mercredi 26 juin 2019

« Le Médium » de Gian Carlo Menotti et « Satyricon » de Bruno Maderna - Opéra de Francfort - 24/06/2019


En cette fin de saison, l’Opéra de Francfort propose un couplage pour le moins inattendu en réunissant deux contemporains d’origine italienne aux esthétiques en apparence opposées. Eloigné de l’avant-garde sérielle, Gian Carlo Menotti (1911-2007) obtint avec Le Médium son premier succès lyrique dès 1946, parvenant à une reconnaissance durable aux Etats-Unis, en tant que compositeur ou librettiste de son compagnon Samuel Barber. De son côté, Bruno Maderna (1920-1973) embrassa un parcours éclectique, entre soutien actif à la musique contemporaine européenne, dans le sillage de son mentor Hermann Scherchen, tout en menant une brillante carrière de chef d’orchestre, internationalement reconnu, ou encore de compositeur à ses heures perdues. Son ami Pierre Boulez n’a cependant pas manquer de railler sa curiosité pour tous les répertoires, qui lui fit précisément diriger, entre autres, la musique jugée passéiste de Menotti. Composé peu de temps avant son décès prématuré en 1973, son Satyricon partage avec Le Médium une musique foisonnante qui sait s’adapter aux différents climats pour obtenir une variété toujours excitante et imaginative. Si le langage de Maderna reste ancré dans la déclamation et une orchestration «bruitiste», il s’amuse également à incorporer de courts extraits d’ouvrages connus, dans la veine polystylistique d’un Schnittke.

La soirée prend place au Bockenheimer Depot (une salle équivalente aux Ateliers Berthier à Paris) autour d’une nouvelle disposition de l’orchestre, situé devant la scène, au centre. Contrairement à la salle principale de l’Opéra de Francfort, les surtitres en anglais sont ici absents, ce qui est gênant pour la seconde partie de soirée, tant certains passages hystériques du Satyricon n’avantagent pas la diction. Quoi qu’il en soit, le nouveau placement de l’orchestre permet de se sentir au cœur de la musique, tout en demandant cependant aux interprètes de s’imposer dans les passages les plus soutenus. C’est surtout vrai pour Louise Alder (Monica), qui dispose d’une belle projection lorsque la voix est bien posée, plus en délicatesse dans les accélérations. Elle compose une vibrante Monica au niveau théâtral, vivement applaudie à l’issue de la représentation, à l’instar de la superlative Flora de Meredith Arwady. Trop rare en Europe, le contralto américain nous régale de son timbre opulent et sonore, toujours au service de l’intention dramatique. Elle est ainsi parfaitement en phase avec les intentions de la mise en scène de Hans Walter Richter, qui accentue la violence autour de Toby, entre perversité et cruauté. Plus étonnant, Richter choisit de ne pas croire à l’amour de Monica pour le jeune muet, l’enfermant dans un cauchemar vivant des plus durs entre les deux tortionnaires. On est bien loin ici de la version plus nuancée découverte l’an passé à Berne dans la mise en scène d’Alexander Kreuselberg, qui faisait valoir une complicité entre les deux tourtereaux, alternant intermèdes comiques et poétiques, au moyen de la danse. Ici, le drame reste uniformément noir jusqu’au coup de théâtre final.

Changement d’atmosphère après l’entracte, avec une scène entièrement mise à nu, hormis une estrade et quelques accessoires peu à peu révélés, terrain de jeu d’une bande de joyeux drilles farfelus et délurés: trois jeunes danseurs efféminés, aux costumes extravagants, apportent un vent de folie tout du long, tandis que les chanteurs s’affairent. Avec cette mise en scène confiée cette fois à Nelly Danker, il se passe toujours quelque chose sur le plateau, en phase avec l’énergie foisonnante de la partition, précédée de quelques extraits sonores du fameux film homonyme de Fellini, sorti en 1969. Plusieurs traits d’humour sont opportunément distillés ici et là, telle la scène d’ombres chinoises qui fait croire à une vaste orgie en arrière-scène, avant de dévoiler les solistes en pleine séance de méditation. Tous les solistes sont à la hauteur de l’événement, particulièrement la Fortunata de Susanne Gritschneder, qui recueille, à l’instar de la troupe, une belle salve d’applaudissements à l’issue de la représentation. On notera enfin la direction attentive de Simone Di Felice, qui n’évite pas quelques décalages, tandis que Nikolai Petersen s’était montré plus heureux en ce domaine en début de soirée, avec toutefois une tendance par endroit à faire sonner trop fort son orchestre.

mardi 25 juin 2019

Quatuors de Haydn et Chostakovitch - Eliot Quartet - Festival Bach à Leipzig - 23/06/2019

Preuve s’il en est besoin de la variété des événements proposés lors de la Bachfest, le présent concert permet de découvrir l’un des jeunes quatuors allemands parmi les plus prometteurs du moment. Formé en 2014 à Francfort, où il est toujours en résidence, le quatuor rassemble des solistes venus d’horizons divers : deux Russes, un Canadien et un Allemand. Entre eux, l’entente et l’écoute mutuelle semblent évidents dès les premières mesures du Quatuor à cordes n° 5, opus 76 (1797) de Haydn, entonnées dans l’acoustique sonore de l’ancienne bourse aux échanges (reconstruite à l’identique après-guerre). L’énergie du premier violon irradie en un geste démonstratif dans les passages verticaux, rapidement suivi par ses collègues qui ne lui cèdent en rien dans le tranchant. On est loin de la sérénité fantasmée de “Papa Haydn”, ici revigoré par une fougue toujours excitante. Les parties apaisées exclut tout dramatisme et vibrato, au service d’une lecture qui privilégie la perfection technique et la musique pure.

Les différents extraits d’oeuvres de Bach permettent ensuite à chacun de se distinguer individuellement, notamment dans l’Andante de la sonate BWV 1003 (habituel bis des plus grands violonistes) ou dans le célébrissime prélude de la Suite pour violoncelle BWV 1007. Le concert atteint cependant son point d’orgue avec l’une des plus belles interprétations du Quatuor à cordes n° 8 (1960) de Chostakovitch qu’il nous ait été donné d’entendre. Les jeunes solistes surprennent dès l’introduction par une lecture détaillée et analytique qui allège son côté sombre : la pudeur ainsi à l’oeuvre laisse sourdre une émotion à fleur de peau, ce que confirme le violent contraste du premier tutti, à la hargne rageuse. Le thème dansant qui suit est murmuré dans les piani, avant une nouvelle rupture façon “feu sous la glace”. Seule la toute fin du morceau perd quelque peu en intensité, mais n’enlève rien à la très favorable impression d’ensemble. Cette lecture sans concession donne en effet un écrin passionnant à cet ouvrage d’essence symphonique. En bis, les interprètes nous régalent du Da Pacem Domine d’Arvo Part, pour le plus grand bonheur de l’assistance, visiblement ravie.

