lundi 30 mai 2022

« Parsifal » de Richard Wagner - Richard Jones - Opéra Bastille à Paris - 24/05/2022

Créé en 2018 à l’Opéra Bastille, la nouvelle production de Parsifal imaginée par Richard Jones fait son retour dans les mêmes lieux avec un plateau vocal entièrement renouvelé : c’est là un événement, tant l’ultime chef d’œuvre de Wagner fascine toujours par son sujet mystique intemporel, sa musique envoûtante et son aura de mystère. Pour autant, Richard Jones choisit d’évacuer d’emblée le merveilleux pour transposer l’action autour d’une secte d’adorateurs crédules du Graal et de son protecteur Titurel. Au-delà des gestes et attitudes ritualisées, typiques d’une secte, la bible vénérée, ici appelée « Wort » (que l’on peut traduire par « la parole »), est brandie par tous comme un totem, tout près de la statue monumentale du guide spirituel, chargé de guérir les corps et les âmes. Cette illustration visuelle marquante au I, où le plateau est dévoilé peu à peu en un mouvement de travelling avant-arrière, permet de concentrer l’action sur la foule de fidèles et donne davantage d’action au récit statique de Gurnemanz.

L’insistance sur la faiblesse physique des deux guides, Titurel et Amfortas, en lien avec les quelques fidèles en dialyse, est l’idée-force de cette mise en scène, qui veut donner du corps et de la chair aux personnages pour mieux accompagner leur parcours initiatique et spirituel. De même, au II, le double renoncement de Parsifal aux plaisirs charnels s’exprime avec le refus de l’extraversion très crue du désir des filles-fleurs, en un contraste saisissant et volontairement provocateur, là où Kundry se veut plus sournoise dans ses multiples assauts séducteurs. On aime aussi l’idée de donner davantage de place à cet amour avorté au III, alors que Kundry est désormais pratiquement muette : les multiples hésitations de Parsifal, tout autant que les gestes de tendresse et d’apaisement envers elle, renforcent l’ambiguïté et finalement l’humanité de ce choix douloureux. Le vieillissement des adorateurs donne aussi une temporalité bienvenue, là aussi au bénéfice de l’humanisation du récit.

Si les intentions principales de la mise en scène sont bien mises en valeur par des images volontiers spectaculaires, on regrette toutefois des longueurs dans certaines scènes à la direction d’acteur trop répétitives (le « duo d’amour » au II, surtout), avec des chanteurs trop souvent au-devant du plateau, sans grande surprise. Cette solution a toutefois un avantage sonore évident, de même que l’idée de rétrécir la scène lors des expositions rituelles du Graal, permettant aux interprètes, dont le magnifique chœur d’hommes de l’Opéra de Paris, de bénéficier d’un confort de réverbération acoustique pour embrasser la vaste salle de la Bastille.

Le plateau vocal réuni, sans briller, donne beaucoup de plaisir tout du long, ne serait-ce que par son homogénéité. On aime ainsi le Gurnemanz tout de noblesse de Kwangchul Youn, aux phrasés solides, même s’il semble fatiguer quelque peu au III en se laissant couvrir par l’orchestre. A ses côtés, Simon O’Neill s’impose dans le rôle-titre par son aisance sur toute la tessiture, et ce malgré une émission resserrée dans l’aigu, ainsi qu’un médium insuffisamment projeté. C’est ce dernier point qui reste insuffisant chez Marina Prudenskaya, qui compose une Kundry vibrante de caractère, aux graves souverains. Tout occupé à sa douleur, Brian Mulligan (Amfortas) n’en oublie pas de déployer son beau timbre tout de résonance expressive, de même que Falk Struckmann (Klingsor) et sa noirceur bien articulée et sans excès – les deux hommes étant très applaudis en fin de représentation.

Peu connue du grand public, l’Australienne Simone Young donne le meilleur d’un Orchestre de l’Opéra national de Paris en grande forme, mais surprend par ses tempi corsetés, au service d’une lecture analytique, sans grandiloquence, ni pathos. On s’habitue peu à peu à ce parti-pris tout en discrétion, se laissant porter par la souplesse des amples ondulations, en une atmosphère souvent vaporeuse. Seule la scène des filles-fleurs, à la musique audacieuse dans ses verticalités, déçoit par son manque de rebond rythmique, mais d’autres parties sont heureusement plus réussies, notamment celles où les cloches apportent une modernité dissonante bien intégrée au discours musical.

lundi 23 mai 2022

« Platée » de Jean-Philippe Rameau - Hervé Niquet - Opéra de Versailles - 20/05/2022

