samedi 29 octobre 2022

« Katia Kabanova » de Leos Janacek - Tatjana Gürbaca - Opéra de Genève - 23/10/2022

Après L‘Affaire Makropoulos en 2020, puis Jenufa l’an passé, l’Opéra de Genève poursuit l’exploration du legs lyrique de Leos Janacek, encore largement méconnu du grand public. Ainsi de Katia Kabanova (1921), qui adapte la pièce L’Orage (1859) d’Alexandre Ostrovski, dont l’histoire rappelle celle de Madame Bovary. Pilier du répertoire en Russie, cette pièce reste peu donnée sous nos contrées, même si Denis Podalydès en présentera une production très attendue l’an prochain, aux Bouffes du Nord à Paris et en tournée dans toute la France. En attendant, il faut courir découvrir l’adaptation qu’en fit Janacek, en resserrant l’action autour des tourments de l’héroïne. C’est là en effet l’un des chefs d’oeuvre du compositeur tchèque, qui fut inspiré par l’histoire oppressante d’une femme prise dans l’étau de l’hypocrisie des conventions sociales, lui rappelant sa propre relation obsessionnelle et impossible avec Kamila Stösslová, mariée tout comme lui.

Tout amoureux de l’orchestre ne voudra pas se priver de ce bijou de raffinement à l’orchestration portée par des bois aériens, où Janacek fait l’étalage de ses courts motifs mouvants et ductils, toujours au service de son sens dramatique affirmé : très affutée, la direction de Tomas Netopil est une merveille de bout en bout, allégeant les textures au service de tempi allants, mais jamais précipités. On aime aussi l’attention à bien différencier les climats, faisant ressortir toutes les spécificités des caractères en présence. Déjà applaudie l’an passé en Jenufa, Corrine Winters donne une composition saisissante dans le rôle-titre, offrant un mélange de fragilité et de force, en lien avec les intentions de la mise en scène de Tatjana Gürbaca. Sa voix chaude et bien projetée donne beaucoup de satisfactions, malgré quelques rudesses dans l’aigu. A ses côtés, la fraicheur de timbre rayonnante d’Ena Pongrac (Varvara) permet de bien figurer ce rôle, sorte de double positif de Katia, qui choisit de fuir le village corseté pour affronter la vie. Que dire, aussi, du toujours parfait Ales Briscein (Boris), qui n’a pas son pareil pour porter haut sa voix éloquente et son émission claire ? Quelle présence, encore, chez Tomas Tomasson, idéal de morgue et de brutalité en Dikoj, tandis que Magnus Vigilius est un Tichon de luxe, à l’émission sonore et parfaitement placée. Malgré quelques positionnements de voix un peu raides, Elena Zhidkova impressionne tout autant en belle-mère Kabanicha, à force de composition aussi lunaire que vénéneuse.

On pense plusieurs fois aux huis clos étouffants d’un Fassbinder ou d’un Ozon (surtout le film Huit Femmes) avec la proposition scénique très stylisée de Tatjana Gürbaca : souvent figés et éloignés les uns des autres en un ballet millimétré, les personnages évoluent dans un espace réduit, qui sert autant de caisse de résonance sonore (offrant un merveilleux confort acoustique aux interprètes) que de symbole de leur horizon social réduit. L’attention à la direction d’acteurs constitue le grand point fort de cette mise en scène toujours juste, même si l’on peut être surpris par certains partis-pris, montrant une Katia plus rebelle et provocatrice qu’attendu, de même qu’un couple Kabanicha-Dikoj plus trivial que jamais. De quoi animer cet opéra assez bref (environ 1h30) d’une constante vitalité sur le plateau, toujours en lien avec les moindres intentions musicales. Une réussite à ne pas manquer, à voir jusqu’au 1er novembre dans la belle cité genevoise.