« Messe en si mineur » de Bach - David Stern - Festival Bach à Leipzig - 23/06/2019

David Stern
En cette fin d’après-midi, l’excitation monte dans l’attente du concert de clôture de la Bachfest, dédié à la Messe en si mineur (1749) de Bach : tous les pas semblent converger vers l’Eglise Saint-Thomas, la plus prestigieuse de la ville de Leipzig, remplie à craquer pour l’occasion. C’est là qu’officia le maitre de 1724 jusqu’à sa mort, lui donnant ses lettres de noblesses, avant d’y être enterré au niveau du choeur. Même si l’acoustique est quelque peu étouffée à cet endroit, donnant une impression d’éloignement par rapport aux interprètes réunis sur la tribune de l’orgue à l’opposé, entendre la Messe en si mineur aux cotés du maitre ne peut manquer d’impressionner.

Les premières notes de l’ouvrage raisonnent avec un sens évident de l’économie et de la modestie, en un legato enveloppant : l’impression de douceur ainsi obtenue invite au recueillement, comme une caresse bienveillante. On est bien éloigné des lectures nerveuses et virtuoses qui donnent un visage plus spectaculaire à cette messe. Ce geste serein a pour avantage de mettre en valeur la jeunesse triomphante du splendide choeur d’enfants Tölzer, venu tout droit de Munich. Alors que l’ouvrage ne fait pas parti de leur répertoire, les jeunes interprètes font preuve d’une vaillance et d’une précision sans faille, de surcroit jamais pris en défaut dans la nécessaire justesse. C’est la sans doute le bénéfice d’une tournée mondiale qui les a mené en Chine et en France, au service de la promotion de cet ouvrage, avec David Stern.

Si la direction du chef américain a les avantages détaillés plus haut, on pourra toutefois regretter que le niveau technique global de son ensemble affiche plusieurs imperfections tout du long du concert, notamment au niveau des vents et trompettes, juste corrects. La qualité des solistes réunis se montrent aussi inégale, avec de jeunes chanteurs très prometteurs, Theodora Raftis et Andrés Agudelo, tous deux parfaits d’aisance technique. Andreas Scholl a pour lui des phrasés toujours aussi distingués, mais désormais entachés d’un timbre très dur dans l’aigu, tandis que Laurent Naouri a du mal à faire valoir ses habituelles qualités interprétatives dans ce répertoire, décevant les attentes par une émission engorgée et terne.

« Cycle des seize cantates de Weimar » de Bach (4/4) - Vox Luminis - Festival Bach à Leipzig - 23/06/2019

Lionel Meunier
On ne remerciera pas assez la Bachfest de nous inciter à quitter le centre-ville de Leipzig pour découvrir l’Eglise Saint-Michel, située à proximité du zoo, au nord. Miraculeusement épargné par les bombardements de la Deuxième guerre mondiale, l’édifice trône au devant d’un square qui le met admirablement en valeur. Mais c’est surtout son intérieur qui surprend par sa variété de style virtuosement entremêlés, relevant essentiellement du néogothique et de l’Art nouveau, tous deux encore en vogue en 1904. L’observation des élégants et nombreux détails, tout particulièrement les boiseries végétales enchevêtrées autour de l’orgue, constitue un motif de curiosité pendant tout le concert – à même de faire oublier la chaleur étouffante en ce milieu d’après-midi estival.

Le concert ne passionne malheureusement pas outre mesure, et ce en dépit de l’excellente acoustique et des incontestables qualités individuelles des huit chanteurs de Vox Luminis. Dès lors que l’ensemble est dans son coeur de répertoire, la musique chorale, on atteint les sommets : la précision et la ferveur lumineuses obtenues sont à la hauteur de sa réputation. Pour autant, la sollicitation des mêmes interprètes en rôle soliste laisse entrevoir tout ce qui les sépare de ce graal, tandis que l’accompagnement chambriste atteint un niveau moyen – quelques verdeurs notamment. On ne fera pas ici le détail des imperfections de chacun, mais il n’en reste pas moins que la qualité globale de ce dernier concert de l’intégrale des cantates de Weimar s’en ressent. Dommage.

lundi 24 juin 2019

« Cycle des seize cantates de Weimar » de Bach (2/4) - Philippe Pierlot - Festival Bach à Leipzig - 22/06/2019

Weißenfels
C’est un concert de la chaussure ?” commente malicieusement un touriste anglais en visitant le musée de la chaussure de Weißenfels, quelques minutes avant d’assister au concert donné dans la chapelle du Château. Un trait d’humour à même d’animer la visite d’un musée aux murs décrépis, dont la richesse et la diversité des collections, tournées vers le monde, doivent toutefois inciter à dépasser ce premier regard défavorable. Cette collection passionnante rappelle les grandes heures industrielles de la ville de Weißenfels, située à mi chemin entre Weimar et Leipzig (à environ trente minutes en car de cette dernière). La visite de la cité nichée en contrebas du Château nous rappelle combien l’ex-Allemagne de l’Est, au-delà des grandes villes d’ores et déjà en grande partie rénovées, n’a pas encore effacé tous les stigmates de la désindustrialisation : la fuite de nombreux habitants explique pourquoi autant de maisons délabrées et de commerces fermés donnent une triste mine au centre-ville. En grande partie épargnée par les bombardements de la Deuxième guerre mondiale, Weißenfels possède pourtant un potentiel touristique qui devrait l’aider à accélérer sa rénovation : le présent concert contribue à cette revitalisation, ce dont on ne peut que se féliciter.
Le concert se situe dans le cadre du cycle des seize “cantates de Weimar”, donné en quatre concerts par la Bachfest avec des formations variées, qui permet de s’intéresser à Jean-Sébastien Bach (1685-1750) en tant que compositeur de cour. Bach fut notamment organiste et premier violon pour le duc de Saxe-Weimar de 1708 à 1717, tout en gardant ensuite de bonnes relations avec lui. L’Allemagne, alors émiettée en une multitude de royaumes, duchés ou principautés, voit en effet ces différentes cours se disputer les faveurs des plus grands compositeurs : le rayonnement artistique de cette riche période n’a de cesse de fasciner encore aujourd’hui.

Philippe Pierlot
Le concert se situe dans le cadre du cycle des seize “cantates de Weimar”, donné en quatre concerts par la Bachfest avec des formations variées, qui permet de s’intéresser à Jean-Sébastien Bach (1685-1750) en tant que compositeur de cour. Bach fut notamment organiste et premier violon pour le duc de Saxe-Weimar de 1708 à 1717, tout en gardant ensuite de bonnes relations avec lui. L’Allemagne, alors émiettée en une multitude de royaumes, duchés ou principautés, voit en effet ces différentes cours se disputer les faveurs des plus grands compositeurs : le rayonnement artistique de cette riche période n’a de cesse de fasciner encore aujourd’hui. Les cantates présentées par Philippe Pierlot à Weißenfels (qui faisait partie du fief de Weimar et non de Leipzig) ont toutes été composées entre 1714 et 1716, mais offrent toutefois une variété digne de l’inspiration du maitre allemand. Elles trouvent à s’épanouir dans la chapelle du château, bénéficiant d’une acoustique étonnamment précise, obtenue en faisant jouer les interprètes au niveau de la tribune de l’orgue : on gagne en confort sonore ce que l’on perd en proximité avec les artistes.

