mercredi 28 février 2018

« Hans Heiling » de Heinrich Marschner - Opéra d'Essen - 24/02/2018


Encore donnés épisodiquement de nos jours en Allemagne, les principaux ouvrages d’Heinrich Marschner (1795-1861) peinent à franchir les frontières, et ce malgré des qualités musicales qui leur valurent l’admiration de Wagner. Ce fut notamment le cas des deux plus grands succès rencontrés par le compositeur, Le Vampire (1828) et surtout Hans Heiling (1832) : on se réjouit aujourd’hui de pouvoir entendre ce dernier sur la scène de l’Opéra d’Essen. On comprend très vite, à la découverte de cette musique fluide, dans le style de Schubert et Weber, tout l’intérêt que Wagner pût y trouver : une déclamation lyrique continue, sans numéro de virtuosité à l’italienne, avec une prédominance du parlé-chanté mélodieux. C’est là une expérience de pouvoir comparer sa musique avec celle de son contemporain Auber, une journée seulement après avoir entendu Le Domino noir (1837) donné à Liège. Face au scintillement et à l’élégance mélodique du Français, Marschner répond par une orchestration plus robuste dans la lignée de Beethoven, plus rythmique aussi, avec quelques échos à Haydn dans l’écriture pour les chœurs.

L’histoire, quant à elle, dut séduire ses contemporains par l’incursion du merveilleux et de la magie : Hans Heiling, le fils de la Reine des Gnomes (ou des esprits de la terre selon les traductions), choisit en effet de quitter son royaume pour rejoindre la ravissante Anna. Ignorant tout de sa condition, celle-ci se voit d’abord charmée, avant de retourner dans les bras de son ancien amant, Konrad. On a là en réalité un livret qui tourne autour du traditionnel trio amoureux, même si les interventions de la Reine (qui n’est pas sans rappeler son équivalent mozartien de La Flûte enchantée) apportent une électricité et une fureur… bienvenues.

La mise en scène d’Andreas Baesler a la bonne idée de transposer l’action au milieu du XXème siècle, faisant écho à l’histoire industrielle de la ville d’Essen. Cet ouvrage est en effet présenté dans le cadre du festival HeimArt dont le nom évoque la mère patrie (« Heimat ») sous forme de jeu de mot. A cet effet, on conseillera vivement la découverte de la formidable série télévisée éponyme (TF1 vidéos) qui relate le destin de paysans rhénans sur plusieurs décennies. A Essen, c’est davantage la grande industrie qui a marqué le territoire de cette ville de la Ruhr, tout particulièrement le pouvoir considérable de l’entreprise d’armement Krupp. La villa somptueuse de son dirigeant emblématique, Alfred Krupp (1812-1887), située au nord de la ville, a été épargnée par les bombardements des années 1940 : c’est là qu’Andreas Baesler situe l’action de l’ouvrage en début d’opéra dans une scénographie épurée, faisant du Gnome et de sa mère, ses descendants.


Dès lors, on assiste à une représentation de la lutte des classes avec les sujets de la Reine transformés en ouvriers extracteurs de minerais, avant que des images vidéos poignantes ne viennent ensuite signifier la chute d’Hans Heiling : la destruction de l’usine comme symbole de l’avènement du tertiaire, aujourd’hui dominant dans la Ruhr. D’autres clins d’œil viennent plus tard rappeler le contexte local (une fanfare entonne un hymne local bien connu), faisant de ce spectacle une réussite autant visuelle que pertinente dans sa transposition, sans parler du soin particulier apporté aux nombreux déplacements du chœur.

