saisit avec un sens évident du contraste, apportant à son geste incandescent une énergie brulante. Il n’en oublie pas de faire ressortir les passages légers et colorés, soignant les transitions entre les multiples «humeurs» de l’ouvrage. C’est là l’une des plus belles directions lyriques qu’il nous ait été donné d’entendre.
 

Face à ce geste inspiré et à l’Ariane superlative de Sophie Koch, les seconds rôles sont de haut niveau – hormis la décevante Nourrice de Janina Baechle, à la projection insuffisante et à la diction maladroite dans les passages parlés au III. Rien d’indigne bien sûr, mais on lui préfère nettement l’ensemble des épouses réunies, tout particulièrement la Sélysette d’Eva Zaïcik, qu’on aimerait entendre dans un rôle plus développé, tant ses interventions se hissent au niveau de Sophie Koch. Enfin, Vincent Le Texier compose un Barbe-Bleue digne et touchant, et ce malgré la minceur de son rôle. L’ensemble des interprètes jouent parfaitement le jeu de la mise en scène minimaliste de Stefano Poda, qui, comme à l’habitude, ne fait confiance qu’à lui-même pour élaborer décors, costumes et lumières... Le metteur en scène italien se montre très inspiré dans sa lecture symbolique du drame, restant fidèle à une splendide scénographie, au noir et blanc épuré, dans la droite ligne de celle saluée récemment à Liège dans Faust.

On découvre d’emblée les interprètes figés dans l’univers mental d’Ariane, d’abord face à un vaste mur tout droit sorti des catacombes avec ces morceaux de corps entrelacés autour des portes de Barbe-Bleue, avant que le labyrinthe ne prenne place aux II et III pour figurer l’enfermement psychologique de l’héroïne. La Nourrice et les multiples femmes de Barbe-Bleue ne représentent-elles pas une seule et même femme, Ariane? C’est ce que semble suggérer Poda en donnant à Sophie Koch le pouvoir de conduire les femmes à sa guise dans le labyrinthe, par la seule force de son doigt. Outre les doubles maléfiques des femmes interprétés par des danseuses, on mentionnera la bonne idée de mettre en avant le rôle de la Nourrice, la seule à être habillée en noir: Poda rappelle ainsi qu’elle ne succombe pas, à l’instar des autres, au désir de Barbe-Bleue. C’est bien à la Nourrice, et non pas aux autres femmes, qu’Ariane s’adresse au début du II en tentant de libérer la féminité caché sous ses aspects austères: «Vous devez être belle». De quoi nous rappeler combien ce texte regorge de doubles sens passionnants pour qui veut bien voir au-delà des apparences. Courez voir ce spectacle de toute beauté, présenté au Capitole jusqu’au 14 avril prochain!

dimanche 7 avril 2019

« Manon » de Jules Massenet - Olivier Py - Opéra de Bordeaux - 05/04/2019

Photo : Eric Bouloumié
Déjà présentée à Genève en 2016, la production de Manon imaginée par Olivier Py fait halte à Bordeaux en ce début de printemps, avant les représentations parisiennes prévues à l’Opéra-Comique en mai prochain, avec un plateau vocal entièrement renouvelé. De quoi justifier de voir ce spectacle à plusieurs reprises, avec Marc Minkowski à la baguette dans les deux cas.

On peut évidemment penser, à l’instar du compte rendu genevois, qu’Olivier Py se montre par trop prévisible dans son choix de placer d’emblée Manon dans le monde de la prostitution: c’est là une vision trop réductrice par rapport à la lecture traditionnelle du récit d’apprentissage tiré de l’abbé Prévost, au dénouement tragique conforme à la morale attendue. Pour autant, une fois ce parti pris accepté, Py impressionne tout du long par sa direction d’acteur millimétrée et inventive, qui nous fait rendre les armes jusque dans ses outrances les plus assumées – on pense non pas à ses nombreux effeuillages féminins et masculins, mais à ce fessier révélé abruptement à la face du public pour conclure le III. Pourquoi une telle provocation? Quoi qu’il en soit, ce travail se fond dans la scénographie splendide de Pierre-André Weitz, entre habituels murs noirs et éléments métalliques contrastés avec les couleurs flashy des enseignes et néons des hôtels de passe et tripots. Rien de nouveau en effet, mais tout cela fonctionne admirablement, sans temps mort.
Nadine Sierra et Benjamin Bernheim
Tous les interprètes jouent le jeu de cette mise en scène sulfureuse, notamment la ravissante Nadine Sierra sollicitée pour mettre en avant ses atouts physiques au service de la vérité théâtrale. On a déjà dit tout le bien que l’on pensait de la soprano américaine (voir par exemple La Flûte enchantée à Paris en 2017), dont les qualités techniques – rondeur d’émission, nuances (quel pianissimo!) ou aisance dans toute la tessiture – sont au service de phrasés admirables d’à-propos dans la compréhension du texte: un régal d’intelligence, de finesse et de sensibilité. On pourra seulement reprocher que la voix ne soit pas davantage projetée en certaines parties dramatiques, mais ce n’est là qu’un détail à ce niveau. De puissance, Benjamin Bernheim ne manque pas, imposant sa classe vocale dès ses premières interventions. On n’est guère surpris de retrouver le ténor français invité depuis plusieurs années par les plus grandes scènes internationales, tant son lyrisme généreux est communicatif. Seules ses interventions théâtrales parlées déçoivent en comparaison, tout comme certains passages en force qui durcissent l’émission dans l’aigu. Le public lui réserve la plus belle ovation de la soirée, sans doute conquis par son éclat et sa clarté d’émission. Les seconds rôles sont à la hauteur, tout particulièrement Alexandre Duhamel, qui impressionne dans la diction et la souplesse des passages de registre, ou Damien Bigourdan, idéal de noirceur perfide dans son rôle de Morfontaine.