Les interprètes mettent un peu de temps à se chauffer, d’autant que le tempo un peu trop vif de Philippe Pierlot ne les aide guère au début. Peu à peu, la direction gagne cependant en respiration, en une lecture chambriste sérieuse et de bonne tenue, mais qui ne soulève pas l’enthousiasme pour autant – du fait notamment d’un violoncelle solo assez prosaïque. Les solistes montrent un bon niveau général, dominé par le superbe Leandro Marziotte, un contre-ténor aux phrasés naturels et aériens, sans parler de son timbre délicieusement velouté. Hannah Morrison a quant à elle un aigu un peu dur dans les parties difficiles et des passages de registres arrachés dans la virtuosité. Lorsqu’elle quitte les passages périlleux, elle remplit parfaitement sa partie, de même que le ténor correct d’Hans Jörg Mammel, en dehors des accélérations qui mettent à mal la justesse. Enfin, on aime la puissance et l’expressivité de la basse Matthias Vieweg, même s’il a parfois tendance à se laisser emporter par son tempérament, occasionnant un placement de voix approximatif.

« Cycle des seize cantates de Weimar » de Bach (3/4) - Rinaldo Alessandrini - Festival Bach à Leipzig - 22/06/2019

Eglise Saint-Nicolas
A l’instar de sa voisine Dresde, Leipzig ne cesse de retrouver sa splendeur d’antan, d’année en année, effaçant les erreurs architecturales de l’après-guerre par d’opportuns rehabillages ou reconstructions dans un style ancien. Pratiquement dédié aux piétons, le centre-ville est d’ores et déjà envahi par les touristes en cette saison estivale, tous séduits par les nombreuses terrasses à chaque coin de rue. Outre l’attrait évident que représentent les gloires musicales locales (Bach et Mendelssohn bien sûr, mais aussi… Wagner, natif de la Cité), il faudra se perdre dans les nombreux et splendides passages couverts dont l’état de conservation ne manquera pas d’impressionner les amateurs.

Pendant dix jours, la Bachfest donne à entendre des accents venus des quatre coins du monde – les Français représentant les deuxièmes visiteurs européens en nombre (hors Allemagne) après les Néerlandais. On ne s’en étonnera pas, tant la manifestation fait figure d’événement avec pas moins de 150 manifestations organisées pendant cette courte période, permettant de faire vivre un répertoire centré sur la famille Bach et ses contemporains, sans oublier Mendelssohn, et ce à travers toute la ville et les environs. On pourra aussi opportunément coupler sa visite avec le festival Haendel, qui se tient dans la ville voisine de Halle la semaine précédent la Bachfest.

Roderick Williams
Parmi les joyaux de la cité, l’Eglise Saint-Nicolas et ses surprenantes colonnes végétales aux tons pastels “girly”, alternant vert et vieux rose, tient une place prépondérante (elle a notamment accueilli la création de la Passion selon Saint-Jean de Bach), et ce d’autant plus que son excellente acoustique en fait un lieu prisé pour les concerts. C’est ici que se déroule l’un des plus attendus de cette édition 2019, sous la direction de Rinaldo Alessandrini. Son geste énergique met d’emblée en valeur les qualités individuelles superlatives de l’Akademie für Alte Musik Berlin, très engagée pour rendre leur éclat à ces cantates d’apparat, toutes composées pour Weimar. On soulignera notamment le trompette solo impressionnant de sureté et de justesse ou le violoncelle solo gorgé de couleurs, tandis que les chanteurs atteignent aussi un très haut niveau.

Si Katharina Konradi impressionne par son aisance technique au service d’un timbre superbe, on est plus encore séduit par la noblesse des phrasés d’Ingeborg Danz, tout simplement bouleversante d’évidence dans son premier air. Les quelques limites rencontrées dans les accélérations restent cependant parfaitement maitrisées par cette chanteuse qui sait la limite de ses moyens. A ses cotés, Patrick Grahl donne tout l’éclat de sa jeunesse à son incarnation, portée par une diction impeccable et une voix claire. Enfin, Roderick Williams passionne tout du long par l’intensité de ses phrasés et l’attention accordée au texte, même s’il se laisse parfois couvrir par l’orchestre. Que dire, aussi, du parfait choeur de chambre de la RIAS, aux interventions aussi millimétrées qu’irradiantes de ferveur ? Sans doute pas le moindre des atouts de ce concert en tout point splendide.

dimanche 23 juin 2019

« Le Roi Carotte » de Jacques Offenbach - Opéra de Hanovre - 21/06/2019


Vent de folie pour la dernière représentation du Roi Carotte (1872) imaginée par Matthias Davids pour Hanovre, puis Vienne (au Volksoper du 23 novembre au 14 janvier) ! La salle remplie à craquer n’a pas souffert de la concurrence de la Fête de la musique (appelée ainsi et non pas dans la langue de Goethe!) organisée dans toute la ville et plus particulièrement sur le parvis de l’Opéra: on aura rarement entendu un public aussi chaleureux, et ce dès le début de la représentation. Il est vrai que l’assistance a été opportunément garnie de nombreux enfants et adolescents, visiblement ravis de découvrir dans leur langue maternelle les rocambolesques mésaventures du Roi Fridolin, en prise avec le Roi Carotte, les habitants de Pompéi, un singe, des fourmis...

Autre motif d’hilarité générale avec l’impayable Roi Carotte de Sung-Keun Park qui, non content de s’être cassé le pied et de chanter le rôle sur le côté pendant qu’un figurant le représente sur scène, s’en donne à cœur joie dans les pitreries et accents comiques, volant la vedette à Fridolin. Même si son chant manque parfois de substance, on ne peut qu’être conquis par autant d’engagement, tandis que la mise en scène le fait malicieusement consoler son double malheureux en fin d’ouvrage pour le plus grand bonheur du public.


Matthias Davids joue tout du long la carte d’une mise en scène bon enfant, en imaginant une répétition mal embarquée avec des chanteurs dissipés et farfelus: les bouffonneries se succèdent dans la bonne humeur autour d’une scénographie volontairement minimaliste qui met en valeur les superbes costumes et masques de légumes. La direction d’acteur manque toutefois de précision dans les scènes de groupe: on est loin de la maestria et de l’imagination débordante du Roi Carotte vu par Laurent Pelly lors de la résurrection de l’ouvrage, à Lyon en 2015, puis à Lille en 2018. Quoi qu’il en soit, cette illustration plus classique fonctionne bien dans son esprit bouffon, bien incarné par la troupe réunie pour l’occasion.