Malgré tout, quelques huées se font entendre au moment des saluts à l’adresse de la production : les mauvais coucheurs ont peut-être ainsi voulu signifier qu’ils en avaient assez d’être sans cesse ramenés à « ce passé qui ne passe pas » (pour citer Bourdieu). Quoi qu’il en soit, on conseillera vivement cette production, d’autant plus qu’elle bénéficie d’un plateau vocal à la hauteur de l’événement. Heiko Trinsinger s’impose dans le rôle-titre par ses phrasés admirables de précision comme d’intention. Servi par une puissance d’émission à l’impact physique certain, il n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée. A ses côtés, Jessica Muirhead (Anna) ravit dans chacune de ses interventions par la souplesse de sa ligne de chant et la beauté de son timbre. Seul l’aigu perd quelque peu en substance, mais ça n’est là qu’un détail à ce niveau. Rebecca Teem (La Reine) se montre plus en retrait, idéale de noirceur quand les graves sont bien posés, plus décevante dès lors que le chant impose davantage de technique. Jeffrey Dowd (Konrad) met du temps à se chauffer autour d’une émission trop étroite et d’un timbre un peu fatigué. Il se rattrape quelque peu par la suite mais reste en deçà de ses partenaires.

On citera enfin la direction admirable de Frank Beermann, très attentif à la conduite d’ensemble du discours musical, sans jamais couvrir ses chanteurs. De quoi rendre hommage à la musique inspirée d’Heinrich Marschner.

dimanche 25 février 2018

« Le Domino noir » de D.F.E. Auber - Opéra de Liège - 23/02/2018


On est toujours surpris de constater combien Daniel-François-Esprit Auber (1782-1871) reste si mal connu en France de nos jours, lui qui fut pourtant l’un des compositeurs les plus célébrés en son temps. A l’instar de Compiègne qui a récemment montée La Sirène, quelques maisons audacieuses revisitent occasionnellement son répertoire composé de pas moins d’une quarantaine d’ouvrages, écrits entre 1823 et 1869. Dans ce contexte, on ne peut que se réjouir du retour de l’un de ses opéras les plus fameux, Le Domino noir (1837), quelques années après la production réussie de Fra Diavolo à l’Opéra-Comique. C’est là à nouveau l’occasion d’une coproduction avec l’Opéra de Liège qui n’oublie pas combien Auber reste un compositeur plus connu en Belgique qu’en France : tous les manuels d’histoire du plat pays rappellent en effet comment une représentation bruxelloise de La Muette de Portici lança la révolution de 1830 et la création de la Belgique – l’ensemble de l’auditoire s’identifiant alors au peuple napolitain en révolte contre les Espagnols.

Avec Le Domino noir, on quitte le faste du grand opéra à la française (précisément incarné par La Muette de Portici - voir la production de 2012 à l'Opéra-Comique) pour le confort de l’opéra-comique servi par un très efficace livret de Scribe. On retrouve là une histoire qui inspirera plus tard Verdi dans son Bal masqué (1859), mais dont Scribe tire trois tableaux admirablement différenciés, sans doute décisifs dans le succès rencontrés par l’ouvrage. L’action prend ainsi place en trois lieux différents (bal, dîner, couvent) sous forme de huis-clos, tout en restant fidèle aux jeux de masque chers à Goldoni, modèle de Scribe. L’équilibre très marqué entre chant et théâtre explique certainement pourquoi Christian Hecq et Valérie Lesort se sont intéressés à cet ouvrage pour leur première mise en scène lyrique. Le comédien Belge Christian Hecq est en effet membre de la Comédie-Française depuis 2008, une institution pour laquelle il a notamment interprété et mis en scène (déjà avec la plasticienne Valérie Lesort) le spectacle Vingt mille lieues sous les mers, plusieurs fois nommé aux Molières en 2016.

D’emblée, la mise en scène joue la carte de la fantaisie autour d’une scénographie sobre et imposante : une immense horloge sert de séparation entre les quiproquos amoureux incarnés par les principaux protagonistes au premier plan et les superficialités mondaines du bal visibles en arrière-scène. Dès lors que la porte s’ouvre entre les deux mondes, des rythmes technos résonnent pendant les dialogues : c’est là une transposition contemporaine qui fonctionne assez bien, avec forces gags essentiellement visuels qui rappellent souvent l’esprit du Muppet Show.