Dans sa volonté d’éviter tout lyrisme inutile, Marc Minkowski impose son tempérament énergique en exacerbant les verticalités, en des tempi très vifs qui mettent parfois à mal la précision du Chœur de l’Opéra National de Bordeaux. On ne s’ennuie pas une seconde avec ce geste qui n’oublie pas de dévoiler, dans les passages apaisés, les subtilités et couleurs orchestrales de Massenet. De quoi soutenir brillamment un spectacle cohérent dans ses partis pris (malgré quelques exagérations), servi par un plateau vocal parmi les meilleurs du moment.

jeudi 4 avril 2019

Concert de l'Orchestre national de Russie - Mikhaïl Pletnev et Alain Altinoglu - Philharmonie de Paris - 02/04/2019

Mikhaïl Pletnev
Quel plaisir de retrouver Mikhaïl Pletnev (né en 1957) en tant que soliste après plusieurs années occupées principalement à diriger «son» Orchestre national de Russie! On avait oublié à quel point ce pianiste sait tout faire, nous embarquant immédiatement dans une interprétation très personnelle du Deuxième Concerto pour piano (1901) de Rachmaninov. C’est là la marque des plus grands: savoir nous faire redécouvrir un concerto que l’on pensait connaître par cœur, lui imprimant sa marque tout du long au moyen de phrasés parfois déroutants, mais toujours habités. Dès son entrée en scène nonchalante et sans sourire pour le public (pourtant venu en nombre), le pianiste russe en impose avec un toucher minimaliste. On est loin des pianistes qui croulent sous les effets visuels démonstratifs! A l’enveloppe sobre répond un jeu des plus sûrs, qui prend volontiers le contrepied des interprétations traditionnelles en mettant en avant quelques inattendus contrechants, en une noblesse pudique, volontairement raide.

Autour de lui, l’accompagnement serein et allégé privilégie un tempo qui respire, mettant admirablement le soliste en valeur. Pour autant, il ne faut pas s’y laisser prendre, tant l’orchestre sait rugir avec le soliste de manière abrupte dans les tutti – une manière de rappeler que tout ici est possible, surtout si Pletnev en a décidé ainsi. Qu’importe, la maîtrise absolue du soliste sait nous faire accepter ce piano imprévisible, déjà retourné à sa versatilité après l’emphase. Le début du deuxième mouvement continue de surprendre avec une main gauche en sourdine, donnant au thème principal des allures plus fuyantes. De ce ton désabusé se dégage la clarinette admirable, tandis que Pletnev se met en retrait. Cette lecture refuse tout lyrisme et pathos, en un geste certes cérébral, mais qui parvient à émouvoir dans son parti pris jusqu’au-boutiste. Le finale poursuit dans cette voie en révélant des détails incroyables de finesse dans les phrasés, mais cette optique analytique fonctionne moins bien dans ce mouvement entraînant. Ca n’est là qu’un détail tant cette réserve n’enlève rien au plaisir de se laisser faire par un Pletnev en grande forme, logiquement ovationné par le public. En bis, le maître russe interprète le Premier des Préludes de l’Opus 23 (en fa dièse mineur) avec le même élan, achevant de nous émerveiller.