Repoussée par la pandémie en 2020, la production de Platée imaginée par Corinne et Gilles Benizio, alias le couple d’humoristes Shirley et Dino, a pu enfin être présentée en début d’année à Toulouse, puis en ce moment à Versailles. C’est un événement à ne pas manquer, tant les deux spécialistes de cabaret apportent un vent de folie à nul autre pareil, qui casse les codes solennels du classique pour rajeunir et diversifier le public attendu. La salle comble à Versailles en témoigne et s’amuse d’emblée du rôle important dévolu à Hervé Niquet : non plus seulement chef dans la fosse, le fondateur du Concert Spirituel – en 1987, déjà ! – prodigue d’inattendus talents d’acteur comique, montant à plusieurs reprises sur scène, dialoguant avec le public ou le faisant chanter du Rameau en canon... On ne dévoilera pas les nombreux gags de ce spectacle aux allures de répétition générale, dont les multiples interruptions intempestives restent toujours au bénéfice de l’enrichissement de l’action.

Avec la suppression du Prologue, assumée avec esprit et humour, le spectacle ose tout, de l’adjonction d’un ballet romantique à une samba déjantée, en passant par une guitare électrique dévolue à la Folie : il faut un art consommé des transitions pour parvenir à retomber toujours sur ses pattes, un art de la pantomime, aussi, que nourrit chacun des interprètes, toujours affairé à faire vivre son personnage d’une multitude d’expressions, même lorsqu’il ne fait rien. S’il faut un peu de temps pour s’habituer à ce foisonnement loufoque, un peu moins réussi dans l’animation théâtrale du chœur, les deux derniers actes du spectacle sont quant à eux une grande réussite : la richesse d’imagination fantasque dévolue aux costumes joue souvent sur le comique de travestissement (Platée grimée en Bette Davis, Jupiter en d’improbables créatures, etc.), tandis que l’étourdissant ballet des seize danseurs de Kader Belarbi (directeur du ballet du Capitole de Toulouse) n’est pas pour rien dans l’énergie insufflée tout du long.


Dans la fosse, Hervé Niquet secoue son Rameau comme jamais, surarticulant et musclant ses phrasés péremptoires, très vifs dans les passages verticaux. On perd en grandeur ce que l’on gagne en frémissements et scansions nerveuses, le chef sachant toutefois alanguir sa baguette dans les parties plus recueillies, avec un sens du théâtre plus prononcé. C’est heureux, tant le plateau vocal réuni montre un niveau vocal superlatif, et ce malgré un rôle‑titre à la tessiture limitée. Mathias Vidal peine en effet dans le suraigu à plusieurs reprises, avec une projection plus faible par rapport à ses partenaires. Fort heureusement, ses qualités de diction, autant que son investissement scénique désopilant, compensent ses imperfections et lui valent un triomphe public mérité en fin de représentation. L’autre grande salve d’applaudissements est recueillie par Marie Perbost (La Folie), aux faux airs de Nina Hagen, qui trouve le juste équilibre entre démesure scénique et ivresse vocale, et ce malgré un positionnement de voix un peu instable par endroits. Rien de tel pour le solide et sonore Cithéron de Marc Labonnette, tandis que Jean‑Christophe Lanièce (Momus) et Pierre Derhet (Mercure) font valoir un chant raffiné et éloquent, techniquement sans faille. On aime aussi l’autorité naturelle, portée par une belle résonnance, de Jean‑Vincent Blot (Jupiter), de même que l’impayable Marie‑Laure Garnier (Junon), délicieusement extravertie lors de ses interventions.

Ce spectacle idéal pour s’initier à la musique baroque et découvrir les rythmes entraînants de Rameau est donné jusqu’à dimanche à Versailles. Espérons qu’il sera vite repris, à l’instar du succès rencontré par Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier (voir notamment en 2015 à Metz et Montpellier), le précédent spectacle monté par Hervé Niquet et les Benizio. Il est possible de voir ou revoir cette production, ainsi que de nombreuses autres, sur la nouvelle plateforme de diffusion en continu de l'Opéra de Versailles.

dimanche 22 mai 2022

« Phryné » de Camille Saint‑Saëns - Hervé Niquet - Disque Palazzetto Bru Zane

Délicieuse Phryné ! Comment un tel bijou a pu disparaitre du répertoire alors qu’il fut l’un des succès les plus immédiats de son auteur en 1893, avant qu’André Messager ne contribue à sa large diffusion en composant des récitatifs, sur la demande de Saint‑Saëns, trois ans plus tard ? La Première Guerre mondiale et les traumatismes qu’elle a engendrée mirent un coup d’arrêt brutal à la carrière de cet opéra comique, dont la facétie piquante et étourdissante reste attachée à la légèreté insouciante de la « Belle époque ». Dans la continuité des célébrations, en 2021, du centenaire de la mort du compositeur, c’est donc là l’occasion de découvrir ce chef‑d’œuvre de concision (un peu plus d’une heure de musique), d’esprit et de finesse dans les conditions modernes des résurrections orchestrées par les équipes du Palazzetto Bru Zane : qualité superlative de l’enregistrement sonore, soin apporté à l’articulation à la diction, et toujours cette impeccable édition en luxueux livre‑disque (avec des textes passionnants de contextualisation, dus cette fois à Alexandre Dratwicki, Vincent Giroud, Pierre Siéré et Félix Régnier).