Ainsi du délicieux double rôle comique de Daniel Drewes, qui n’a pas son pareil pour provoquer le rire entre perversité et arrogance, ou du Fridolin rigolard d’Eric Laporte, par ailleurs très investi vocalement. A leurs côtés, Josy Santos (Robin-Luron) montre parfois quelques limites techniques dans les accélérations, mais assure bien sa partie par ailleurs, tandis que les impeccables Athanasia Zöhrer (Rosée-du-Soir) et Anke Briegel (Cunégonde) brillent toutes deux au niveau vocal, surtout dans les aigus rayonnants. On mentionnera encore le superlatif Uwe Gottswinter (Baron Koffre, Pyrgopolyneikis) et le chœur local, très correct.


Enfin, Valtteri Rauhalammi n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée, avec ses vifs tempi qui font swinguer l’énergie rythmique d’Offenbach, tout en faisant ressortir le travail sur les vents par des saillies bienvenues (remarquable scène du chemin de fer à Pompéi, notamment). On espère désormais que cet ouvrage superbe (surtout dans l’ivresse de sa première partie) fera l’objet d’un enregistrement discographique, même partiel. Il est à noter que le présent spectacle comportait des coupures différentes de celles opérées à Lyon, mais globalement moins importantes au niveau musical (grâce au maintien, notamment, de la scène de Quiribibi).

samedi 22 juin 2019

« Les Puritains » de Vincenzo Bellini - Vincent Boussard - Opéra royal de Wallonie à Liège - 20/06/2019


Crée en fin d’année dernière à Francfort, la production des Puritains imaginée par Vincent Boussard fait halte à Liège en cette fin de saison autour d’une distribution remarquable, fort logiquement applaudie par un public enthousiaste pendant toute la soirée – et ce malgré les presque quatre heures de spectacle, avec un entracte, requis pour cette version donnée en intégralité. Les interprètes trouvent dans la mise en scène un écrin d’une remarquable pertinence, Boussard ayant la bonne idée de centrer l’action autour d’Elvira, qui semble revivre les événements qui l’ont conduit à la folie, errant comme un fantôme hagard et inquiet dans les ruines d’un théâtre en rénovation. Pour autant, la fin de l’ouvrage laisse entrevoir une autre perspective lorsque les interprètes tournent le dos à la salle pour se faire applaudir par le choeur – théâtre dans le théâtre, puis double sombre de l’héroïne viennent ainsi enrichir une action trop souvent statique, imprimant une atmosphère mystérieuse et fantastique du plus bel effet. On retrouve par ailleurs le goût habituel du Français pour une esthétique chic, incarnée notamment par les superbes costumes d’époque de Christian Lacroix, mais toujours utilisée avec parcimonie. On pourra bien entendu regretter le grotesque coup de théâtre final, inutile tant ce qui précédait pouvait suffire, mais qui ne gâche cependant pas le plaisir d’une très belle soirée.

Le plateau vocal réuni comble en effet bien au-delà des attentes, autant par son très bon niveau homogène que par l’engagement des interprètes pour répondre à l’énergie bouillonnante de la fosse : Speranza Scappucci n’a pas son pareil pour imprimer une énergie revigorante, toujours attentive à la narration, à laquelle ne manque que certains détails révélés dans les verticalités, un rien trop “franches”. La directrice musicale de l’Opéra royal de Wallonie-Liège doit aussi prendre garde à ne pas couvrir ses chanteurs dans les grands ensembles. Quoi qu’il en soit, ces quelques réserves n’empêchent pas le plateau de s’affirmer, tout particulièrement le superbe Arturo de Lawrence Brownlee. Son aisance technique confondante sur toute la tessiture, comme ses aigus aériens, rappellent le jeune Michael Spyres, mais sans les qualités interprétatives de ce dernier. C’est en ce domaine que Brownlee doit encore progresser pour dépasser le seul éclat vocal, aussi brillant soit-il. Zuzana Marková (Elvira) est plus convaincante en ce domaine, faisant valoir des nuances d’interprétation dans le médium ou les pianissimi, admirablement maitrisés. L’aigu manque parfois de chair et de puissance, surtout dans les ensembles, mais n’empêche pas la jeune soprano tchèque de réussir ses débuts ici. Plus habitué des lieux, Mario Cassi (Riccardo) se distingue par son assurance et ses beaux phrasés, tandis que Luca Dall’Amico (Sir Giorgio) est au niveau de ses partenaires, et ce malgré un léger vibrato et un timbre assez ingrat. On notera enfin les belles prestations d’Alexise Yerna (Erichetta di Francia), qui maitrise bien sa voix puissante, tout comme du choeur local, bien préparé.

mardi 18 juin 2019

« Barbe-Bleue » de Jacques Offenbach - Laurent Pelly - Opéra de Lyon - 14/06/2019

Déjà la onzième mise en scène d’un ouvrage d’Offenbach pour Laurent Pelly! On se souvient notamment de l’excellente production du Roi Carotte (1872) donnée ici même voilà trois ans, avant une opportune reprise lilloise l’an passé. Alors que l’on fête cette année le bicentenaire de la naissance du compositeur franco-allemand, place cette fois à Barbe-Bleue (1866), l’un des ouvrages les plus réussis de son auteur du fait d’une inspiration musicale variée et admirablement adaptée aux différents climats en présence, le tout sans aucun temps morts. Dans la lignée parodique des aventures rocambolesques de La Belle Hélène, créé deux ans plus tôt, Offenbach s’attaque avec bonheur au Moyen Age, sans oublier de distiller une multitude d’allusions critiques au régime alors en place, celui de Napoléon III. Aujourd’hui, la modernisation du texte permet de donner une actualité toujours vibrante à ce livret excellent, faisant regretter que l’ouvrage soit encore trop peu joué en France (voir notamment à Nancy et Nantes en 2014), comme à l’étranger (voir la production controversée de Stefan Herheim à Berlin en 2018).

Parmi les grandes réussites de l’ouvrage, on ne s’étonnera pas de s’esclaffer sur la ronde (aussi universelle et qu’éternelle) des courtisans, ridiculisés autant par eux-mêmes que par le cruel Roi Bobèche, tandis que l’on s’amuse à reconnaitre l’actuel Premier ministre Edouard Philippe dans les traits de l’opportuniste et flexible Comte Oscar. Il est vrai que Laurent Pelly n’a pas son pareil pour caractériser finement chaque personnage afin de lui donner une consistance propre – du sinistre Barbe-Bleue à l’insolente et insouciante Boulotte, sans parler de la monarchie d’opérette aussi lâche que frivole, à l’instar du bon peuple, tout aussi impuissant dans son aveuglement passif. Pelly n’oublie pas d’égratigner ce dernier en donnant à voir son addiction aux journaux people – miroir aux alouettes garni de strass et paillettes. Mais c’est surtout dans la direction d’acteur que la mise en scène se distingue, tout particulièrement dans la gestion du chœur, véritable protagoniste de la farce avec ses nombreuses mimiques et chorégraphies millimétrées. Pelly reste toujours au plus près des intentions du livret, livrant une interprétation aussi fidèle que réjouissante, qui joue sur l’opposition volontairement caricaturale entre le monde de la ferme et les appartements royaux, tout en donnant aux oubliettes de Barbe-Bleue de faux airs d’antre de Frankenstein ou Dracula.


