vendredi 30 mai 2014

« Née sous Giscard » de Camille Chamoux - Théâtre du Petit-St-Martin - 28/05/2014

C’était mieux avant ? Dans son deuxième spectacle, la comédienne et humoriste Camille Chamoux se lance à corps perdu dans une réflexion qui perd en humour ce qu’elle gagne en profondeur. Avec un talent de conteuse hors pair et une énergie dévastatrice qui restent intacts.

Une longue file d’attente au dehors en guise d’accueil au Théâtre du Petit-Saint-Martin. Il faut dire que l’exiguïté des lieux ne permet pas d’accueillir le public à l’intérieur, et l’on doit se faufiler à travers un couloir étroit pour parvenir jusqu’à la petite salle de 200 places en contrebas. Mais une fois arrivé dans les sous-sols du Théâtre de la Porte-Saint-Martin, superbe salle à l’italienne de plus de 1 000 places située juste au-dessus, une scène sans coulisses se dévoile, plus vaste qu’attendu. Le regard embrasse très vite ce lieu étonnamment chaleureux avec son mur de brique et ses éclairages apparents, une partie de la sono au sol. Du peu de décors, on distingue une table en Formica, quelques disques en vinyle négligemment jetés à terre, tandis que la Bohème d’Aznavour résonne à nos oreilles encore distraites.
Sur scène, Camille Chamoux est déjà là, particulièrement active pour accueillir le public, se moquant gentiment de ces hésitations de placement, de son retard aussi. On reconnaît immédiatement le style de celle qui nous avait déjà conquis en 2006 avec son premier one-woman-show Camille attaque. Voix fluette et haut perchée, légèrement nasale, elle inspire la sympathie avec son côté « bonne copine », sa sympathie naturelle, son ton angélique. Mais elle sait aussi se faire mordante lorsqu’elle inspecte la salle au début du spectacle pour constater, à juste titre, que peu de jeunes sont présents. Jean-Claude, soixante-huitard désigné, sera l’un des fils rouges régulièrement sollicité pour incarner la génération des parents de Camille.
La nostalgie d’une époque non vécue
Née sous Giscard, Camille Chamoux s’interroge : « Comment devenir artiste quand on a des bases molles ? », celles du centrisme incarnées par l’ancien président de la république (1974-1981) ? Au-delà du bon mot un peu facile, la jeune femme de 36 ans questionne les conflits de génération et la nostalgie d’une époque non vécue. Celle que ces parents lui ont tant vantée comme un « âge d’or », ce fameux « c’était mieux avant ». Mais n’est-ce pas plutôt un miroir aux alouettes ? Voilà l’occasion parfaite de moquer ces bobos furieusement amateurs de brocantes le week-end venu, cherchant ainsi à reconstituer le mobilier de leur grand-mère défunte, alors même que les visites dominicales d’enfance étaient souvent synonymes d’ennui !
Le propos volontairement plus sérieux force l’admiration, mais impose aussi de petites baisses de rythme en milieu de spectacle, les imitations savoureuses du précédent étant ici plus discrètes. Seule « Hortense, neuf ans » parvient à nous arracher quelques larmes de rire. Si l’on peut regretter une mise en scène par trop discrète, Camille Chamoux sait nous embarquer dans ces histoires qui s’enchaînent habilement, avec un talent de conteuse admirable. Elle convoque aussi la chansonnette, avec sa voix cassée si séduisante, et conclut le spectacle finement, rappelant combien le fantasme de l’âge d’or permet souvent de trouver un alibi bien commode pour excuser ses propres manquements, sa procrastination ou ses renoncements.
Au cinéma dans les Gazelles en début d’année en tant qu’actrice et scénariste, la jeune femme a déjà prouvé sa capacité à se lancer des défis nouveaux. Gageons que le succès mérité de son spectacle saura l’encourager à continuer dans cette voie ! 

mercredi 28 mai 2014

Concerts de l'ensemble Sequenza 9.3 et du choeur Accentus - Festival de l'Epau au Mans - 23 et 24/05/2014

Chaque année depuis 1982, l’abbaye de l’Épau accueille un festival de musique classique au rayonnement national. La musique vocale y est reine, flattée par la merveilleuse acoustique des lieux.