Le tout est parfois un rien redondant, mais on sourit de bon cœur à ces joutes bon enfant, sans pour autant s’esclaffer aux larmes. Le deuxième acte montre un Auber à son meilleur, tandis que la mise en scène bénéficie d’une direction d’acteur plus serrée autour du chœur masculin présent sur les tables rondes pivotantes. Outre la Duègne désopilante de Marie Lenormand, on notera la bonne idée du cochon rétif à toute préparation culinaire. Le III s’enlise malheureusement dans les artifices prévisibles autour de deux gargouilles gigotantes ou de deux statues finalement bien vivantes : une idée déjà vue dans la production des Mousquetaires au couvent de Varney donnée à l’Opéra-Comique en 2015. Rien d’étonnant à cela puisque les metteurs en scène se sont notamment associés Laurent Peduzzi, habituel collaborateur de Jérôme Deschamps. Au final, cette production fait penser au travail de l’ancien directeur de l’Opéra-Comique, mais sans la maestria dans les enchainements : on a trop souvent l’impression d’assister à une suite de gags qui manque de vision d’ensemble.

Face à cette mise en scène mitigée, le plateau vocal se montre globalement satisfaisant, même si on note une propension à privilégier les capacités théâtrales au détriment du vocal. Ainsi de la Duègne de Marie Lenormand, aux accents comiques délicieux mais plus à la peine vocalement, ou encore des seconds rôles du couvent. Quoiqu’il en soit, l’ouvrage repose tout entier sur le rôle très lourd d’Angèle, omniprésente pendant toute l’action. Anne-Catherine Gillet s’impose à force de souplesse dans l’émission et d’attention au texte, même si on aimerait, ici et là, davantage de prises de risque. Gageons qu’elle saura gagner en confiance dans les prochaines représentations pour aller plus loin encore dans sa composition. A ses côtés, Cyrille Dubois (Horace) nous régale une fois encore de son timbre de velours et de ses phrasés harmonieux, auxquels ne manque qu’une force de projection plus marquante. Tous les autres rôles se montrent vocalement à la hauteur, particulièrement Laurent Kubla (Gil Perez) et son impact physique éloquent. On mentionnera aussi le parfait Juliano de François Rougier ou encore le Lord Elford de Laurent Montel dont les accents british paraissent tout droit sortis d’un album d’Astérix.


Enfin, Patrick Davin sait imprimer des tempi qui avancent sans précipitation, tout en restant attentif à chaque inflexion musicale. L’Orchestre de l’Opéra royal de Wallonie affiche une bonne qualité d’ensemble, même si on pourra regretter des vents un rien trop discrets et des cordes qui manquent de tranchant. Les chœurs, surtout les hommes, sont plus à la fête par leurs qualités de cohésion et de diction : un régal à chaque intervention !

lundi 19 février 2018

« Philémon et Baucis » de Charles Gounod - Opéra de Tours - 16/02/2018

On se faisait une joie, en cette année qui célèbre les deux cents ans de la naissance de Charles Gounod (1818-1893), de découvrir à Tours le rare Philémon et Baucis, un opéra-comique composé un an seulement après le chef-d’œuvre Faust (1859). Aujourd’hui délaissé au profit du délicieux Médecin malgré lui (1858), Philémon et Baucis pâtit malheureusement d’un livret assez convenu autour des tribulations de Jupiter et Vulcain, déguisés pauvrement afin d’éprouver les vertus d’hospitalité d’un couple de vieillards, avant de leur accorder la jeunesse en récompense. Il s’agit là d’une lointaine adaptation des Métamorphoses d’Ovide (Mercure étant notamment remplacé par Vulcain) réalisée par les librettistes Barbier et Carré dans la foulée du grand succès rencontré par la fable mythologique Orphée aux enfers d’Offenbach en 1858. Mais on est plus proche ici d’un charmant opéra de chambre mozartien que des satires d’Offenbach.