On peine aujourd’hui à imaginer Saint‑Saëns dans la veine comique, alors que son célèbre Carnaval des animaux plaide en sa faveur de ce point de vue. Le titre de l’ouvrage n’est guère vendeur aussi, alors qu’en réalité le compositeur transpose une intrigue certes inoffensive mais toujours charmante, en son contexte chéri de l’Antiquité. Il ne faut chercher ici aucune satire à l’ivresse farfelue dans le style d’Orphée aux Enfers d’Offenbach ou La Belle Hélène, mais plutôt se délecter d’une musique bondissante et aérienne, qui fit à juste titre l’admiration de Gounod, modèle évident en matière de raffinement dans l’allégement orchestral. Il faut dire que la direction d’Hervé Niquet, décidément très à l’aise dans ce répertoire, est un modèle d’équilibre, donnant autant des tempi vifs dans les parties endiablées que plus apaisés lors des délicieux élans amoureux entre Phryné et Nicias.

Le couple phare de cet opéra comique concentre toute l’attention : le choix de Florie Valiquette (Phryné) et Cyrille Dubois (Nicias) est proche de l’idéal, tant les deux chanteurs rivalisent en beauté du timbre et en expressivité. Florie Valiquette a pour elle un velouté d’émission, un aigu rayonnant, là où Cyrille Dubois impressionne toujours autant par ses phrasés naturels, portés par une myriade de couleurs. A leurs côtés, Thomas Dolié (Dicéphile) démontre combien il est un choix toujours solide dans ce répertoire, imposant ses qualités d’articulation et d’engagement (impressionnantes dans les accélérations, notamment), de même que la lumineuse Anaïs Constans (Lampito). Tous les seconds rôles donnent satisfaction, de même que l’excellent Chœur du Concert Spirituel, très présent tout du long.

Outre le présent livre‑disque, il sera possible de découvrir ce chef‑d’œuvre sur la scène de l’Opéra‑Comique, pour une unique date, le 11 juin prochain. Tous les chanteurs principaux susmentionnés, à l’exception notable de Florie Valiquette (remplacée par Anne‑Catherine Gillet), seront présents : à ne pas manquer !

vendredi 20 mai 2022

« Jules César » de Georg Friedrich Haendel - Théâtre des Champs-Elysées à Paris - 18/05/2022

Fondé en 2002 avec la participation de Philippe Jaroussky, l’ensemble sur instruments d’époque Artaserse ne s’était encore jamais confronté au défi d’affronter un opéra complet : c’est désormais chose faite avec cette nouvelle production de Jules César (1723), l’un des plus célèbres opera seria de Haendel. Créé à Londres, puis repris et adapté (notamment au niveau des tessitures) comme une traînée de poudre, cet ouvrage bénéficie de la muse inépuisable de Haendel, autant dans le raffinement des récitatifs que des airs, mais souffre d’un livret bien poussif sur la durée. Adapté d’un opéra vénitien expurgé de ses parties comiques, le sujet est recentré sur la noblesse d’âme des différents protagonistes : on gagne en hauteur de vue ce que l’on perd en diversité et en rebondissements dramatiques, ce que la mise en scène de Damiano Michieletto ne peut tout à fait masquer.

Le statisme de l’action, particulièrement pesant avec un récit qui tourne en rond après le premier acte, est illustré par une transposition métaphorique des états d’âme des protagonistes : les trois Parques, fortes de leur pouvoir sur la destinée humaine, tissent les fils de l’action en arrière‑scène, maniant autant les allégories (justice, temps), symboles de résilience (l’olivier), que les angoisses de mort de Jules César. Ce pressentiment d’une fin tragique est particulièrement saisissant par son illustration visuelle au III, lorsque les sénateurs tentent d’assassiner l’empereur à plusieurs reprise en lacérant le voilage plastifié qui les sépare de leur cible. Le travail sur les textures, les volumes et les différents cadrages de la scène, admirablement mis en valeur par la variété des éclairages, tour à tour crus ou vaporeux, donne une modernité bienvenue à l’ensemble, même si on reste à la surface d’une évocation principalement illustrative, en lien avec l’évolution psychologique des personnages.