Si Yann Beuron (Barbe-Bleue) a pour lui des phrasés irrésistibles de mordant et de noirceur dans les graves, on pourra cependant lui reprocher un timbre moins souverain dans l’aigu et les accélérations. Quoiqu’il en soit, ses qualités d’acteur font rapidement oublier ces quelques limites au niveau vocal. On lui préfère la Boulotte d’Héloïse Mas, elle-aussi dotée de graves splendides, tout en assurant bien sur le reste de la tessiture. Sa composition de nymphomane est un régal de bout en bout, vivement applaudie par le public venu en nombre. A ses côtés, Christophe Mortagne se montre une fois encore parfait dans le rôle essentiellement parlé de Bobèche, alternant subtilement entre morgue et airs ahuris. Très engagés au niveau vocal, Thibault de Damas (Oscar) et Christophe Gay (Popolani) donnent une noblesse inattendue à leurs personnages, qui gagnent ici en profondeur ce qu’ils perdent en possibilités comiques. Si Carl Ghazarossian (Saphir) manque quelque peu de chair au niveau vocal, que dire de la petite voix de Jennifer Courcier (Fleurette), inaudible par endroits? C’est là la principale faiblesse de ce plateau vocal d’un bon niveau homogène.


On soulignera encore la bonne prestation du chœur, bien en place, tandis que Michele Spotti insuffle une belle énergie à ses troupes, se montrant aussi à l’aise dans la vigueur rythmique que la mise en valeur des subtilités orchestrales. Assurément l’une des clefs de la belle réussite de cette production qu’il sera également possible de voir gratuitement sur grand écran, dans le cadre des nuits de Fourvière, le samedi 29 juin à 21 heures 45.

dimanche 16 juin 2019

« Les Eléments » de Delalande et Destouches - Bestion de Camboulas - Disque Ambronay

Quel plaisir qu’Ambronay Editions s’intéresse à l’un des plus beaux chefs-d’œuvre français du début du XVIIIe siècle, un opéra-ballet composé en 1721 par les deux compositeurs parmi les plus éminents de leur temps, sans qu’il soit manifestement possible de démêler ce qui a été composé par Delalande ou Destouches – même si les musicologues pensent que ce dernier est l’auteur de la plupart de la musique. L’ensemble Les Surprises et son chef Louis-Noël Bestion de Camboulas ont choisi d’enregistrer la version de 1725 qui comprend la dernière partie, «La Terre», alors ajoutée pour pallier l’absence de partie dansée par le Roi. Il est à noter que le chef d’orchestre à l’origine de la création de l’ouvrage en 1721 n’est autre que Jean-Féry Rebel, celui-là même qui adaptera le livret en 1737 avec succès, proposant une musique plus nerveuse et virtuose.

Pour autant, il ne faut pas bouder ces premiers Eléments, ici interprétés avec un beau sens des équilibres par Bestion de Camboulas, au geste léger et aérien qui refuse tout spectaculaire afin de mettre au premier plan la diction et la clarté des différents plans sonores. Les superbes passages plus vifs, que ce soient les tempêtes de l’Eau et du Feu, s’animent d’une vigueur où l’on entend la fureur de chaque instrument, tous idéalement définis. On ne manquera pas aussi l’admirable Musette de la Terre, d’une tendresse aussi envoûtante qu’infinie, que l’on aimerait voir durer davantage encore. Les solistes soignent leurs interventions sans jamais tirer la couverture à eux, en un sens de l’écoute mutuelle parfaitement rendu. On revient encore et encore à cette version qui se glisse, sans effets de manche, vers les sommets de la discographie, aux côtés de Christopher Hogwood (L’Oiseau-Lyre, 1989).

samedi 15 juin 2019

« Naïs » de Jean-Philippe Rameau - György Vashegyi - Disque Glossa


On doit au chef hongrois György Vashegyi et à son amour de la musique française cette nouvelle intégrale d’une rareté ramélienne peu visitée au disque. Seuls le pionnier Nicholas McGegan (Erato, 1980) et son suiveur Hugo Reyne (Musiques à la Chabotterie, 2011) s’étaient jusqu’alors intéressés à cet opéra-ballet composé en 1749 pour célébrer la paix acquise l’année précédente par le traité d’Aix-la-Chapelle. Rameau innove ici en supprimant l’habituel prologue pour lui substituer l’une des plus belles ouvertures de tout son catalogue, décrivant le chaos du partage du monde par les Dieux: un fracas d’ampleur symphonique résonne à coup de scansions marquées par des cuivres déchaînés, avant que les chœurs ne fassent une entrée non moins spectaculaire pour arbitrer les débats. L’inspiration de Rameau brille précisément dans les intermèdes symphoniques, expliquant pourquoi un Frans Brüggen a défendu en concert une suite tirée de l’ouvrage, notamment en 2005. Le reste est plus inégal, même si le livret proche de celui développé par Giovanni Legrenzi pour La Division du monde (donné récemment à Versailles) est plus intéressant du fait des allers-retours entre Dieux et humains.

György Vashegyi impressionne d’emblée par son geste volontiers brusque qui met au premier plan les oppositions entre pupitres, en un volume sonore marquant, conforme en cela à l’esthétique développée dans ses précédents enregistrements raméliens, tout particulièrement le très réussi Les Fêtes de Polymnie (Glossa, 2015). Le geste de Vashegyi s’apaise ensuite pour épouser la déclamation française en un sens de la respiration admirable d’attention au texte, révélateur de sa parfaite maîtrise de la langue de Molière. Les interprètes réunis se montrent tous d’un très bon niveau, aussi bien l’éclatant Jupiter de Florian Sempey, engagé et percutant, que la Naïs sensible de Chantal Santon-Jeffery. Avec des phrasés d’une belle noblesse, Reinoud Van Mechelen démontre quant à lui une fois encore toute sa classe vocale, tandis que Thomas Dolié assure bien sa partie, malgré une émission inhabituellement plus engorgée qu’à l’habitude. On conclura enfin sur la belle prestation du Chœur Purcell, toujours aussi bien préparé par Vashegyi. Un très beau disque.

jeudi 13 juin 2019

« Mam’zelle Nitouche » de Hervé - Pierre-André Weitz - Théâtre Marigny à Paris - 12/06/2019


On se faisait une joie de découvrir cette production du Palazzetto Bru Zane qui a tourné à travers la France depuis sa création à Toulon fin 2017, avec une incursion à Lausanne en début d’année. C’est à Marigny, nouveau temple de la comédie musicale et de l’opérette, avec son rapport idéal entre la scène et le public, que l’on retrouve toute la troupe bien aguerrie après sa vaste tournée. Pour autant, on déchante vite devant l’avalanche de cabotinage et d’hystérie qui s’empare du plateau dès le début de la représentation. Dans son triple rôle, Olivier Py en fait des tonnes, composant une mère supérieure outrancière au verbe haut en couleur, une Corinne davantage travelo que cocotte (moquant brièvement Michel Fau et son interprétation de «Mon cœur s’ouvre à ta voix»), puis un Loriot davantage maîtrisé: peut-être qu’une instruction opportune a été donnée aux interprètes après l’entracte, tant le spectacle semble enfin gagner en équilibre. On sait Olivier Py bon comédien, bien éloigné de cette navrante caricature de lui-même.