La principale déception de la soirée vient surtout de la mise en scène bancale de Julien Ostini, manifestement peu à l’aise avec son sujet. Il choisit en effet tout d’abord une présentation littérale de l’histoire, en situant Philémon et Baucis autour d’un âtre de fortune, occupés à leur subsistance. Le tout est surplombé par quelques voiles qui s’agitent pendant la tempête provoquée par les dieux ou qui servent d’ombres chinoises à l’occasion: on a là une scénographie habile, mais dont l’absence d’originalité fleure bon la naphtaline, et ce d’autant plus que les éclairages n’apportent pas le climat de poésie souhaité (dans le même esprit, Yoshi Oida nous avait nettement plus convaincu dans Les Pêcheurs de perles ou dans Peter Grimes). La direction d’acteurs déçoit également tout du long par le conformisme de ses postures, sans parler du chœur aux déplacements maladroits. L’ajout de quatre danseurs ne peut sauver cet ensemble trop statique et approximatif pour convaincre.


Mais ce qui gêne le plus, au-delà de ces désagréments visuels, est certainement l’incapacité de Julien Ostini à se tenir à sa volonté initiale de présenter cette histoire sans la modifier ou la transposer. Pourquoi en effet avoir affublé Jupiter d’un costume bling-bling en début d’opéra, au risque du contresens ? Si les quelques allusions à Macron-Jupiter peuvent se concevoir, on aurait aimé que cela aille plus loin que de simples clins d’œil en forme de pirouettes: la modernisation des dialogues s’avère ainsi beaucoup trop poussée pour respecter l’œuvre originale, frisant à plusieurs reprises l’outrance et la vulgarité facile.


Face à cette mise en scène qui ne restera pas dans les annales, le plateau vocal manque d’homogénéité. Sébastien Droy (Philémon) charme par ses phrasés parfaitement articulés, sans pour autant parvenir à faire oublier un timbre fatigué, un léger vibrato dans l’émission et un manque d’éclat certain. C’est d’autant plus regrettable que la Baucis de Norma Nahoun affiche une santé vocale rayonnante, vivement applaudie en fin de représentation. On regrettera seulement un manque de substance dans les vocalises et une compréhension du texte pas toujours facilitée par sa diction. A ses côtés, le Jupiter d’Alexandre Duhamel s’impose par son impact et sa puissance physiques. Il est dommage que ses approximations le conduisent à de nombreux décalages avec la fosse. Il en est malheureusement de même pour Eric Martin-Bonnet (Vulcain), qui compense ces désagréments par son engagement et sa force comique brute bienvenue. Enfin, on mentionnera la bonne prestation du Chœur de l’Opéra de Tours, très attentif à la diction.


Malgré des cordes en difficulté pendant l’Ouverture, l’Orchestre symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours se joue des pièges de la partition, particulièrement les vents, très à l’aise. La direction de Benjamin Pionnier avance bien, en un geste gracieux et léger qui séduit tout du long. Enfin, il est à noter que ce spectacle sera visible sur France Télévisions, à une date encore indéterminée.

mardi 13 février 2018

« Le Roi Carotte » de Jacques Offenbach - Opéra de Lille - 11/02/2018

 

Il fallait certainement un grain de folie et beaucoup d’audace pour décider de remonter Le Roi Carotte (1872), une super-production grandiose et délirante imaginée par Offenbach et son librettiste Victorien Sardou – dramaturge célèbre en son temps mais aujourd’hui seulement connu comme l’auteur de La Tosca adaptée sur la scène lyrique… par Puccini. Les deux hommes, en pleine gloire, n’hésitent pas à convoquer sorcière et génie pour accompagner les tribulations amoureuses et politiques du Prince Fridolin, balayé par l’avènement du Roi Carotte, avant de revivre les temps anciens de Pompéi pour y dénicher un anneau magique salvateur, puis recourir à l’aide inattendue de fourmis et abeilles… Ce livret complètement fou, revisité par les auteurs après la défaite de 1870, atteint jusqu’à six heures de spectacle à sa création ; il fut ensuite réduit en une adaptation plus raisonnable à trois actes : la France vaincue a besoin de s’évader pour penser à des jours meilleurs et fait un grand succès à cet « opéra-comique féérie » rapidement rattrapé par l’échec commercial dû à la démesure inouïe des moyens humains et artistiques (danseurs, décors, …) réunis.