Tous les regards se concentrent aussi vers la fosse, où Philippe Jaroussky était très attendu pour ses débuts dans une grande pièce lyrique, même s’il continue par ailleurs sa carrière de contre‑ténor (notamment dès juillet à Versailles autour d’un « duel » avec Valer Sabadus ou encore l’an prochain ici même avec le guitariste Thibaut Garcia) : le pari est en grande partie atteint, tant le public venu en nombre lui réserve un triomphe en fin de représentation, sans doute conquis par la franchise de ses attaques et la transparence obtenue dans les dialogues entre pupitres. Si le travail est convaincant dans les parties orchestrales pures, il l’est un peu moins dans l’accompagnement, où Jaroussky semble se mettre quelque peu en retrait afin de mettre en valeur les chanteurs. On aimerait ainsi davantage de détails révélés ici et là, pour faire de l’orchestre un protagoniste à part entière, capable de se confronter au brio des gosiers réunis. Techniquement, son ensemble donne beaucoup de plaisir, tout particulièrement dans la cohésion des cordes, même si on note une faiblesse des cors et trompettes dans la justesse attendue.

Le plateau vocal réuni, d’une grande tenue, n’est pas pour rien dans la réussite de la soirée. Ainsi de Sabine Devieilhe (Cléopâtre) qui illumine chacune de ses interventions par une ligne de chant d’une souplesse idéale sur toute la tessiture, autour d’une parfaite diction. Elle prend aussi le luxe de faire durer ses aigus au moyen d’une longueur de souffle toujours naturelle, tout en compensant le peu d’épaisseur de sa voix par une technique sans faille. A ses côtés, Gaëlle Arquez (Jules César) impressionne tout autant par son aisance vocale, parfaitement projetée, même si on aimerait davantage d’autorité dans ce rôle pour casser l’impression d’une interprétation trop uniforme.

Rien de tel pour Lucile Richardot (Cornelia), qui met davantage de caractère à son interprétation, faisant vivre ses graves ardents et rauques d’une franchise déchirante dans la douleur. A ses côtés, Franco Fagioli (Sesto) a tous les moyens du rôle, parfois périlleux, mais déçoit dans son recours fréquent au vibrato, avec un timbre aigre dans le suraigu, notamment dans les récitatifs. On lui préfère grandement le Tolomeo vibrant et engagé de Carlo Vistoli, qui n’a pas son pareil pour faire vivre son instrument d’une myriade de couleurs, toujours au service du sens. On aime aussi le Nireno bien articulé et chantant de Paul‑Antoine Bénos‑Djian, déjà très applaudi cette année dans le rôle‑titre de Rinaldo à Rennes. Tous les seconds rôles emportent l’adhésion par leur investissement dramatique, à même de nous convaincre de la réussite globale du spectacle. On retrouvera ce plateau vocal homogène lors de la reprise prévue à l’Opéra de Montpellier du 5 au 11 juin prochain, avant une autre étape à Leipzig, en 2023, avec d’autres chanteurs.


dimanche 15 mai 2022

« Le Songe d’une nuit d’été » de Benjamin Britten - Laurent Pelly - Opéra de Lille - 13/05/2022

Désignée capitale européenne de la culture en 2004, la ville de Lille a poursuivi depuis lors cet élan en organisant tous les trois ans le festival « Lille 3000 ». Avec son offre multiculturelle, l’édition 2022 « Utopia » valorise de nombreuses expositions de tout premier plan dans la métropole (notamment la présentation d’oeuvres inédites d’Annette Messager au Lam à Villeneuve d’Ascq) et pare les rues nordistes de nombreuses installations spectaculaires, dont les dix statues géantes en mousse entre la gare et l’Opéra, réalisées par le Finlandais Ken Simonsson. Ces elfes aux allures enfantines, emblématiques de la culture pop, illustrent le thème de cette édition dédiée à l’harmonie entre l’homme et la nature : c’est aussi une transition naturelle avec Le Songe d’une nuit d’été, l’un des chefs d’oeuvre lyrique les plus poétique et évocateur de Benjamin Britten, représenté dans le cadre du festival jusqu’au 22 mai prochain à Lille, mais également gratuitement le 20 mai sur de nombreux grands écrans des Hauts-de-France.