samedi 22 octobre 2022

« Tannhäuser » de Richard Wagner - David Hermann - Opéra de Lyon - 21/10/2022

Précipitez‑vous ! Si l’Opéra de Lyon affiche complet pour la plupart des représentations de Tannhäuser, on sait d’expérience que plusieurs places se libèrent au fil du temps, pour le plaisir des plus persévérants. C’est là l’occasion de découvrir un plateau vocal proche de l’idéal, et ce malgré un rôle‑titre qui met du temps à se chauffer, faute d’une émission plus ouverte, occasionnant plusieurs aigus arrachés en première partie. En immense artiste qu’il est, Stephen Gould se rattrape par la suite, faisant valoir sa connaissance millimétrée d’un rôle qu’il chante sur les plus grandes scènes depuis une vingtaine d’années : précision redoutable de diction, phrasés montrant une attention au texte portée par un sens dramatique toujours très juste. A ses côtés, on aime la voix large à la résonance profonde de Liang Li (Hermann), sans parler de la noblesse d’âme portée par Christoph Pohl (Wolfram), d’une sensibilité aussi touchante que pudique en dernière partie. Mais ce sont peut-être plus encore les deux rôles féminins qui ravissent à force d’aisance technique rayonnante sur toute la tessiture, Johanni van Oostrum (Elisabeth) faisant valoir davantage d’émotion, en phase avec son rôle, là où Irène Robert (Vénus) se situe davantage en hauteur, en mêlant autorité et ardeurs maîtrisées.

Autour de seconds rôles parfaitement distribués, notamment le Biterolf tout d’éclat et de fraîcheur du timbre de Pete Thanapat, le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra de Lyon emportent l’adhésion à force de précision et de tranchant dans l’intention, à même de donner une vitalité dramatique saisissante dans les scènes d’ensemble. Autre grand artisan de la réussite de la soirée, Daniele Rustioni surprend au début de l’Ouverture par ses tempi lents, sans aucun vibrato, avant d’enflammer l’orchestre de toute sa fougue. On rentre peu à peu dans sa conception (à mille lieux des grandes lectures allemandes du passé), qui ose mettre sur le même plan mélodie principale et contrechant, autour de phrasés d’une grande ductilité et souvent impressionnants dans les fulgurances tempétueuses ou péremptoires. On a là un Wagner aérien, d’une légèreté joyeuse aux vents, qui rappelle plusieurs fois l’art de Mendelssohn au II, en contraste avec les parties plus verticales aux cuivres : de quoi évoquer le tourbillon ambivalent du rôle‑titre, écartelé tout du long entre désir charnel et élévation spirituelle, sous le regard implacable et censeur de ses pairs.


Si Tannhäuser (1845) reste l’un des ouvrages les plus attachants de son auteur, c’est que Wagner laisse entrevoir tous ses tourments juvéniles, à seulement 32 ans, donnant à entendre une variété de climats aussi colorée qu’admirable de vérité dramatique. Pour autant, il succombe déjà à sa propension pour les longs monologues introspectifs, qui réduisent l’action à peau de chagrin : dès lors, le metteur en scène franco‑allemand David Hermann choisit d’imaginer une transposition audacieuse en un futur post-apocalyptique, afin de renforcer la tension dramatique tout au long du spectacle (d’une durée de 4 heures 20, dont deux entractes).

C’est là un pari relevé haut la main, d’une maestria visuelle éblouissante partagée entre costumes et décors, à l’inspiration proches de l’univers de la saga Star Wars (rappelant en cela la grande réussite scénographique de L’Italienne à Alger de Rossini, un succès repris plusieurs fois en France, dont en 2019 à Tours). Autour d’éclairages variés, le décor est revisité astucieusement grâce à la multiplicité de ses possibilités d’exploration, réservant plusieurs surprises techniques, entre trappes révélées et retour stylisé du Venusberg au III. S’il est préférable de connaitre La Guerre des étoiles et de lire au préalable les intentions du metteur en scène pour bien suivre les différentes péripéties, le travail d’Hermann se montre cohérent de bout en bout, enrichissant le livret sans jamais le trahir et animant l’action en lien avec les moindres inflexions musicales. Plusieurs clins d’œil humoristiques raviront ainsi les fans de la saga, entre enfants grimés en Jawas chapardeurs et pape transformé en empereur Palpatine, aux pouvoirs télékinésiques. On aime aussi l’idée d’ajouter le personnage humanoïde muet qui accompagne Tannhäuser tout au long de son parcours initiatique, permettant une inattendue réconciliation en fin d’ouvrage entre les deux camps, grâce à l’intercession d’Elisabeth.

mercredi 19 octobre 2022

« Salomé » de Richard Strauss - Lydia Steier - Opéra Bastille à Paris - 18/10/2022