Comment aborder aujourd’hui un opéra si composite dans ses différents tableaux ? C’est là le pari relevé avec maestria par le metteur en scène Laurent Pelly et sa dramaturge Agathe Mélinand : en modernisant les dialogues parlés et en élaguant certaines scènes (le rôle du singe a notamment été supprimé), l’ensemble avance sans temps mort, et ce d’autant plus qu’Offenbach se montre à son meilleur au niveau de l’imagination mélodique et de l’irrésistible ivresse rythmique, tout autant que la malice sur les jeux de mot et la prosodie avec la langue française. Offenbach démontre aussi tout son savoir-faire dans les ensembles (superbe quintette « Salut Pompéi »), comme dans le prélude irréel et fantastique qui précède, sans oublier l’anachronisme génial consistant à célébrer les vertus du tout jeune chemin de fer aux habitants de Pompéi, médusés par cet ensemble endiablé sur un rythme de cancan. Offenbach s’offre aussi de critiquer par l’humour la valse constante des régimes politiques en France, ainsi que le retournement opportun des politiciens dans la tradition de Talleyrand, avant de finalement célébrer en un finale contre-révolutionnaire le retour bienvenu à la monarchie. On le sait, Offenbach n’était en rien un Républicain fervent.

Laurent Pelly choisit de transposer l’histoire dans une grande bibliothèque universitaire au temps de la IIIème République – un décor classieux qui lui permet de ne pas tomber dans l’illustration littérale, tout en animant le chœur transformé en début d’opéra en estudiantins déchainés par les sottises du bizutage. Pelly démontre, s’il en était besoin encore, tout son savoir-faire dans la direction d’acteurs, tout particulièrement dans les scènes de groupe, réglant chaque détail avec l’attention qui le caractérise, toujours au plus près des moindres inflexions musicales. C’est là un délice de bout en bout, d’autant que sa capacité à élaborer des tableaux visuels variés, d’une simplicité souvent désarmante d’efficacité, sert admirablement le propos. On félicitera enfin les superbes costumes d’hommes-légumes conçus par …Laurent Pelly, au service de cette production déjà montée à Lyon voilà trois ans : un grand succès public et critique, tout à fait mérité. Sans doute averti par cet excellent bouche à oreille, le public familial s’est déplacé en nombre ce dimanche, avant de réserver un accueil chaleureux à la production.


Parmi les rôles principaux, seuls Yann Beuron (Fridolin) et Christophe Mortagne (Le Roi Carotte) reprennent leurs rôles respectifs, pour le plus grand bonheur des Lillois. Yann Beuron fait valoir sa grande classe dans la déclamation théâtrale, parfois mis en difficulté dans les accélérations, mais au beau timbre clair parfaitement projeté. Christophe Mortagne est le méchant idéal, jamais avare d’un cabotinage fort à propos. C’est là l’une des grandes satisfactions de la soirée avec la sorcière Coloquinte de Lydie Pruvot qui s’impose dans ce rôle parlé avec ses accents démoniaques drôlatiques. Mais c’est surtout Héloïse Mas (Robin-Luron) qui reçoit l’ovation la plus méritée en fin de représentation : tout dans son chant force l’admiration, de la ligne parfaitement conduite au timbre harmonieux, avec une projection idéale. C’est justement d’un peu de puissance dont manque Albane Carrère (Cunégonde), ce qui est d’autant plus regrettable que son chant souple et gracieux se joue des difficultés de son rôle, aux nombreuses vocalises. On mentionnera enfin la parfaite Chloé Briot (Rosée-du-Soir), au chant délicat et sensible, tandis que Christophe Gay (Truck) et Boris Grappe (Pipertrunck) assurent bien leur partie.