C’est là un événement à ne pas manquer, tant la féérie joue à plein dans la mise en scène toute de finesse de Laurent Pelly. On retrouve le Français bien connu à Lille après ses réussites comiques dédiées à Cendrillon de Massenet en 2012 et Le Roi Carotte d’Offenbach en 2018 – Il se démarque de la mise en scène intemporelle de Robert Carsen, constamment reprise depuis 1991 (notamment en 2016 au cinéma), en apportant plusieurs touches humoristiques mais jamais envahissantes, tout en différenciant les trois mondes (merveilleux, amoureux, théâtreux) en un décor unique bien revisité tout du long, qui laisse la place à la poésie évocatrice et à l’imagination. Avec ces nombreux effets de miroir (en panneaux mouvants, sur le sol ou en arrière-scène) admirablement mis en valeur par le travail sur les éclairages, Laurent Pelly s’amuse à renforcer le théâtre dans le théâtre, déjà très présent dans l’ouvrage : l’une des saynètes les plus saisissantes est certainement celle qui suit la danse bergamasque au III, lorsque les interprètes découvrent le public sous leurs yeux ébahis. Comme à son habitude, Laurent Pelly impressionne par la justesse millimétrée de sa direction d’acteur, toujours au service de l’action dramatique.

La réussite de cette production vaut aussi pour l’excellent plateau vocal, en grand partie anglophone. A l’aise vocalement, Nils Wanderer (Oberon) et Marie-Eve Munger (Tytania) se saisissent ainsi de leurs rôles périlleux avec un sens théâtral jamais pris en défaut, à l’instar des tourtereaux impressionnants de brio et d’éloquence. Parmi eux, seul David Portillo (Lysander) peine à nuancer son chant trop en force, notamment dans les piani et le medium, ce qui est d’autant plus regrettable que la beauté de son timbre séduit. A ses côtés, Dominic Barberi compose un désopilant Bottom (et ce malgré un masque d’âne qui affaiblit sa projection), bien épaulé par ses acolytes ouvriers. Là encore, une réserve est à émettre concernant le Snug trop chantant de Thibault de Damas, mais il est vrai que le rôle est redoutable dans le dosage de comique à distiller. Rien de tel pour le Puck aux allures de Pierrot de la virevoltante et radieuse Charlotte Dumartheray, très engagée dans son rôle. Tout aussi bien préparé, le choeur d’enfants assure bien sa partie, même s’il se montre un rien trop tendre par endroit dans l’espièglerie attendue.

Dans la fosse, Guillaume Tourniaire se régale des couleurs exacerbées en distinguant chaque pupitre, le tout au service d’une direction brillante et incandescente, qui n’en oublie pas les passages plus apaisés par une attention soutenue à l’élan narratif global. De quoi ressortir avec des étoiles pleins les yeux, après l’ovation enthousiaste du public venu en nombre pour fêter les délices enchanteurs de Britten.

jeudi 12 mai 2022

« George Dandin » de Lully et Molière - Michel Fau - Théâtre de l'Athénée à Paris - 11/05/2022

L’année du quatre centième anniversaire de la naissance de Molière est l’occasion de remettre au goût du jour ses nombreuses comédies‑ballets, dont la plupart des musiques ont été écrites par Marc‑Antoine Charpentier ou Jean‑Baptiste Lully. C’est précisément le cas pour les trois productions, Le Mariage forcé (1664), Le Sicilien ou l’Amour peintre (1667) et Le Malade imaginaire (1673), défendues par le Centre de musique baroque de Versailles avec Hervé Niquet, autour d’une vaste tournée à travers la France, toujours en cours. Dans le même temps, Michel Fau poursuit depuis l’an passé sa propre tournée dans l’Hexagone, tout aussi impressionnante en termes de nombre de dates, afin de présenter la méconnue comédie‑ballet de Lully et Molière, George Dandin ou le Mari confondu (1668).

C’est désormais le tour du Théâtre de l’Athénée d’accueillir ce spectacle à ne rater sous aucun prétexte, tant il fait honneur au genre, tout en le dépoussiérant avec malice. C’est là la marque de fabrique de Michel Fau, dont on ne rate désormais aucun des spectacles, qui s’entoure d’une fine équipe pour faire vivre de son humour désopilant les malheurs de Georges Dandin. On ne pouvait rêver meilleur écrin pour cette pièce qui moque le mariage par ambition, s’amusant autant à critiquer la bourgeoisie avide d’honneurs que l’aristocratie désargentée. Mais c’est aussi l’occasion d’attaquer les conventions autour du mariage – Molière osant ici faire l’éloge des amours infidèles, tout en s’offrant le luxe d’une fin amorale, où Dandin est une énième fois ridiculisé.