Après les reprises début septembre de Tosca et de La Flûte enchantée, rien de tel qu’une nouvelle production au parfum de scandale pour lancer véritablement la saison de l’Opéra de Paris ! C’est ainsi que la grande maison s’est fendue d’un rarissime communiqué d’avertissement sur le « caractère violent et/ou sexuellement explicite » de certaines scènes - un communiqué envoyé à l’ensemble des personnes qui avaient réservé le spectacle, et ce dès le lendemain de la générale. Pourquoi pas, après tout, en un temps où télévision et autre plateforme de vidéos à la demande ont adopté depuis longtemps un système de signalétique préventive. On connait par ailleurs les effets pervers de ce type d’avertissement, qui loin de décourager certains publics, peuvent au contraire les attirer à constater par eux-mêmes «l’outrage aux bonnes moeurs».

Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, l’Américaine Lydia Steier frappe fort en transposant l’action en un futur indéterminé, d’une violence et d’une cruauté identifiables dès les premières scènes de viol et de meurtre collectifs. A rebours du livret qui installe peu à peu un climat étouffant, l’ancienne assistante de Calixto Bieto choisit de nous plonger d’emblée dans l’horreur d’une élite décadente qui ne sait plus comment se distraire, sauf à perdre toute notion d’humanité. Face à cette barbarie, oser exprimer un sentiment, tel qu’aimer le prophète Jochanaan, n’en parait que plus incongru, à mille lieux de la folie autour de soi. Dans un tel contexte, on ne sera pas surpris que le prix à payer pour obtenir Jochanaan dépasse de loin la vénéneuse danse des sept voiles, pour se transformer en un viol consenti et particulièrement éprouvant. C’est dans la dernière scène que la vision d’horreur de Lydia Steier prend une signification nouvelle, éclairant le parcours initiatique de l’héroïne : en acceptant d’être une victime de son beau-père, Salomé n’est plus la fille de Babylone et de Sodome onie par Joachanaan en début d’ouvrage. Dès lors, l’action dédoublée prend tout son sens, avec d’un côté la Salomé originelle berçant la tête de Jochanaan, et de l’autre la Salomé transfigurée accompagnant le martyre de son promis dans la prison en hauteur.

Outre les qualités narratives, mais parfois trop répétitives de cette mise en scène, on pourra louer l’utilisation du volume de la scène et l’exploration du décor dans toutes ses facettes, qui permettent de voir une multiplicité de saynètes en même temps que l’action principale (même si les spectateurs du deuxième balcon sont malheureusement privés de la vision d’une partie des parties fines en hauteur). Le travail sur les costumes impressionne tout autant par sa variété imaginative, donnant beaucoup de crédibilité à cette transposition audacieuse. Il est toutefois regrettable que face à cette proposition souvent trash, la direction de Simone Young s’en tienne à une exploration doucereuse de la partition, en lissant par trop souvent les angles. On aurait aimé davantage de souffle dramatique pour nous emporter complètement, de même qu’une articulation plus prononcée pour faire ressortir les passages plus morbides. 

Grande triomphatrice de la soirée, Elza van den Heever (Salomé) remporte un accueil chaleureux du public, sans doute séduit par son investissement dramatique éloquent en dernière partie, lorsque la voix est en pleine puissance. On est plus réservé en revanche dans les passages plus apaisés, où la voix manque de projection dans les piani et le medium. On préfère de loin l’homogénéité sur toute la tessiture de John Daszak (Hérode), à l’émission souple et claire, sans parler de sa force de persuasion dramatique percutante à chaque apparition. Plus discret, Iain Paterson fait valoir un Jochanaan tout de noblesse de phrasés, au timbre toutefois un peu terne et peu sonore, tandis que Karita Mattila fait valoir tout l’éclat de son tempérament en Hérodiade, à même de faire oublier une voix fatiguée par les années. La distribution des seconds rôles est luxueuse, notamment les superlatifs et très en voix Tansel Akzeybek (Narraboth) et Katharina Magiera (Le page).

vendredi 14 octobre 2022

« Daphnis et Alcimadure » de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville - Jean‑Marc Andrieu - Opéra de Toulouse - 12/10/2022