Après la pause, la salle s’est suffisamment dégarnie pour démontrer que le compte n’y est pas, mais Py n’est pas seul en cause. D’emblée, Damien Bigourdan (Célestin, Floridor) agace tout autant avec son surjeu permanent et sa voix de tête maniérée qui lui donne des faux airs de Pierre-François Martin-Laval, l’ancien membre de la troupe comique Les Robins des bois. Plus grave, ces défauts se retrouvent également dans les parties chantées, avec un accent fort peu approprié. Ces défauts sont fort heureusement gommés dans le disque édité par le Palazzetto Bru Zane en 2017, qui ne comporte que les parties chantées. Un disque bref, d’environ 45 minutes, loin des 2 heures 20 que compte le spectacle avec un entracte.

Les autres interprètes masculins s’en sortent mieux, mais c’est surtout côté féminin que le spectacle trouve une excellente tenue, tout particulièrement grâce à l’interprétation radieuse de Lara Neumann (présente dans la précédente production mise en scène par Weitz en 2015 et 2016, Les Chevaliers de la Table ronde du même Hervé). Elle semble savoir tout faire, autant dans le répertoire de l’opérette en tant qu’associée à la troupe des Brigands depuis 2010, que comédienne remarquée au cinéma (La Fille de Brest d’Emmanuelle Bercot) comme au théâtre (La pièce Opéra Porno, jouée avec Flannan Obé notamment, a été récompensée par une nomination aux Molières 2019). Elle trouve toujours l’équilibre juste entre nécessités comiques et subtilité théâtrale, imposant sa parfaite diction et son aisance vocale avec beaucoup de naturel. A peine pourra-t-on lui reprocher quelques rares problèmes de justesse occasionnés par un positionnement de voix défaillant dans les accélérations. A ses côtés, on notera la prestation délicieuse de Clémentine Bourgoin (Lydie, Sainte-Nitouche), à la petite voix agile et élégante.

Que dire enfin de la mise en scène frustrante de Pierre-André Weitz, si ce n’est qu’elle brille par ses qualités habituelles, entre décors virtuoses, éclairages variés et costumes éclatants, pour mieux se vautrer dans un humour qui ne fait que rarement rire: qu’apporte en effet l’idée d’une représentation parodique et irrespectueuse, volontairement surjouée par une troupe de cirque? Rien sinon le surjeu évoqué et quelques chorégraphies mécaniques et répétitives. Weitz et Py ont-ils voulu souligner ainsi la minceur du livret? Il existe suffisamment d’ouvrages lyriques pour que nos deux sommités se tournent vers des livrets autrement mieux troussé au niveau dramatique. On espère que le prochain spectacle bouffe de Marigny, consacré, du 21 au 23 juin, à deux ouvrages en un acte de Barbier et Lecocq, sera autrement plus réussi. Le couple prévu, Obé-Neumann, s’avère on ne peut plus prometteur: réservez au plus vite!

lundi 10 juin 2019

« Le Testament de la tante Caroline » d'Albert Roussel - Pascal Neyron - Théâtre de l'Athénée à Paris - 07/06/2019


Albert Roussel (1869-1937) fait partie de ces compositeurs dont on ne s’explique pas pourquoi les chefs les plus éminents ne défendent pas davantage son œuvre: ainsi des quatre Symphonies et plus encore des deux ballets Le Festin de l’araignée (1913) et Bacchus et Ariane (1930), qui devraient figurer régulièrement au répertoire de tous les orchestres français, à tout le moins, à l’instar du très beau concert donné par l’Orchestre philharmonique de Radio France en 2016. Si l’opéra-ballet Padmâvatî (1918) reste une curiosité rarement revisitée (voir la production donnée au Châtelet en 2008), que dire de l’opérette Le Testament de la tante Caroline (1933), à laquelle seul l’Opéra de Düsseldorf a su s’intéresser ces dernières années, en version allemande?

Il est vrai que l’on attend guère Roussel dans le répertoire de l’opérette, et ce d’autant plus que le double échec de la création de l’ouvrage en 1936 à Olomouc (une création dans la sixième ville la plus peuplée de l’actuelle République tchèque sans doute permise par son ancien élève Martinů), puis à l’Opéra-Comique l’année suivante, n’invite guère à exhumer cette rareté. Pour autant, le compositeur français d’origine roumaine Marcel Mihalovici eut la bonne idée d’en réaliser une version écourtée en un acte, d’environ une heure et demie, afin de permettre une reprise plus fréquente de l’ouvrage. C’est précisément la version choisie par Les Frivolités Parisiennes, qui permet de découvrir cette pépite délicieuse, dotée d’un livret aussi efficace que féroce, mêlant ironie et humour noir avec force jeux de mots et allusions. On le doit à Nino, (pseudonyme de Michel Veber), un librettiste de talent qui travailla pour son beau-frère Jacques Ibert ou pour Manuel Rosenthal notamment, à qui l’on peut seulement reprocher des dialogues trop bavards dans les airs et ensembles. Roussel fait quant à lui crépiter son orchestre imaginatif et varié comme un acteur à part entière de la farce, mettant souvent en avant la verve rythmique et piquante des vents.


Si le portrait au vitriol des héritiers voraces fait immanquablement penser à Gianni Schicchi (1918), le livret s’engage avec bonheur dans la comédie de boulevard, moquant volontiers la bourgeoisie pour défendre le petit peuple: c’est ainsi que la jeune et naïve servante Lucine se retrouve propulsée au centre de l’action, bénéficiant des seuls airs individuels dévolus aux différents interprètes – à l’exception notable de l’air confié à la nièce bigote Béatrice, qui lui permet de fendre le masque en fin d’ouvrage. Cette dernière est incarnée par une émouvante Marie Lenormand, qui offre une vérité théâtrale saisissante à son rôle, tout en assurant bien sa partie au niveau vocal. Marie Perbost (Lucine) ne le lui cède en rien dans les qualités dramatiques, imposant son beau caractère sans jamais forcer, et ce grâce à son émission souple et veloutée. A ses côtés, Fabien Hyon compose un Noël investi et convainquant, tandis que Marion Gomar (Christine) et Till Fechner (Maître Corbeau) frappent par le naturel impayable de leur tempérament comique, et ce pour le plus grand bonheur de l’assistance. Tout le reste de la troupe est à la hauteur, donnant une belle cohésion aux nombreux ensembles.