Michel Fau s’empare d’emblée de son personnage en lui donnant force crédibilité par mille détails, de sa gestuelle embarrassée aux regards hallucinés, sans jamais forcer le trait : si exagération il y a, elle est toujours au service de la farce. On aime aussi l’attention portée à la diction, dont chaque syllabe est précisément déliée, sans maniérisme. On gagne ainsi en parfaite compréhension du texte, y compris dans les passages chantés. Même si la pastorale interprétée par quatre chanteurs (deux hommes et deux femmes – ces dernières meilleures au niveau vocal, mais plus réservées au niveau interprétatif) n’a pas grand‑chose à voir avec la pièce de Molière, Michel Fau essaie de la lier à l’action, évoquant une sorte de cauchemar dont il serait la victime. Comme à l’habitude, les éclairages de Joël Fabing font la part belle aux couleurs bleues, rouges ou vertes, donnant ainsi une distance bienvenue au spectateur, tandis que les éléments de décor distinguent les deux mondes, bourgeois et aristocratique, en donnant du volume à l’ensemble. Les magnifiques costumes d’époque de Christian Lacroix parachèvent cette lecture cohérente, qui offre un subtil compromis entre réalisme et distanciation critique.

Tous les comédiens réunis par Michel Fau se montrent à la hauteur de l’événement, donnant une truculence à chacune de leurs interventions par leur capacité à personnaliser leur rôle avec force mimiques : on aime autant la balourdise farfelue de Florent Hu (Lubin) que les graves impertinents de Nathalie Savary (Claudine), sans parler des superficiels tourtereaux incarnés par Alka Balbir et Armel Cazedepats. Enfin, Philippe Girard et Anne‑Guersande Ledoux composent des parents tout aussi désopilants par leur mélange de raideur et d’intonations comiques – le tout sous la direction de Gaétan Jarry au clavecin, à la tête d’un Ensemble Marguerite Louise très en verve. 

mercredi 11 mai 2022

« Elektra » de Richard Strauss - Robert Carsen - Opéra Bastille à Paris - 10/05/2022

Après avoir interprété le rôle de Chrysothémis pendant quelques années (notamment à Washington en 2008), Christine Goerke s’illustre désormais dans le rôle-titre d’Elektra (1909), qu’elle a chanté sur toutes les scènes américaines avec un grand succès. En Europe, où elle se fait plus rare, seuls quelques chanceux ont eu la possibilité de l’entendre sur scène, notamment à Bayreuth ou lors d’une récente tournée avec Andris Nelsons. Disons-le tout net, la réputation de la chanteuse américaine n’est en rien usurpée, tant elle embrasse avec aisance le vaste vaisseau de Bastille, de sa voix ample, donnant à ses graves charnus, une résonance aussi gourmande que pénétrante. Le splendide timbre cuivré résonne de mille couleurs, avec une tenue de note parfaitement maitrisée : mais c’est peut-être aussi la limite de cette chanteuse, qui peine à se dépasser au niveau interprétatif au-delà de cet hédonisme sonore, adoptant une réserve aristocratique souveraine, bien éloignée de la fureur entendue ailleurs (voir notamment à Toulouse l’an passé).

Telle conception dramatique ne l’empêche pas de recueillir un triomphe en fin de représentation, même si elle se situe à mille lieux de celle d’une Angela Denoke (remplaçante de Waltraud Meier, initialement prévue) : on avait oublié à quel point la chanteuse allemande sait peser chaque mot pour lui donner un sens, d’un naturel éloquent, porté par une ligne souple et aérienne, proche de l’idéal. Il lui manque certes la puissance attendue en certaines parties, mais sa prestation est assurément l’un des grands moments de la soirée. On retrouve à ses côtés une autre remplaçante de luxe en la personne de Camilla Nylund, appelée en dernière minute pour palier la défection d’Elza van den Heever (dont la présence pour les représentations suivantes est encore annoncée). Malgré un volume limité, la Finlandaise impressionne toujours autant par sa justesse d’intention, dans des phrasés millimétrés de raffinement, donnant à son rôle de Chrysothémis le mélange de fragilité et de couardise requis. Tous les seconds rôles se montrent à la hauteur, au premier rang desquels le superlatif Egisthe de Gerhard Siegel, très en voix, de même que l’émouvant Oreste de Tómas Tomasson.

Parmi les autres sensations de la soirée, le public fait une ovation au retour dans la fosse parisienne du grand chef américain (d’origine russe) Semyon Bychkov, qui épouse la conception hédoniste de Christine Goerke pour donner à ses phrasés amples un lyrisme évocateur, porté par les premiers violons : la clarté et la transparence obtenue mettent en valeur des sonorités splendides, qui peuvent surprendre les tenants d’une vision plus sombre du drame.