Compositeur français le plus célèbre de son temps avec son aîné Rameau, Mondonville (1711‑1772) est l’un des protégés de la marquise de Pompadour, principale organisatrice des plaisirs culturels de Louis XV pendant une quinzaine d’années. C’est précisément devant la cour réunie à Fontainebleau que la pastorale Daphnis et Alcimadure (1754) remporte un grand succès, peu de temps après la fin de la querelle des Bouffons. Originaire de Narbonne, Mondonville a alors l’audace de proposer un ouvrage chanté en occitan (à l’exception du Prologue en français), qui incorpore des influences italiennes par une virtuosité vocale accrue (perceptible dès les vocalises du premier air d’Alcimadure), mais aussi une inventivité orchestrale d’une richesse infinie : on a peu souligné l’influence germanique dans la musique brillante de Mondonville, où l’on entend des échos du brio rythmique de son parfait contemporain Carl Philipp Emanuel Bach et peut-être plus encore de Johann Stamitz (bientôt appelé à quitter Mannheim pour Paris).

On se régale d’emblée de la musique enthousiaste de Mondonville, qui n’a pas son pareil pour caractériser des scènes bien différenciées, en brassant musiques populaires (tout particulièrement dans les nombreux divertissements dansés) et clins d’œil appuyés au Roi, du fanfaronnant finale du Prologue en hommage à sa clairvoyance guerrière, en passant par les parties dévolues à la chasse, au II. Si le livret étire le mince argument qui voit Alcimadure se refuser aux ardeurs de Daphnis, il trouve une facette comique savoureuse avec les intrigues de Jeanet pour réunir les tourtereaux, entre mises à l’épreuve et duperies. En dernière partie, l’ivresse rythmique de Mondonville s’apaise enfin quelque peu pour faire place à des scènes plus intimistes, d’une tendresse étreignante.

Fondateur de l’orchestre sur instruments anciens Les Passions, basé à Montauban, le chef Jean‑Marc Andrieu porte cette résurrection, plus de quarante ans après la dernière production entendue en France, à Montpellier (dont l’enregistrement est disponible sur YouTube). Si la pandémie a repoussé le projet, qui devait se monter à Narbonne, on est heureux de le retrouver cette année à Montauban et Toulouse, à chaque fois avec un public nombreux venu pour l’occasion. La direction vive d’Andrieu joue sur l’opposition entre les pupitres, entre attaques sèches et clarté des plans sonores. On aimerait certes, ici et là, davantage de respiration et de nuances, mais l’ensemble se tient, avec un orchestre de qualité, à l’exception notable des trompettes et cors, à l’interprétation trop brute de décoffrage. Le chef français bénéficie de l’apport de l’excellent chœur de chambre Les éléments, basé à Toulouse, très bien préparé pour l’événement. On note toutefois une propension à chanter trop fort en de maints endroits : est‑ce là un choix artistique ou une moindre prise en compte de l’acoustique du Théâtre du Capitole ?

Le concert bénéficie également d’un plateau vocal à la hauteur, d’un investissement dramatique rare pour une version de concert, où les interprètes rivalisent d’échanges en forme d’interaction facétieuse. Il faut sans doute remonter aux débuts parisiens de Marie‑Nicole Lemieux, ivre de ses tentatives de déstabilisation du jeune Philippe Jaroussky (voir notamment au Théâtre des Champs‑Elysées, en 2003), pour se rappeler un tel vent de folie sur le plateau – et tout cela sans jamais sacrifier à l’excellence technique. L’attention à l’expressivité est particulièrement perceptible chez François-Nicolas Geslot (Daphnis), merveilleux diseur, malheureusement parfois fâché avec la justesse (au I surtout). A ses côtés, Elodie Fonnard compose une Alcimadure criante de vérité, tant dans la fraîcheur du timbre que la capacité à faire imperceptiblement évoluer son personnage. Il ne lui manque qu’une prise de risque plus affirmée dans les parties difficiles pour nous emporter plus encore. On aime aussi les talents de comédien de Fabien Hyon (Jeanet), toujours très investi en ce domaine, comme dans la nécessaire diction, qui font oublier quelques rudesses dans les changements de registre. Rien de tel pour la délicate Hélène Le Corre, qui compose une Clémence aux phrasés souverains dans le Prologue, et ce malgré un manque de projection notable. 