Le spectacle bénéficie aussi grandement de la mise en scène survitaminée de Pascal Neyron, qui n’a pas son pareil pour nous plonger dans un univers glamour que n’aurait pas renié Fassbinder, le tout en une scénographie minimaliste qui revisite astucieusement le peu de décors et accessoires en un ballet virevoltant. Les interprètes restent toujours très sollicités en un sens du détail minutieux d’humour, même lorsqu’ils n’ont aucun texte à dire ou chanter, apportant une vitalité d’ensemble particulièrement bienvenue. Neyron se permet aussi quelques libertés opportunes dans la scène introductive, lorsque le cercueil de Caroline manque d’assommer les musiciens de la fosse d’orchestre (qui entonnent l’Ave verum corpus de Mozart) ou lorsque le chef habillé en curé se tourne vers la salle pour la faire lever comme à l’office. Très engagés, Dylan Corlay et l’Orchestre des Frivolités Parisiennes ne comptent pas leurs efforts pour parfaire la réussite de cette belle soirée, qui réserve des applaudissements nourris et enthousiastes en fin de représentation: de quoi conseiller vivement ce spectacle donné dans le cadre intimiste toujours aussi idéal de l’Athénée.

vendredi 7 juin 2019

« La Force du destin » de Verdi - Jean-Claude Auvray - Opéra Bastille à Paris - 06/06/2019


Conçue en 2011 sous le mandat de Nicolas Joël, la production de La Force du destin imaginée par Jean-Claude Auvray fait son retour à Paris en ce printemps. Hasard du calendrier, l’Opéra de Londres a présenté récemment le même ouvrage avec un trio star de rêve. Deux sopranos se succéderont à Paris dans le rôle de Leonara, Anja Harteros jusqu’au 18 juin puis Elena Stikhina à compter du 22 juin.

Disons-le tout net, entendre Harteros dans ce type de grand rôle est toujours un régal, et ce malgré quelques imperfections vocales sur lesquelles on pourra s’arrêter – un positionnement parfois instable dans l’aigu, audible dans les pianissimi ou les accélérations surtout. Quoi qu’il en soit, quel plaisir de se délecter de l’élan naturel de ses phrasés, de l’intelligence avec laquelle chaque syllabe est interprétée en lien avec le sens du texte. La soprano allemande est tout simplement bouleversante dans sa dernière scène, longuement applaudie le soir de la première. C’est là une différence majeur avec Brian Jagde (Alvaro) qui semble davantage débiter un texte dans la première partie de l’ouvrage, celle-là même où il se confronte à Harteros dans l’élan amoureux, se montrant plus à l’aise ensuite dans l’intimité de la douleur ou la répartie dramatique. Parmi le trio star, il est cependant le seul à posséder l’impact physique du rôle, grâce à des aigus rayonnants déployés avec une aisance confondante. Vivement applaudi à l’instar de sa partenaire, il ne lui manque encore que des graves plus affirmés pour convaincre totalement au niveau vocal.


A ses côtés, Carlo Cigni incarne un émouvant Calatrava, dont le chant empli de noblesse est un régal de bout en bout. On pourra évidemment souligner le timbre légèrement atteint de ce chanteur désormais un peu âgé pour le rôle, mais sa classe évidente en fait encore un interprète de tout premier plan. On soulignera également l’excellent niveau réuni pour les seconds rôles, tous parfaits au premier rang desquels les deux interprétations de caractère de Varduhi Abrahamyan (Preziosilla) d’une part, qui fait pétiller son timbre opulent avec bonheur, ou de Gabriele Viviani (Melitone), à l’abattage comique impayable, tout en étant doté d’une belle prestance vocale. Chapeau bas ! On notera également la solide interprétation de Rafal Siwek (Guardiano), tout comme des choeurs de l’Opéra de Paris, manifestement bien préparés sous la direction de leur chef José Luis Basso. Autre grand motif de satisfaction avec le geste narratif et subtil de Nicola Luisotti, ancien directeur musical de l’Opéra de San Francisco, qui fait chanter l’Orchestre de l’Opéra de Paris en un ton léger et bondissant, sans oublier de marquer les respirations en un beau sens des nuances.

La mise en scène imaginée par le chevronné Jean-Claude Auvray joue la carte de l’épure en supprimant pratiquement tout décor, s’attachant à caractériser l’atmosphère de chaque scène avec une simplicité éloquente : le prologue donne ainsi à voir un intérieur bourgeois représenté par un rideau en trompe l’oeil – rideau qui s’effondre symboliquement dès lors que le parricide est commis. Les protagonistes évoluent ensuite dans un univers encore plus dépouillé, mettant en valeur leurs déplacements dynamiques, notamment au niveau des scènes populaires ou dansées. On soulignera également l’attention à chaque détail de la réalisation des costumes d’époque (l’époque de Verdi, Auvray ayant choisi cette transposition), tout autant que des éclairages d’une exceptionnelle variété. Les scènes au monastère, avec un Christ immense pour seul décor, touchent autant par leur poésie visuelle délicate que leur grande force émotionnelle. Assurément une belle reprise à ne pas manquer pour les amateurs de ce grand ouvrage de Verdi, ici très inspiré au niveau mélodique malgré un livret bien maladroit.

mardi 4 juin 2019

« Requiem » de Verdi - Orfeó Català - Simon Halsey - Palau de la Música Catalana à Barcelone - 02/06/2019

Palais de la musique catalane
Si admirer le Palais de la musique catalane, splendeur universelle de l’Art nouveau, est l’un des incontournables d’une visite à Barcelone, y découvrir son acoustique surprend plus encore, tant la proximité avec la scène semble idéale que l’on soit situé à l’orchestre, sur les côtés ou en arrière-scène. Malgré la jauge conséquente d’environ 2000 places, cet apport est rendu possible par le gain en profondeur de cette salle due, non pas à l’incontournable Gaudi, mais à son rival Lluís Domènech i Montaner. Les premières notes du Requiem (1874) de Verdi résonnent sous le double regard du buste de Beethoven et de l’imposante sculpture dédiée à la «Chevauchée des Walkyries» de Wagner, rappelant les modèles symphoniques et lyriques alors en vogue au moment de l’élaboration du Palais, au début du XXe siècle.

Le chef Simon Halsey imprime d’emblée sa marque en une attention à chaque détail, se tournant vers l’ensemble des chœurs disposés dans toute la salle. Ce concert participatif permet en effet à des amateurs de se joindre au chœur professionnel Orfeó Català pour rendre justice à l’un des plus beaux chefs-d’œuvre de Verdi. Disons-le tout net, le pari est tenu haut la main par l’ensemble des amateurs qui impressionnent tout du long par leur constance et leur discipline, et ce même si l’on constate que les parties les plus difficiles sont uniquement chantées par un superlatif Orfeó Català – très impressionnant dans ses interventions millimétrées. On aime aussi grandement le geste narratif de Halsey, qui n’a pas son pareil pour faire chanter son orchestre et multiplier les nuances, sans jamais tomber dans le maniérisme. Un orchestre dont on soulignera par ailleurs l’excellence des cuivres.