Sur scène, on retrouve la mise en scène de Robert Carsen, créé ici-même voilà neuf ans. A l’instar de son Iphigénie en Tauride de Gluck (voir récemment à Rouen), le Canadien plonge le spectateur dans une scénographie aussi sobre que sombre, qui ausculte les méandres labyrinthiques de la psyché féminine. Toutes les femmes sont ainsi grimées de la même manière, se mouvant de concert avec Elektra pour influencer les événements, en une sorte de transe maléfique, admirablement chorégraphiée tout du long (et ce malgré quelques longueurs dans la répétition de ce parti-pris). Seules Chrysothémis et surtout Clytemnestre échappent à cette uniformisation, même si on peut voir en toutes ces femmes les multiples voix contradictoires d’une seule : la crainte d’une sexualité débridée chez Clytemnestre, la culpabilité dans le divertissement pour Chrysothémis, et surtout l’incapacité à agir d’Elektra, qui ne cesse d’enjoindre ses proches à tuer sa mère à sa place.


On aime aussi l’idée de Carsen de relier les deux héroïnes meurtrières de Strauss, lorsque Elektra vient chercher du réconfort sur le cadavre de son père, faisant écho à la folie de Salomé. Mais l’idée force est plus encore de transformer Elektra en une sorcière proche de Médée, en lien avec les mots de sa mère (« quels sont les rites ? »), rôdant autour de la tombe de son père, transformée ensuite en réceptacle de toutes les péripéties – comme si l’héroïne y engloutissait toutes les réalités qu’elle se refuse à voir. Une mise en scène décisive dans les moments-clés de l’ouvrage, mais un rien redondante par ailleurs.

lundi 9 mai 2022

« Lancelot » de Victorin Joncières - Jean‑Romain Vesperini - Opéra de Saint-Etienne - 06/05/2022

Parmi les temps forts de la saison stéphanoise, la récréation scénique de Lancelot (1900), tout dernier ouvrage lyrique de Victorin Joncières (1839‑1903), occupe une place de choix, ce dont témoigne le public venu en nombre pour l’occasion. Peu connu de nos jours, le compositeur parisien bénéficie des efforts conjoints du Palazzetto Bru Zane et d’Hervé Niquet pour faire vivre sa musique, qui trahit autant son éducation française par la finesse de son orchestration que son admiration pour Wagner dans les passages emphatiques plus cuivrés. La résurrection de Dimitri (1876), paru aux Ediciones Singulares en 2014, avait permis de découvrir le plus grand succès obtenu par Joncières de son vivant, déjà avec Hervé Niquet à la baguette : le chef français prouve une fois encore toute son affinité pour le romantisme finissant, alliant un geste souple et aérien au service de tempi soutenus, tout en faisant ressortir les parties martiales sans brutalité, au bénéfice de la continuité dramatique. Même si on aimerait parfois un peu plus de respiration dans les transitions entre les différents tableaux, ce parti pris évite toute lourdeur au propos.

Outre cette direction cinglante, le livret surprend par son enchaînement rapide des péripéties, réduisant ce grand opéra à la française à une durée d’un peu plus de deux heures – avec un ballet légèrement écourté à Saint‑Etienne. On s’habitue peu à peu à cette efficacité théâtrale due à Edouard Blau et Louis Gallet, également librettiste de Massenet, Saint‑Saëns ou Bizet (voir notamment la récente production tourangelle de La Princesse Jaune et Djamileh), en lien avec la musique tout aussi accessible et souvent spectaculaire de Joncières. Si l’on peut regretter une orchestration opulente (y compris dans les passages apaisés) et sans surprises, cette musique franche et directe ne peut manquer de séduire par son éloquence, ce dont le jeune public enthousiaste (très présent le soir de la première) s’est manifestement félicité tout au long de la représentation.

Tomasz Kumiega

Il faut dire que le plateau vocal réuni pour l’occasion ne manque pas de brillants atouts, au premier rang desquels les deux interprètes féminines, très investies dans leurs rôles respectifs. Ainsi d’Anaïk Morel (Guinèvre), qui confirme toutes les attentes (voir Ariane et Barbe‑Bleue donné à Nancy en début d’année), séduisant autant par le charnu de ses graves bien soutenus que le mordant de ses intentions dramatiques. On aime aussi l’Elaine d’Olivia Doray, à l’aisance superlative sur toute la tessiture, au service d’une incarnation vibrante de naturel. A ses côtés, Frédéric Caton donne à son rôle une noblesse de ligne d’une précision millimétrée dans l’articulation, qui compense un timbre quelque peu fatigué par les années. Aucun problème de ce point de vue pour l’éclatant Arthus de Tomasz Kumiega, à la projection aisée : sa présence scénique lui vaut des applaudissements mérités à l’issue du spectacle, à l’instar du Lancelot engagé de Thomas Bettinger, et ce malgré une émission rétrécie dans le suraigu, qui fait perdre de la substance à son timbre. Outre des seconds rôles bien distribués, on se félicite de l’excellence du Chœur lyrique Saint‑Etienne Loire, très précis dans ses interventions.