mercredi 12 octobre 2022

« Rusalka » d'Antonín Dvorák - Stefano Poda - Opéra de Toulouse - 11/10/2022

En ce début de saison, la création toulousaine de Rusalka (1901) fait figure d’événement, tant le chef‑d’œuvre lyrique de Dvorák s’impose désormais comme l’un des piliers du répertoire de toutes les grandes maisons d’opéra à travers le monde. On comprend pourquoi, tant la finesse et les différents niveaux de lecture du livret, adapté du conte la Petite sirène d’Andersen, permettent d’explorer la richesse du mythe dans toutes ses facettes, faisant le terreau de nombreuses transpositions audacieuses (voir notamment les lectures psychanalytiques de Stefan Herheim en 2014 ou Nicola Raab en 2019).

Acclamé à Toulouse en 2019 avec Ariane et Barbe‑Bleue de Dukas, Stefano Poda peine cette fois à cacher son manque d’inspiration par son brio visuel, dans une réalisation certes somptueuse, mais aux partis pris trop répétitifs sur la durée. Le metteur en scène italien choisit d’aller plus loin encore que Robert Carsen à Paris (voir la dernière reprise de son spectacle en 2019) en plongeant littéralement tous ses personnages, humains exceptés, dans un immense bassin : autour des chanteurs principaux, une multitude de naïades compose un ballet larvaire d’une lenteur hypnotique, mais qui tourne rapidement à vide à force de figures répétées, sans parler du bruit occasionné, très gênant pour suivre la musique. Outre un message écologique un peu trop appuyé, avec ces bouteilles en plastique qui envahissent le bassin au début du II, Poda a l’idée d’entourer le Prince et la Princesse étrangère de doubles énigmatiques, tous grimés comme eux. Le narcissisme de ces personnages est‑il ainsi moqué ? A moins que Poda ne suggère des visions cauchemardesques de Rusalka ? Aucune piste d’explication ne vient malheureusement étayer davantage cette proposition, pourtant intéressante.

Face à cette mise en scène mitigée, la principale déception de la soirée vient de la direction trop raide de Frank Beermann, incapable de différencier les nombreux changements d’atmosphère de Dvorák, au I surtout, entre évocation de la nature et irruption du merveilleux. Pourtant si convaincant dans la musique germanique (voir ses dernières prestations toulousaines dans Bruckner, Strauss ou Wagner), l’ancien directeur musical de l’Opéra de Chemnitz se concentre davantage sur la noirceur du drame, ralentissant volontairement le tempo au service d’une lecture analytique, très appuyée dans son assise de graves.

Le plateau vocal réuni ne convainc pas davantage, ce qui est inhabituel à Toulouse, où Christophe Ghristi a habituellement un goût très sûr. On est ainsi surpris du choix de la sonore Anita Hartig, incapable de traduire la fragilité de Rusalka au I, tant ses brusques changements de registre la handicapent pour phraser et poser sa voix avec harmonie. Si la voix en pleine puissance impressionne par son impact vocal, on a là une Rusalka bien peu subtile, qui aurait trouvé davantage à s’épanouir dans des rôles de caractère, tel que celui de Jezibaba. C’est précisément dans ce rôle que le chant trop sage de Claire Barnett‑Jones manque de mordant et de couleur, peinant aussi à passer la rampe. Si Béatrice Uria‑Monzon donne à sa Princesse étrangère une incarnation plus vibrante, c’est au prix d’un vibrato très prononcé. On lui préfère de loin le chant souverain d’Aleksei Isaev (L’Ondin), d’une noblesse d’âme aussi sincère que bouleversante. On aime aussi les phrasés habités de Piotr Buszewski (Le Prince), au timbre pénétrant, à qui il ne manque qu’un soupçon de puissance pour pleinement nous emporter. Tous les seconds rôles, au premier rang desquelles les superlatives Nymphes, donnent beaucoup de satisfaction tout du long, de même que le Chœur et la Maîtrise du Théâtre du Capitole, désormais dirigés par Gabriel Bourgoin. 