Ce qui frappe d’emblée lorsqu’on rejoint l’abbaye de l’Épau, c’est sa proximité avec le centre-ville du Mans. Un saut de puce d’à peine dix minutes en voiture, guère plus en transport en commun, et ce havre de paix et de verdure se dévoile dans toute sa splendeur. Un atout non négligeable par rapport à une autre abbaye cistercienne bien connue, celle de Royaumont, située dans le Val-d’Oise et assez éloignée de Paris. On trouve aussi des points communs entre les deux institutions, comme la saison musicale organisée toute l’année pour animer les lieux. Si l’eau est l’élément marquant à Royaumont, avec ses majestueux canaux ombragés de platanes centenaires, l’Épau marque le regard par l’éclat des teintes beiges et jaunes des murs anciens, reflet d’une parfaite rénovation du site.

Au soleil couchant, l’effet splendide ainsi obtenu accueille les visiteurs, tandis que des sculptures modernes animent le jardin, offrant ainsi de nouvelles perspectives pour le regard averti. De même, une exposition photographique en plein air, visible jusqu’au 2 novembre 2014, permet de renouveler sa perception du lieu. Institution locale connue et reconnue depuis sa création en 1982, le Festival de l’Épau propose une programmation variée, réservant l’abbatiale pour la musique vocale et sacrée tandis que le dortoir des moines accueille les récitals et la musique de chambre. Deux salles de concert aux acoustiques bien différentes qui conviennent bien à la multiplicité des genres, intimiste pour le dortoir des moines, plus spectaculaire pour l’abbatiale et ses réverbérations fascinantes.

Une création mondiale de Patrick Burgan

C’est précisément dans la majesté de la grande salle qu’ont eu lieu les deux concerts auxquels nous avons pu assister. Concerts accompagnés d’un seul instrument, le violoncelle d’Henri Demarquette pour les douze chanteurs de l’ensemble vocal Sequenza 9.3, et l’orgue de Christophe Henry pour les trente chanteurs du chœur Accentus. Fondé en 1998, Sequenza 9.3 promeut le répertoire du xxe siècle tout comme les créations contemporaines. Pas étonnant dès lors de retrouver au programme la création mondiale de l’Archipel des saisons, œuvre du compositeur français Patrick Burgan. En forme de kaléidoscope de pièces brèves, l’œuvre s’inspire de différents haïkus, ces petits poèmes japonais qui évoquent l’indicible et l’évanescence des choses. Burgan s’en empare subtilement, se délectant des onomatopées et allitérations si caractéristiques, produisant tour à tour effets de chuchotement, de bruitage ou de foule. Certains passages évoquent aussi le Requiem de György Ligeti, utilisé dans la célèbre scène d’ouverture du film 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick.

Autour de cette création, la programmation élaborée par Catherine Simonpietri allie habilement des extraits d’œuvres méconnues de temps plus anciens, telle la Missa Mille Regretz de Cristóbal de Morales, avec des « tubes » du répertoire vocal. On pense bien sûr au fameux Miserere d’Allegri ou à la déjà classique Symphonie nº 3 de Górecki. Un programme varié qui bénéficie du violoncelle généreux et opulent d’Henri Demarquette, mis en valeur par la merveilleuse acoustique de l’abbatiale. Un seul instrument qui semble résonner comme deux ou trois, tandis que les chanteurs eux-mêmes ont maintes occasions de faire valoir leurs qualités individuelles. Sequenza 9.3, un formidable ensemble vocal que l’on souhaite retrouver très vite au concert.