Dans la fosse, Claude Schnitzler n’évite pas certains décalages avec la scène en tout début d’ouvrage : cela est dû à ses tempos vifs, très à propos au niveau musical, mais qui n’aident pas ses chanteurs dans les accélérations. Très applaudi tout au long de la représentation dans ses nombreuses interventions, le chœur de l’Opéra de Lille impressionne par son investissement dramatique comme son attention au texte : un régal à la hauteur de ce spectacle réjouissant que l’on souhaite voir repris très vite !

mardi 6 février 2018

« Faust » de Charles Gounod - Opéra de Genève - 03/02/2018

2018 marque le centenaire de l’anniversaire de la naissance de Charles Gounod (1818-1893), l’un des musiciens français les plus célébrés dans le monde avec Bizet. Outre son opéra-comique Philémon et Baucis (1861) présenté à Tours dès le 16 février, on retrouve son chef-d’œuvre Faust (1859) dans une mise en scène très attendue à Genève, à voir jusqu’au 18 février 2018. La grande maison suisse a eu en effet la bonne idée de confier cette production au metteur en scène français Georges Lavaudant (né en 1947), ancien directeur de l’Odéon, bien connu des amateurs de théâtre, qui s’est aussi illustré avec bonheur dans l’opéra – on pense par exemple à sa production intense du rare Une Tragédie florentine de Zemlinsky, donné à l’Opéra de Lyon voilà déjà six ans.
 
C’est là l’occasion d’un retour aux sources pour Lavaudant ; le metteur en scène retrouve le compositeur qui avait marqué ses débuts dans la mise en scène d’opéra : les plus anciens se souviennent certainement de son Roméo et Juliette présenté à l’Opéra de Paris en 1982. Pour autant, d’où vient cette impression que le Français semble d’emblée submergé par le défi qui consiste à monter une nouvelle fois un chef d’œuvre aussi connu que Faust ? Sa conception d’ensemble apparaît très sombre et intellectuelle, avec la volonté de réduire les éléments comiques ou fantastiques de l’ouvrage pour mieux placer d’emblée le personnage de Marguerite au centre de l’histoire. Cette idée intéressante est malheureusement fort dommageable à toute la terne première partie qui donne à voir un hangar immense et sinistre, sur le toit duquel apparaît Marguerite en soubrette immaculée et inaccessible au I. Lavaudant n’évite pas un statisme à la limite du maniérisme, surtout avec les chœurs, d’autant qu’il se refuse aux artifices des décors ou des éclairages, toujours sobres. Les dessins préparatoires de son décorateur attitré, Jean-Pierre Vergier, laissent d’ailleurs à penser que cette sobriété visuelle s’est renforcée lors des répétitions.

La discrète transposition dans un univers cinématographique apparaît également peut convaincante tant elle est sous-exploitée. Quelques démons à la solde de Méphistophélès donnent ainsi l’impression de se jouer de tout ce petit monde et de tirer les ficelles d’une action décousue pour mieux justifier les agissements caricaturaux des nombreux personnages : seule la scène avec Dame Marthe apporte un semblant de légèreté avec la bonne idée de placer les quatre interprètes inconfortablement assis sur le rebord du lit étroit. Mais c’est surtout après l’entracte que le travail visuel de Vigier prend davantage d’impact, laissant entrevoir la déchéance de Marguerite dans les bas-fonds, avant la belle scène de la mort de son frère, parfaitement réglée au niveau des chœurs, ou encore la scène finale et son faux Christ crucifié incarné par Méphistophélès. Le tout dans une ambiance toujours aussi stylisée, épurée, le décor unique servant pendant les cinq actes.


Face à cette mise en scène mitigée, le plateau vocal réuni apporte beaucoup de satisfactions, il est vrai admirablement aidé par l’acoustique exceptionnelle de la salle provisoire installée place des Nations (en attendant la fin des travaux au Grand-Théâtre prévue cette année). Les parisiens connaissent bien cette salle installée dans la cour du Palais-Royal lors des travaux de rénovation de la Comédie-Française entre 2012 et 2013.

Dans le rôle de Méphistophélès, Adam Palka se montre parfaitement à son aise, idéal de noirceur dans les graves, capable d’une belle projection quand la voix est bien placée. Le Polonais, familier du rôle, a aussi pour lui une belle composition scénique : de quoi faire de ses interventions, un plaisir constant. A ses côtés, Jean-François Lapointe (Valentin) se distingue par l’éloquence de ses phrasés et la noblesse de son chant : c’est lui qui reçoit la plus belle ovation, méritée, en fin de représentation.