mardi 11 octobre 2022

« Color » de Simon-Pierre Bestion - Opéra de Lille - 09/10/2022

Créé à l’initiative de Caroline Sonrier, directrice de l’Opéra de Lille, le festival d’ouverture de saison, dédié aux rêves, accueille pas moins de deux spectacles imaginés par Simon-Pierre Bestion et sa compagnie La Tempête, dont la reprise d’Hypnos, qui permet de retrouver le goût de Bestion pour la spatialisation sonore et l’interaction avec le public. Le virage n’en est que plus saisissant avec la création du nouveau spectacle Color, qui installe ses 7 interprètes vissés sur scène pendant environ 1h15, avec des artifices limités, tels que fumigènes et éclairages façon concert de jazz. Si on ne peut malheureusement se fier à la note d’intention évasive de Simon-Pierre Bestion pour bien saisir où le génial trublion veut nous emmener, c’est davantage la liste des instruments réunis qui offre quelques indices avec son mélange audacieux entre sonorités modernes (batterie, saxophone, clarinette) et d’autres plus anciennes, aux réminiscences médiévales et orientales envoûtantes (cornet à bouquin, dulciane, duduk ou ney).

Le jeu de piste se poursuit avec la liste des pièces du programme, toutes dévolues à l’amour infini de Simon-Pierre Bestion pour la musique ancienne, dont on comprend rapidement, dès le début du concert, qu’elles ont été réorchestrées pour l’occasion : peu à peu, les effluves orientaux nous plongent en un univers sonore proche de la musique d’Ibrahim Maalouf, où les vents dominent. Mélismes et mélodies entêtantes plantent le décor durablement, tandis que Simon-Pierre Bestion intervient au piano, plus rarement au virginal, en accents volontiers jazzy. Long crescendo et boeufs se succèdent en un concert aux frontières des musiques du monde, du fait de l’instrumentarium réuni.

A rebours de toute velléité soliste, la soprano Amélie Raison intervient sans excès de virtuosité, ses envols cristallins très souples, osant aussi une présence plus discrète par endroit, à la manière d’une choriste. Si les musiciens donnent occasionnellement de la voix, notamment dans le final populaire dédié à la Petite camusette de Josquin Despres, on note une utilisation inattendue du clapping (applaudissement utilisé comme un instrument), trompant une partie du public, qui y voit là une incitation à faire de même. Avant le bis dédié à l’étourdissant Gloria de la Messe de Notre Dame de Guillaume de Machaut, le chef prend brièvement la parole devant le public pour s’étonner de la vision utopique de la musique ancienne ainsi révélée. Simon-Pierre Bestion a ainsi relevé le pari de faire entendre son répertoire favori avec des sonorités inédites : Chapeau l’artiste !

lundi 10 octobre 2022

« Sémélé » de Haendel - Barrie Kosky - Opéra de Lille - 08/10/2022

Voilà déjà 8 ans que Barrie Kosky et Emmanuelle Haïm ont fait les délices du public lillois, avec Castor et Pollux de Rameau, autour d’une production venue de l’English National Opera de Londres / ENO. Cette fois, c’est du Komisch Oper de Berlin, où le metteur en scène australien a officié entre 2012 et 2022, que nous vient cette production très réussie de Sémélé (1744) de Georg Friedrich Haendel.

De quoi retrouver le goût de Barrie Kosky pour une scénographie unique et épurée, qui choisit d’enfermer ses protagonistes dans un appartement classieux aux boiseries calcinées, magnifiquement revisité par les éclairages et les fumigènes tout au long de l’action. D’emblée, Kosky rappelle le mythe de Sémélé et sa vanité punie par la foudre divine, en un bref résumé diffusé sur le rideau de scène : le tas de cendre d’où émerge Sémélé au début puis à la fin de l’ouvrage, préfigure le principal parti-pris de cette mise en scène qui voit l’héroïne revivre son traumatisme, comme une histoire qu’elle serait condamnée à éprouver ainsi éternellement.

A partir de ce cauchemar éveillé, Kosky convoque son sens de la flamboyance, avec quelques outrances savamment dosées dans la direction d’acteur dynamique et enlevée, y compris pour le choeur, mais aussi de nombreuses surprises venues du décor, très bien exploité. Sans parler de la présence renforcée du merveilleux (la foudre ou les pouvoirs des Dieux) qui vient rythmer le spectacle à plusieurs reprises.

On est moins enthousiaste en revanche concernant la direction musclée d’Emmanuelle Haïm, notamment lors des parties rythmiques surarticulées et souvent trop raides, qui accentue l’impression d’orchestration en noir et blanc d’Haendel dans cet ouvrage, aux bois peu sollicités. On préfère nettement sa battue dans les passages plus apaisés, où la Française fait preuve de davantage de nuances, osant enfin lâcher la bride pour offrir les quelques libertés de phrasés tant attendues.