Une œuvre rarissime de Dvořák

La deuxième soirée se révèle un rien plus décevante même si elle se situe également à un haut niveau. Venant tout juste de fêter ses vingt ans d’existence, le chœur Accentus nous convie à découvrir des pièces brèves de Brahms ainsi que la rarissime Messe en ré majeur de Dvořák. Une œuvre qui n’a malheureusement pas l’éclat du Requiem ou du Stabat mater (1), plus connus. Il faut dire que la direction cursive de Laurence Équilbey n’aide pas à varier les climats et instiller un peu d’émotion. Mais l’indiscutable cohésion d’ensemble, la précision des attaques et la qualité des pupitres permettent de comprendre aisément la réputation grandissante de cette formation.

Un concert un peu court, heureusement poursuivi par la grande innovation de cette 32e édition du festival, à savoir l’instauration d’une deuxième partie de soirée dans le « Magic Mirrors » voisin. Installé dans les jardins de l’abbaye, ce chapiteau de bois intimiste offre à des programmations musicales éclectiques un écrin accueillant. Henri Demarquette s’en empare généreusement autour d’un jazz-tango endiablé, tandis que Laurence Équilbey révèle un intérêt insoupçonné pour les musiques électroniques. Une idée originale (2) qui permet des confrontations imprévues entre ces différents univers musicaux, nous invitant à prolonger le plaisir de l’écoute autour d’un verre. Ambiance chaleureuse et festive garantie ! 


(1) Que l’on pourra entendre bientôt en la basilique de Saint-Denis, le vendredi 13 juin 2014, avec Jacub Hruša à la direction.
(2) Que l’on doit à la direction artistique confiée cette année à l’agence de communication et de production Sequenza.

lundi 26 mai 2014

« Ali Baba » de Charles Lecocq - Opéra-Comique à Paris - 20/05/2014

On n’imaginait pas pareil fête à l’Opéra-Comique pour une œuvre dite « légère ». En exhumant une œuvre totalement inconnue du rare Charles Lecocq, la grande institution lyrique parisienne obtient un triomphe mérité autour d’un plateau vocal d’exception. Quel plaisir !


Il en va de Charles Lecocq comme de son illustre inspirateur Daniel‑François-Esprit Auber : leur musique lumineuse est aujourd’hui largement négligée au seul bénéfice des deux grandes figures de leur époque, respectivement Jacques Offenbach et Gioachino Rossini. Cette tendance à l’appauvrissement du répertoire n’est malheureusement pas nouvelle et ne concerne pas seulement le lyrique. Mais elle est encore plus accentuée pour la musique légère qui n’a jamais eu bonne presse auprès des tenants d’un art sérieux, incapables de reconnaître les qualités d’invention mélodique, l’humour et la gaieté présents dans ces œuvres. Faut-il pour autant se résigner à abandonner ce vaste répertoire en dehors des traditionnels bonbons (1) de fêtes de fin d’année ?

Conformément à ses missions, l’Opéra-Comique dévoile au moins une pépite en ce domaine chaque année, offrant des productions d’un luxe inouï. On pense ainsi à la délicieuse Ciboulette de Raynaldo Hahn qui s’inspirait précisément de l’héritage musical de Charles Lecocq (1832-1918). Un compositeur au talent précoce, vainqueur ex aequo avec Bizet d’un concours d’opérette (le Docteur Miracle) lancé par rien moins qu’Offenbach en 1855. Mondialement reconnu après le succès acquis avec la Fille de Mme Angot en 1872, Lecocq se consacre essentiellement à l’opérette et à l’opéra-comique pendant la totalité de sa carrière. Selon son condisciple du conservatoire, Saint-Saëns, Lecocq doit son intense activité à ses origines modestes qui l’ont obligé à gagner sa vie précocement. Laissant ainsi à la postérité une cinquantaine d’œuvres lyriques, aujourd’hui ignorées au disque comme sur les planches, et ce malgré leurs indiscutables qualités.