Le ténor John Osborn (Faust) apparaît plus en retrait, avec un timbre un peu terne et une émission souvent trop prudente. C’est d’autant plus regrettable que son attention à la prononciation et au sens est louable. Ruzan Mantashyan est une Marguerite ambivalente : on admire son chant souple et aérien, surtout en première partie d’opéra, tout en regrettant une certaine pâleur au niveau dramatique, particulièrement dans les dernières scènes. Gageons que les prochaines représentations sauront lui donner l’élan nécessaire à davantage de prise de risques. Outre le parfait Siebel de Samantha Hankey, mentionnons encore la délicieuse Dame Marthe de Marina Viotti, très à l’aise vocalement.

Dans la fosse, Michel Plasson (né en 1933) fait valoir son attention aux couleurs en des phrasés en rien trop retenus. Le rythme est placé au second plan, au service d’une élégance jamais prise en défaut, tout en donnant une belle emphase aux passages dramatiques en fin d’opéra, laquelle, il est vrai, est portée par les splendides pupitres de cuivres de l’Orchestre de la Suisse Romande. De quoi permettre, avec les chœurs en forme du Grand Théâtre de Genève, une soirée globalement satisfaisante.

lundi 5 février 2018

« The Medium » de Gian Carlo Menotti - Opéra de Berne - 02/02/2018


C’est heureux : les maisons d’opéra affichent de plus en plus souvent les ouvrages de Gian Carlo Menotti (1911-2007), compositeur américain d’origine italienne, bien connu pour ses remarquables qualités de librettiste. Quelques années après le succès de son opéra Le Consul, prix Pullitzer en 1950, Menotti écrivit notamment le livret de Vanessa, l’une des plus célèbres créations lyriques de son temps due à son compagnon Samuel Barber en 1957. C’est donc avec une grande curiosité qu’il nous était donné de découvrir Le Médium (1946) dans une version réduite à l’accompagnement au piano, où Menotti fait précisément valoir ses qualités de dramaturge : en une oeuvre d’un peu plus d’une heure, le compositeur nous embarque dans le quotidien d’une vraie-fausse voyante affublée de ses deux acolytes, Monica et Toby. Le huis-clos saisissant vire rapidement au triangle amoureux, …fatal pour le jeune Toby.

Autour de cette trame assez simple mais prenante, Menotti tisse des variations habiles d’atmosphère, basées sur un parlé chanté harmonieux, sans dissonances. On se situe à mi-chemin entre les comédies musicales et les opéras de chambre de Britten, dont ressortent les parties plus lyriques confiées aux deux rôles féminins principaux – le rôle de Toby étant muet. C’est là l’une des grandes trouvailles du livret, tant ce handicap renforce la faiblesse de ce personnage pris dans l’étau de l’emprise physique et psychologique de la médium Flora, comme de son amour sans retour pour Monica. L’air délétère “Mother, mother, are you there ?”, entonné comme un leitmotiv tout au long de la partition, tout autant que la magnifique complainte entre les deux femmes à la fin du I et bien sûr la longue scène du délire de Flora au II, résonnent encore longtemps après la représentation.

La mise en scène d’Alexander Kreuselberg joue la carte de la sobriété dans la petite salle dite de la « mansarde », avec ses quelques soixante-dix chaises entourant la scène (sans surtitres, au placement libre), mettant surtout en avant la fragilité des jeunes tourtereaux : les regards apeurés, tout autant que les costumes (robe de chambre enfantine pour Monica en contraste avec la splendeur des velours dévolus à Flora) apportent beaucoup à ce spectacle très proche du théâtre.