Comment aussi ne pas se réjouir de la présence d’une chanteuse d’exception en la personne d’Agnieszka Rehlis, une mezzo dotée d’une technique quasi parfaite ? La souplesse vocale et l’aisance sur toute la tessiture lui permettent de nous régaler de phrasés admirables de noblesse et de nuances délicieuses, le tout porté par un timbre superbe. A ses côtés, la soprano Iwona Sobotka chante quelques passages en force dans le suraigu, mais nous fait rendre les armes par son interprétation bouleversante du Libera me conclusif, aux envolées aériennes et déchirantes. Si László Boldizsár assure bien sa partie malgré une émission étroite, on est moins convaincu en revanche par le sûr mais trop monolithique Francisco Crespo. Pas de quoi, heureusement, gâcher le plaisir de ce très beau concert, salué par un public réjoui.

dimanche 2 juin 2019

Concert de l'Orchestre philharmonique slovaque - James Judd - Reduta à Bratislava - 31/05/2019

James Judd
A quelques encablures de Vienne, la petite jumelle Bratislava n’en finit pas de séduire par le charme de son centre historique en grande partie préservé, disposant comme toute les villes de l’ancien Empire austro-hongrois d’un opéra et d’une salle de concerts symphoniques (la Redoute), tous deux construits à la fin du XIXe siècle. C’est précisément dans la Redoute (1915) que l’Orchestre philharmonique slovaque est en résidence depuis sa création en 1949 par Vaclav Tálich. Si le buste de l’illustre chef figure logiquement en place d’honneur dans l’escalier principal, on est également d’emblée impressionné par l’éclat des décorations néobaroques et des quelques rares détails d’inspiration Art nouveau. La forme en boîte à chaussure de la salle permet une résonance flatteuse sans excès, tandis que l’orgue en arrière-scène apporte une touche de modernité bienvenue à l’ensemble.

Le concert débute par le Concerto pour piano BWV 1052 de Bach interprété par le Slovaque Miki Skuta: son piano véloce et précis évite toute effusion, sans oublier quelques nuances bienvenues. On n’en attendait pas moins de ce pianiste méconnu en France, également attiré par le répertoire de jazz. A ses côtés, le chef principal du Philharmonique slovaque, James Judd (né en 1949), distille un accompagnement discret et allégé, volontiers classique. Plus analytique, la lecture déstructurée de l’introduction du deuxième mouvement laisse entrevoir une parenté inattendue avec son équivalent du Quatrième Concerto de Beethoven: la fin plus sereine donne à entendre un Skuta plus apollinien encore. Avec la fougue du dernier mouvement, Judd conclut l’œuvre en donnant une prééminence aux cordes aiguës, au détriment des graves, avant que le pianiste n’offre un bis au public, venu en nombre et visiblement ravi. Son toucher aérien fait là encore merveille dans le «Clair de lune» de Debussy.


Le plat de résistance arrive après l’entracte avec la Onzième Symphonie de Chostakovitch, qui n’avait plus été donnée par le Philharmonique slovaque depuis 1977: on avoue être très curieux d’entendre dans les conditions du direct le «son» de cet orchestre devenu l’un des promoteurs les plus ardents du maître russe sous la baguette de l’excellent Ľudovít Rajter – comme les disques publiés dans les années 1980 par quelques éditeurs «économiques» ont pu le prouver. Dès les premières mesures de la symphonie, le tempo lent et les attaques peu nerveuses ne permettent guère de jauger de la valeur de l’orchestre. James Judd choisit en effet d’opposer les climats en une lecture contrastée: à l’absence de tension des parties apaisées répond la fougue électrisante et sauvage des saillies verticales. Dès lors, on reste quelque peu sur sa faim en attendant les orages, tous très réussis au niveau interprétatif comme technique. On notera ainsi l’excellence des cuivres (hormis quelques attaques décalées de la trompette solo) et du pupitre de contrebasses, d’une noirceur saisissante.

samedi 1 juin 2019

« Carousel » de Richard Rodgers - Henry Mason - Volksoper à Vienne - 30/05/2019


Après l’extrait donné ici même l’an passé à l’occasion du concert de gala des 120 ans du Volksoper, la comédie musicale Carousel (1945) fait son retour à Vienne dans une production intégrale et réjouissante de bout en bout, et ce malgré l’exotisme d’une version chantée en allemand. Créé en 2018, ce spectacle bénéficie d’une mise en scène qui joue la carte d’une sobriété élégante et délicatement poétique, où les tableaux s’enchaînent rapidement à vue. Avec peu de moyens, Henry Mason colle toujours au plus près des moindres inflexions musicales, donnant à sa direction d’acteur une dynamique toujours liée à l’action dramatique. Il choisit de nous plonger d’emblée dans l’univers forain pittoresque et fantasque du livret, adapté de la pièce de théâtre Liliom (1909) de Ferenc Molnár: le contexte misérable de la pièce n’est cependant jamais montré ici, Mason jouant à plein le tourbillon virevoltant et éclatant propre à la comédie musicale.

C’est là en effet l’une des limites de cet ouvrage, certes délicieux dans l’invention mélodique et orchestrale au I, mais qui surprend au II autant par la place importante laissée au ballet que par son refus d’illustrer musicalement les affrontements violents entre Billy et Julie. De même, le cambriolage raté, comme les scènes dans l’au-delà, auraient pu justifier l’écriture d’une musique davantage haute en couleur, à même de dépasser les conventions du genre. Quoi qu’il en soit, malgré l’absence totale de surtitres (contrairement à la production de La Flûte enchantée vue l’avant-veille), le spectacle reste agréable.

Il est vrai que le plateau vocal donne beaucoup de satisfactions, tout particulièrement au niveau féminin. Ainsi de la délicieuse et fragile Julie de Lisa Habermann, comme de son amie Carrie interprétée par une Johanna Arrouas admirable de caractère. Outre ses qualités théâtrales, cette dernière se distingue par son aisance vocale sur toute la tessiture et ses phrasés percutants. On aime aussi grandement la classe vocale de Regula Rosin (Mrs. Mullin), très applaudie en fin de représentation. Un cran en dessous, les hommes affichent des qualités disparates. Si Ben Connor (Billy) a pour lui l’abattage vocal et la puissance, on regrette son interprétation par trop monolithique. A l’inverse, Christian Graf (Jigger Craigin) compense au niveau théâtral quelques imperfections techniques, tandis que Jeffrey Treganza (Snow) se distingue par une morgue bienvenue.

On mentionnera enfin, outre des chœurs admirables de cohésion et de précision, la direction inspirée de David Charles Abell qui semble se délecter de la mise en valeur des différents climats. Sans jamais couvrir les chanteurs, son geste narratif fait chanter un bel orchestre du Volksoper, toujours très engagé. De quoi recommander chaleureusement cette reprise, à voir jusqu’au 28 juin prochain.