Une œuvre à la fluidité naturelle

Car c’est bien ce qui frappe d’emblée à l’écoute de cet Ali Baba composé en 1887 : une facilité d’écoute, une évidence mélodique, un rythme entraînant. Fondé sur une alternance de théâtre et de chant, l’opéra a été adapté par la dramaturge Laure Bonnet qui en a modernisé le texte et réduit l’importance du parlé. On découvre ainsi une œuvre à la fluidité naturelle, parfaitement équilibrée, aux refrains nombreux qui s’enchaînent admirablement. L’histoire elle-même, bien connue grâce à l’incarnation truculente de Fernandel au cinéma, se laisse redécouvrir avec nos yeux d’enfant. On est en effet bien loin des violences qui jalonnent le conte original des Mille et Une Nuits. Une idée déjà mise en œuvre en 1833 dans une autre adaptation réalisée par Scribe pour le dernier opéra de Cherubini, une œuvre exhumée par l’Opéra du Rhin voilà trois ans.

La mise en scène d’Arnaud Meunier (2), actuel directeur de la Comédie de Saint-Étienne, se montre très fidèle au livret, tout en se permettant d’évacuer l’orientalisme par une transposition de l’action dans les années 1950. Ali Baba se retrouve ainsi transformé en homme de ménage dans les Grands Magasins dirigés par Cassim, le mari de sa cousine Zobéïde. Cette mise en miroir du consumérisme triomphant permet un jeu de perspective passionnant lorsque Ali Baba découvre le trésor des voleurs, accédant ainsi au statut de « nouveau riche ». Mais le personnage central de l’opéra est la servante Morgiane, qui déjoue toutes les ruses autour d’Ali, regrettant une fois la fortune venue, les jours heureux avec celui qu’elle aime en secret.

Les trésors de subtilité de Sophie Marin-Degor

L’air des regrets est précisément l’un des plus beaux de l’œuvre, Lecocq s’éloignant de la farce pour exprimer toute sa délicate sensibilité. Dans le rôle de Morgiane, Sophie Marin‑Degor donne à sa voix ample et agile des trésors de subtilité, offrant une densité dramatique à son personnage. À ses côtés, l’impérial Tassis Christoyannis démontre une fois encore ses qualités de projection et surtout de diction. Sa maîtrise parfaite du français lui permet aussi d’interpréter avec une vaillante conviction les différents états d’âme d’Ali. Aucune fausse note autour de lui. De la truculente Christianne Bélanger (Zobéïde), impressionnante vocalement, à l’irrésistible François Rougier (Cassim), le plateau réuni par l’Opéra-Comique frise la perfection.

Côté fosse, Jean-Pierre Haeck insuffle une belle énergie à une formation que l’on n’imaginait pas à un tel niveau. L’Orchestre symphonique de l’Opéra de Rouen - Haute‑Normandie fait partie de ces ensembles que l’on souhaite revoir très vite en ces lieux, tant le pupitre de cordes offre un soyeux délicat, soutenu par des percussions bien en verve. On espère que la même équipe saura s’intéresser aux œuvres de Gilbert et Sullivan, deux grands admirateurs de l’œuvre de Lecocq, qui ont su porter haut la musique légère pendant toute l’époque victorienne.

(1) On pense bien évidemment aux spectacles à l’Athénée (Au temps des croisades et la Botte secrète) ou, par exemple, à l’opérette Passionnément donnée l’an passé au Grand Théâtre de Tours.

vendredi 16 mai 2014

« Les Israélites dans le désert » de C.P.E. Bach - Cité de la musique à Paris - 14/05/2014

Jordi Savall, habituel invité de la Cité de la musique, revient pour nous faire partager sa curiosité pour les répertoires oubliés. Ici, l’un des fils Bach dans un oratorio un peu sage mais de bonne facture.


 Après le cycle consacré au jeune Mozart dont nous nous étions fait l’écho (Mitridate, re di Ponto) en février dernier, la Cité de la musique présente en ce moment un cycle consacré au désert : « Déserts de l’Exode, de Judée, des expérimentations atomiques, exotiques ou mystiques. Il ne manque pas d’étendues de sable pour enflammer l’imagination sonore » entonne l’institution parisienne sur son site. Autour de compositeurs aussi différents que Steve Reich, Saint-Saëns ou Gesualdo, la Cité de la musique met à l’honneur Carl Philipp Emanuel Bach, n’oubliant pas ainsi de fêter le tricentenaire de l’anniversaire de sa naissance.