Mais ce sont surtout les interprètes principaux qui donnent corps à ce drame, au premier rang desquels la magistrale Claude Eichenberger (Madame Flora), intense de conviction du début à la fin. Sa voix charnue, aux beaux graves, est un vrai régal. Elissa Huber  (Monica) n’est pas en reste avec sa touchante sensibilité, tout aussi à l’aise au niveau vocal, tandis que le danseur Davidson Farias (Toby) donne une grâce légère et fluide à son rôle de victime consentante. Les seconds rôles tiennent bien leur partie, tandis que l’accompagnement au piano d’Anne Hinrichsen affiche un confort superlatif.

dimanche 4 février 2018

Concerto funèbre de Hartmann et Messe glagolitique de Janácek - Mario Venzago - Collégiale de Berne - 01/02/2018

Collégiale de Berne
La charmante capitale de la Suisse, Berne, n’en finit pas d’attirer son lot de touristes séduits chaque année par son architecture médiévale préservée, tout autant que la majesté de son site exceptionnel élevé sur les méandres de l’Aar – l’un des affluents du Rhin. La Collégiale de Berne, parfois appelée Cathédrale, trône sur la ville haute avec sa flèche de cent mètres, la plus haute de Suisse, achevée au XIXème siècle. C’est dans ce cadre que se tient l’un des concerts les plus attendus de la saison bernoise autour d’un rare programme consacré à Karl Amadeus Hartmann (1905-1963) et Leos Janácek (1854-1928).

On retrouve en première partie de concert le Concerto funèbre (1939 ; révisé en 1959) de Hartmann, l’une de ses œuvres les plus souvent données de nos jours. C’est là certainement un hommage aux liens très proches de cette œuvre avec la Suisse, qui a eu l’honneur d’une création mondiale à St Gallen en 1940, tout autant qu’un premier enregistrement discographique avec le violoniste suisse Ulrich Lehmann. L’ancien élève du bouillant chef d’orchestre Hermann Scherchen fait valoir ici une simplicité dépouillée qui donne la part belle au violon solo en ouverture, assemblant des bribes de discours musical en un rythme lent dépassionné. Les visions sombres de l’avènement du régime nazi, tout comme de la guerre à venir, sont les principales sources d’inspiration d’Hartmann, d’une noblesse éloquente dans la douleur intériorisée. L’œuvre gagne ensuite un ton plus affirmé, parfois proche de Chostakovitch dans le travail sur les vents, tandis que les cordes dominent. La violoniste Theresa Bokány apparaît malheureusement trop en retrait au niveau interprétatif, semblant manquer de caractère au profit d’une vision plus lyrique. La bonne tenue technique, tout comme l’accompagnement parfait de Mario Venzago à la tête de l’Orchestre symphonique de Berne, compensent heureusement cette vision un rien trop … uniforme.

Le moment le plus attendu de la soirée était cependant celui consacré à la splendide Messe glagolitique (1927) de Leos Janácek, une œuvre tardive où le compositeur tchèque se montre au sommet de ses moyens. C’est là l’occasion de découvrir le Choeur philharmonique tchèque de Brno, basé dans la ville natale de Janácek, qui démontre toute la force de son engagement et ses qualités d’ensemble dans la vigueur des attaques : un véritable privilège que de les entendre à Berne !

La musique évocatrice de Janácek résonne dans la Collégiale avec les cuivres splendides de l’Orchestre symphonique de Berne, tandis que Mario Venzago se joue de l’acoustique périlleuse pour assembler les éléments épars développés tout au long de la Messe. Les non connaisseurs pourront ainsi être surpris par l’aspect volontiers rugueux et primitif de cette œuvre où Janácek n’hésite pas à faire rugir toute la virtuosité de son orchestre, particulièrement dans les graves, en une orchestration toujours inventive. La musique nerveuse, aux nombreuses variations d’intensité, est aussi à la recherche de nouvelles sonorités : de quoi passionner de bout en bout. On regrettera seulement les difficultés dans l’aigu du principal soliste de l’œuvre, le ténor Tomáš Černý, puissant mais au timbre un peu fatigué. A ses côtés, Andrea Dankova (soprano) se distingue par sa voix charnue parfaitement projetée, formidable de conviction, tandis que Young Kwon (basse) séduit par son beau timbre grave.