Alain Altinoglu
En début de concert, la brève Ouverture de l’opéra La Khovanchtchina (1872-1880) de Moussorgski avait permis à l’Orchestre national de Russie de se chauffer sous la baguette attentive d’Alain Altinoglu, faisant ressortir le frémissement des cordes et les interventions primesautières des bois. Après l’entracte, on retombe malheureusement bien vite des sommets de la première partie, la Cinquième Symphonie (1937) de Chostakovitch résonant en une lecture d’une parfaite tenue, mais finalement bien trop lisse pour emporter l’auditoire. L’adéquation entre le chef français et l’orchestre russe ne semble pas aller d’évidence, tant le beau son recherché par l’un est mis en péril par les difficultés techniques des pupitres de cordes (seconds violons à la peine au début du troisième mouvement, puis violoncelles en délicatesse dans l’aigu), sans parler des cuivres aux interventions bien prosaïques. Si les bois rehaussent l’ensemble, Altinoglu allège par trop la texture, surtout dans les graves, quasi inaudibles. Le refus du pathos et de l’émotion est certes envisageable, mais n’accouche ici que d’une lecture tiède, sans tension dans les passages lents et trop cravachée à l’inverse dans les accélérations. L’actuel directeur musical de la Monnaie, à Bruxelles, a-t-il quelque chose à nous dire dans cette musique? On en doute, tant ses prestations en tant qu’accompagnateur ou chef lyrique convainquent davantage en comparaison.

mercredi 3 avril 2019

« Le Postillon de Lonjumeau » d'Adolphe Adam - Michael Spyres - Opéra Comique - 01/04/2019

En partenariat avec l’Opéra de Rouen Normandie, la nouvelle production du Postillon de Lonjumeau est un événement : l’ouvrage n’avait plus été donné à l’Opéra Comique depuis 1894. Après Ciboulette de Raynaldo Hahn en 2013, Michel Fau revient Salle Favart avec une mise en scène éclatante au niveau visuel, servie par un Michael Spyres en grande forme.


Les spectacles mis en scène par Michel Fau font désormais partie des incontournables à ne manquer sous aucun prétexte, ce qui explique la foule venue en nombre salle Favart pour découvrir Le Postillon de Lonjumeau (écrit sans « g » en 1836). Cet ouvrage célébré tout au long du XIXe siècle et par trop délaissé aujourd’hui, séduit par le talent mélodique et l’orchestration délicieusement passéiste d’Adolphe Adam (1803-1856), un compositeur bien éloigné des innovations de son contemporain Berlioz.

Parmi les plus grands succès de sa carrière figure précisément Le Postillon, dont s’empare Michel Fau avec maestria, moquant les naïvetés de l’ouvrage par une scénographie girly aux tons pastel. On est ainsi saisi dès le lever de rideau par la malice farfelue de la pièce montée qui occupe tout l’espace, permettant de se jouer habilement de l’exiguïté de la scène. De même, les toiles peintes modernisent astucieusement les scénographies Louis XV (période où se situe l’ouvrage) tout en revisitant l’univers floral campagnard en autant de variations enchevêtrées. Les éclairages directs dissimulés dans la rampe permettent de saisir chaque détail des splendides costumes à l’ancienne (là aussi discrètement modernisés), tandis que la minutie de la reconstitution n’en oublie pas perruques et maquillages, parfaitement réalisés dans l’esprit du XVIIIe siècle.

Autour de cet écrin luxueux, la direction d’acteur apporte une sobriété bienvenue en contraste, tout en donnant davantage d’ampleur à la servante incarnée par Michel Fau, qui apparaît avec l’héroïne dans les mêmes atours, comme un double bienfaisant. Outre l’hilarité que procurent ses phrasés langoureux ou sa gestuelle empruntée, le comédien renforce opportunément le jeu théâtral lors des interventions féminines, tout en donnant de la crédibilité à la scène de la duperie dans le noir au III. On pourra dès lors regretter que l’aisance dramatique de Florie Valiquette, correcte, ne soit pas davantage à la hauteur de son partenaire. La Canadienne peine aussi à déployer sa petite voix au-delà de l’orchestre dans le parlé-chanté, tout en assurant mieux les airs avec son émission ronde et souple. 


Vivement applaudi en fin de représentation, Michael Spyres compose quant à lui un double-rôle irrésistible de fourberie, s’imposant à force de nuances dans les phrasés et d’aisance sur toute la tessiture. Privé d’air individuel, Franck Leguérinel affiche un abattage scénique de tous les instants (la mise en scène ayant la bonne idée de suggérer que Corcy en pince aussi pour le Postillon), tandis que Laurent Kubla compense graves insuffisants et faible projection par un jeu bien incarné.

A la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, Sébastien Rouland se montre quelque peu timide en début de représentation, demandant manifestement à ses musiciens d’alléger les textures pour ne pas couvrir les chanteurs : on gagne en détails raffinés ce que l’on perd en électricité. Fort heureusement, l’ancien assistant de Marc Minkowski se reprend après la pause et donne davantage de vigueur à son geste. On notera seulement un départ raté dans la toute dernière scène, occasionnant un cafouillage vite rattrapé avec le plateau. La gravure prévue devrait compenser ces quelques imperfections, tout en faisant espérer une prochaine résurrection lyrique excitante : et pourquoi pas Giralda (1850) du même Adam, l’un de ses ouvrages les plus reconnus, encore inédit au disque ?