Fort heureusement, le plateau vocal réuni se montre proche de l’idéal, à quelques réserves près. Ainsi de la prestation gourmande d’aisance d’Elsa Benoit (Sémélé), dont le rôle semble avoir été écrit pour elle, et qui vaut à la soprano un triomphe mérité en fin de représentation : aigu rayonnant et vocalises agiles donnent une perfection technique superlative à la Française, qui peut ainsi se concentrer sur son interprétation, très engagée. On aime aussi la Junon d’Ezgi Kutlu, d’une belle rondeur d’émission, de même que l’Ino délicieuse de finesse de Victoire Bunel.

C’est peut-être plus encore Stuart Jackson (Jupiter) qui surprend par son impact physique brut, très impressionnant au début, avant de faire valoir toute sa sensibilité dans les piani ensuite, et ce malgré une perte de substance dans l’aigu, par endroits. Autre grande satisfaction de la soirée avec la prestation superlative de Paul-Antoine Bénos-Djian (Athamas), déjà très en verve en début d’année dans le rôle-titre de Rinaldo à Rennes. On ne peut que rendre les armes devant un timbre qui irradie sans effort apparent, au service d’une noblesse de phrasés toujours très à propos. Seul Evan Hughes (Somnus) déçoit quelque peu avec une diction engorgée, tandis que le choeur du Concert d’Astrée ravit une nouvelle fois par son investissement dramatique, par ailleurs bien exploité par une judicieuse spatialisation sonore – le choeur étant réparti en plusieurs endroits de la salle à la fin du spectacle.

dimanche 9 octobre 2022

« Iphigénie en Aulide » de Christoph Willibald Gluck - Julien Chauvin - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 07/10/2022

Judith van Wanroij  et Stéphanie D’Oustrac

Bien moins connue que la seconde Iphigénie qui situe l’action en Tauride, Iphigénie en Aulide (1774) est le tout premier ouvrage lyrique composé en français par Gluck, à la demande de Marie-Antoinette, son ancienne élève à Vienne. L’ouverture très réussie annonce le drame à venir par ses fulgurances intempestives, révélatrices de l’instinct théâtral affirmé de Gluck : la direction enthousiaste de Julien Chauvin joue l’épure et la clarté des lignes dans l’introduction lente, mystérieuse, avant d’animer son orchestre par des attaques sèches, des dialogues aériens entre les pupitres. Son engagement et ses tempi vifs permettent de bien unifier les différents matériaux, qui donnent un aspect séquentiel parfois déroutant, et ce bien au-delà de la seule ouverture. Avec ce premier essai parisien, Gluck tente d’innover par sa recherche sur les ruptures de ton et les transitions audacieuses, qui se manifeste par une attention soutenue au rebond rythmique et à l’allègement des textures. Malheureusement, le premier acte bavard s’enlise dans une musique trop souvent doucereuse, autour d’une inspiration manifestement peu stimulée par un livret faible et répétitif. Gluck s’enflamme davantage après l’entracte, lorsque l’étau se resserre autour d’Iphigénie, tout en multipliant les audaces formelles (nombreux duos, trios et ensembles, avec une place conséquente du choeur).

C’est tout particulièrement le brio des airs dévolus à Achille qui impressionne tout du long, d’autant que la prestation de haute volée de Cyrille Dubois donne le frisson à force d’investissement dramatique. Son timbre éclatant, de même que son émission claire et bien projetée, sont toujours au service du sens, avec une diction millimétrée – un atout toujours aussi décisif pour le ténor français. Tout aussi impressionnante dans l’éclat, Stéphanie D’Oustrac fait montre d’un tempérament saisissant d’autorité qui colle parfaitement à son rôle de mère outragée, et ce malgré des approximations techniques, ici et là, qui occasionnent quelques rudesses. Davantage maitresse de son placement de voix, Judith van Wanroij sculpte les mots avec un amour de la langue (faisant oublier ses origines non francophones), d’une élégante rondeur, même si elle est davantage à la peine dans la tessiture grave, très sollicitée après l’entracte.