Autre atout de la soirée, la mise en scène de Jean‑Romain Vesperini, qui choisit d’évoquer finement le contexte médiéval autour d’une scénographie unique, admirablement revisitée tout du long : autant la finesse des éclairages dans la pénombre que l’usage d’un plateau tournant surélevé (représentant notamment la Table ronde) apportent variété et volume à l’ensemble. Essentiellement visuel, ce brio bénéficie aussi d’une direction d’acteur soutenue, notamment pour le chœur, utilisé comme élément de décor au I (lors des cérémonies autour de la Table ronde). Un spectacle sans temps morts qui donne ses lettres de noblesse au grand opéra, sans aucune ostentation.


dimanche 1 mai 2022

« Madame Butterfly » de Giacomo Puccini - Fabio Ceresa - Angers Nantes Opéra - Grand-Théâtre à Angers - 28/04/2022

Reportée en 2020 pour cause de pandémie, la Madame Butterfly imaginée par Fabio Ceresa est enfin reprise à Angers, Nantes, puis Rennes, avec pas moins de douze dates (dont une retransmission en simultané sur plusieurs grands écrans en Pays de la Loire et en Bretagne, le 16 juin). C’est là l’occasion de découvrir le travail tout en sobriété du metteur en scène italien, déjà présenté à Florence en 2015, qui concentre l’attention sur les protagonistes par son minimum d’effets visuels. Les décors et costumes d’époque, consensuels mais sans ostentation, nous plongent en un Japon fantasmé par les Européens au début du siècle dernier : tout au long du spectacle, Ceresa joue sur l’opposition entre la jetée en arrière‑scène, porteuse d’espoir, et l’agencement des panneaux coulissants de l’espace intérieur, de plus en plus restreints, à l’instar de l’horizon réduit de l’héroïne. Si on peut regretter l’absence complète d’éléments de décor, conduisant les chanteurs à s’étendre sur le sol à plusieurs reprises (y compris le Consul invité à boire le thé), on s’habitue peu à peu à ce parti pris minimaliste, magnifié autant par les éclairages, que la présence fantomatique et inquiétante de Suzuki. C’est bien vu de confier à la servante de Butterfly un rôle plus conséquent au I, annonciateur du drame à venir par son aura sinistre.

Anne‑Sophie Duprels donne à son incarnation du rôle‑titre une vérité dramatique ardente dès ses premières interventions, refusant toute fragilité ou naïveté. Cette conception donne à son personnage une force de caractère peu commune, notamment lors de ses joutes avec le Consul ou Goro, bien éloigné de l’apathie ou de la folie parfois suggérées au fur et à mesure de l’avancée du mélodrame. Bien projetée, la voix en pleine puissance s’embarrasse d’un léger vibrato, heureusement plus discret dans les parties apaisées. La chanteuse française, qui a souvent chanté ce rôle depuis le début de sa carrière, le partage ici en alternance avec Karah Son, de même qu’Angelo Villari et Sébastien Guèze pour Pinkerton. On est heureux de retrouver le ténor français en un répertoire qui lui convient parfaitement, à l’instar de ses nombreuses incarnations de Rodolfo dans La Bohème : légèrement assombri avec les années, son beau timbre garde un velouté et une souplesse d’articulation précieuse pour la diction. Seuls les changements de registre dans le suraigu laissent entendre une émission resserrée, le tout autour d’une puissance limitée, mais parfaitement en adéquation avec la jauge idéale du Grand‑Théâtre d’Angers (environ 700 places), à l’excellente acoustique.

On retrouve à ses côtés l’un de ses anciens camarades de promotion du Conservatoire de Paris, en la personne de Marc Scoffoni (Sharpless) : la complicité entre les deux chanteurs nourrit la première partie d’ouvrage, et ce d’autant plus que Scoffoni impressionne par son autorité naturelle, portée par une voix solide dans les graves. On aime aussi grandement la superlative Suzuki de Manuela Custer, à la dignité bouleversante – le tout magnifié par des phrasés millimétrés de justesse. Outre l’impeccable Gregory Bonfatti, qui donne à son Goro le mélange de fourberie et de ridicule attendus, les seconds rôles emportent l’adhésion, à l’instar d’un Chœur d’Angers Nantes Opéra engagé. Il faut dire que toute cette équipe bénéficie du geste splendide d’équilibre et de finesse de Rudolf Piehlmayer, bien connu en Bretagne et Pays de la Loire (voir notamment Lohengrin en 2015 et Norma en en 2018 à Rennes), qui n’a pas son pareil pour alléger les textures et faire ressortir les oppositions entre pupitres, le tout au service de la vision dramatique d’ensemble. On souhaite retrouver très vite dans nos contrées ce grand chef de théâtre, artisan décisif d’une soirée réussie, à juste titre fêtée par un chaleureux public angevin.