Pourtant très connu de son vivant, Emanuel Bach reste aujourd’hui dans l’ombre de son père Jean-Sébastien, et ce alors même que sa musique n’a eu de cesse d’éveiller l’admiration d’un compositeur aussi éminent que Joseph Haydn. Un respect également partagé par Mozart et Beethoven, après lui. C’est peu dire aussi que sa méthode pour clavier a inspiré des générations de pianistes, avant que des virtuoses tels que Muzio Clementi ou Johann Jacob Cramer ne s’en inspirent pour leurs propres ouvrages. Redécouvert il y a quelques années avec ses pétillantes symphonies, Emanuel Bach s’est également consacré à de nombreuses œuvres religieuses, dont vingt et une passions (pour la plupart perdues lors des bombardements berlinois en 1944) ainsi que des centaines d’oratorios et cantates.

Un oratorio célèbre en son temps

L’un de ses oratorios les plus connus, les Israélites dans le désert, a été composé en 1769 à l’occasion de son accession au prestigieux poste de directeur des cinq églises principales de Hambourg, succédant ainsi à son parrain Georg Philipp Telemann. L’immense succès remporté par cette œuvre permet une diffusion rapide par la célèbre maison d’édition Breitkopf & Härtel. Aujourd’hui oublié, cet oratorio reprend vie par la grâce d’un amoureux des partitions rares, le chef d’orchestre catalan Jordi Savall. À la tête de son ensemble sur instruments d’époque, le Concert des nations, il dirige avec la sensibilité et l’attention aux équilibres qu’on lui connaît bien. Il arrive de ce fait à palier en partie les insuffisances individuelles de ses musiciens, particulièrement un inégal pupitre de cordes et des cuivres en difficulté quasi permanente.

Un petit bémol heureusement compensé par l’excellent chœur de la Capella reial de Catalunya, à l’élan généreux et investi, particulièrement impressionnant dans le chœur repris fort opportunément en bis à l’issue du concert. Emanuel Bach y fait preuve d’une inventivité revigorante, multipliant de surprenantes alternances entre fortissimo et pianissimo. C’est malheureusement l’un des seuls moments véritablement innovants pour cette œuvre finalement assez sage, trop courte, et dont la construction apparaît également peu heureuse au plan dramatique avec une première partie uniformément sombre qui répond à une seconde lumineuse. Le livret choisit en effet de nous raconter les plaintes des israélites face à un Dieu qui ne les aide pas lors de leur fuite d’Égypte, face à un désert hostile. En deuxième partie, l’eau jaillit et révèle à ceux qui ont douté toute l’étendue de leur impatience coupable, ainsi que le peu de cas accordé à la piété fervente de Moïse.

Un plateau vocal homogène

Dans ce rôle sévère, qui fait parfois penser à un récitant, Stephan MacLeod s’impose par son sens de la déclamation et son timbre de voix généreux et opulent. Il se retrouve parfois en difficulté, tout comme les deux interprètes féminines. Maria Cristina Kiehr compense ses difficultés de tessiture dans l’aigu par un beau timbre rond, chaud et agréable. On espère la retrouver dans un rôle mieux adapté à sa voix. Moins en difficulté, Hanna Bayodi‑Hirt (Deuxième Israélite) montre une belle vaillance, tout comme Nicholas Mulroy. Dans le court rôle d’Aaron, ce dernier fait preuve d’une belle aisance vocale, seulement diminuée par une certaine faiblesse de projection. 

jeudi 15 mai 2014

« Doctor Atomic » de John Adams - Opéra du Rhin - 09/05/2014

John Adams, un des grands compositeurs de notre temps, est de retour en France avec une œuvre au sujet marquant : la première bombe atomique lancée en 1945. Une mise en scène très respectueuse de l’œuvre permet de se délecter d’une partition particulièrement virtuose en matière orchestrale.