A ses côtés, Tassis Christoyannis fait valoir ses habituelles qualités de noblesse de phrasés, même si on note un démarrage difficile avec un vibrato trop présent, un manque de noirceur dans certains passages. On lui préfère de loin la jeunesse vocale rayonnante de Jean-Sébastien Bou, dans un rôle malheureusement trop court, ou les réparties toujours finement ciselées de David Witczak, à même de donner beaucoup de crédibilités à ses personnages. Outre des seconds rôles bien distribués (tous sélectionnés parmi les choristes), c’est précisément le choeur des Chantres du Centre de musique baroque de Versailles qui ravit à chacune de ses interventions, offrant un mélange de ferveur d’ensemble et une myriade de détails individuels bienvenus.
Piloté par le Centre de musique baroque de Versailles, ce concert enregistré sur le vif sera diffusé prochainement sur la chaîne TCE live.

 

lundi 3 octobre 2022

« Robert le Diable » de Giacomo Meyerbeer - Marc Minkowski - Disque Palazzetto Bru Zane

 

Le Centre de musique romantique française frappe encore un grand coup en nous rendant, si l’on peut dire, l’un des ouvrages lyriques les plus célèbres au XIXe siècle, Robert le Diable : créé en 1831, le tout premier opéra en français de Meyerbeer est passé de mode au siècle suivant, en même temps que son auteur, pourtant admiré de tous ses contemporains, Wagner compris (du moins lorsqu’il avait besoin de lui, en début de carrière). Pour autant, la découverte de l’ouvrage en concert, comme à Bordeaux l’an passé, avec toute l’équipe du présent disque, donne une idée du potentiel dramatique de ce grand opéra, d’une richesse d’inspiration inépuisable pour qui veut bien lui donner sa chance. On reste en effet bluffé tout du long par la capacité de Meyerbeer à surprendre, autant par la variété des climats entrecroisés que la subtilité de son orchestration superbement ciselée, à chaque fois au plus près des intentions dramatiques. L’instinct musical fluide et naturel de Meyerbeer dans les scènes intimistes fait souvent penser à Verdi, qui puisa certainement dans ce chef‑d’œuvre une inspiration décisive, audible dans La Traviata (1853) notamment.

Une autre explication de la quasi‑disparition de cet ouvrage des scènes lyriques de nos jours (hormis par exemple à Londres en 2012 ou à Bruxelles en 2019) est la difficulté à réunir un plateau vocal à la hauteur, qui, outre le brio vocal redoutable requis, doit maîtriser parfaitement la langue française pour rendre justice à la déclamation, essentielle ici. Ce disque relève le pari haut la main grâce aux bons soins des équipes du Palazzetto Bru Zane, soutien toujours aussi décisif pour les non‑francophones (trois parmi les quatre chanteurs principaux).

Ainsi de John Osborn (Robert), qui prouve une nouvelle fois son affinité avec le répertoire français (voir encore récemment son interprétation éloquente dans La Juive, à Genève), à force d’aisance et d’éclat sur une large tessiture, sans jamais oublier le sens du texte. A ses côtés, Erin Morley (Isabelle) fait valoir un velouté d’émission et des aigus rayonnants avec une facilité déconcertante, d’une tendresse étreignante, qu’il faut absolument entendre dans la cavatine déchirante « Grâce pour toi » au IV, l’un des sommets de l’ouvrage. On aime aussi grandement l’étourdissante Amina Edris (Alice), très à l’aise dans la virtuosité, même si la prononciation reste à améliorer dans les passages rapides. C’est là le grand point fort de Nicolas Courjal (Bertram), et ce malgré un vibrato prononcé dans les parties plus enlevées. Le chanteur français démontre toute ses qualités superlatives de diseur, qui lui ont déjà valu des louanges méritées en des rôles similaires (notamment celui de Méphistophélès dans La Damnation de Faust).

Aux côtés de seconds rôles tous très investis, le Chœur de l’Opéra national de Bordeaux fait valoir des qualités de précision surtout audibles côté féminin. Mais c’est surtout la prestation de Marc Minkowski, à la tête d’un excellent Orchestre national Bordeaux Aquitaine, qui rend cette publication indispensable, à force d’énergie communicative, d’ivresse rythmique et d’attention aux nuances. De grands disques, qui portent haut le génie de Meyerbeer.