Le compositeur contemporain John Adams fait partie de ces artistes dont on se réjouit instantanément de retrouver le nom à l’affiche des grandes institutions musicales hexagonales. Fortement influencé par le courant minimaliste incarné par Steve Reich, Terry Riley ou Philip Glass, l’Américain s’est très tôt opposé à Pierre Boulez par l’affirmation d’une musique totalement libérée du cadre rigide du sérialisme. Sans doute l’une des explications de la faible diffusion de son œuvre en France jusqu’à il y a cinq ans encore. Après la création mondiale de l’oratorio el Niño en 2000, le Théâtre du Châtelet s’est fait depuis 2012 le champion de la défense de la musique de John Adams, présentant successivement les opéras Nixon en Chine, I Was Looking at the Ceiling and Then I Saw the Sky puis A Flowering Tree, à chaque fois dans des mises en scène différentes de celles réalisées lors de la création.

Autre grande maison lyrique, l’Opéra du Rhin crée à son tour l’évènement en ce printemps, fêtant le compositeur américain par la création française de l’opéra Doctor Atomic, là aussi dans une nouvelle mise en scène. Composée entre 2004 et 2005, l’œuvre démontre une fois encore l’intérêt de l’auteur pour des sujets forts qui ont profondément marqué le xxe siècle. Contrairement à son librettiste et metteur en scène fétiche Peter Sellars, Adams (né en 1947) a grandi dans la peur des conséquences funestes de l’utilisation de l’arme atomique, l’une des menaces constante de la guerre froide. Le livret s’intéresse à la figure du principal concepteur de cette nouvelle arme, Robert Oppenheimer, figure fascinante à bien des égards. Particulièrement cultivé, ce brillant scientifique parlait plusieurs langues couramment et s’exprimait avec son épouse au moyen d’un langage poétique codé pour se soustraire au contrôle permanent des services de contre-espionnage.

Le premier essai atomique au Nouveau-Mexique

C’est sans doute là ce qui donne l’idée à Sellars d’inclure de nombreuses citations poético-philosophiques ayant pour but d’élever le propos, mais qui nous indiffèrent trop vite tant leur contenu reste abscons. Fort heureusement, les deux complices ont la bonne idée de concentrer l’action de l’opéra lors des quelques semaines qui ont précédé le premier essai atomique au Nouveau-Mexique, le 16 juillet 1945, soit quelques jours seulement avant le lancement des deux bombes au Japon. Ce sentiment d’urgence se retrouve dans la riche partition d’Adams, véritable symphonie pour voix, ivre des couleurs et du sens rythmique si caractéristiques du compositeur américain. Véritable « star » de la soirée, l’orchestre très présent illumine une œuvre qui aurait toutefois gagnée à davantage de concision. Si l’opéra met un peu de temps à véritablement installer la tension, la musique se révélant un peu timide au début, le propos prend de la densité avec la première apparition de Kitty, la femme de Robert Oppenheimer, qui offre ensuite un superbe duo avec son mari.

Dès lors, un véritable suspens se met en place, la musique s’enrichissant d’une virtuosité de plus en plus affirmée. Sur scène, deux immenses armatures métalliques à plusieurs étages se font face, superbe décor stylisé par des éclairages variés et souvent surprenants. Toute la gageure de la mise en scène de Lucinda Childs (1) consiste à garder ce décor fixe tout au long de la représentation, n’y ajoutant qu’un lit pour figurer la chambre du couple, des incrustations vidéo lors des passages orchestraux, ou, bien sûr, la fameuse bombe, suspendue en plein milieu de la scène. Le parti pris d’un décor fixe se justifie par la réalité historique, à laquelle Adams et son librettiste sont également très attachés. Le site de recherche nucléaire fut en effet créé de toutes pièces en un lieu tenu secret au Nouveau-Mexique, lieu où les familles des chercheurs vivaient en autarcie auprès des nombreux militaires présents. L’autre excellente idée de Lucinda Childs est de rapprocher l’essai nucléaire décrit par le livret aux deux bombardements japonais. Elle y parvient au moyen de la vidéo, notamment en fin d’opéra lorsque la terrible vision du dôme de Genbaku (2) apparaît en fond d’écran.

Le chant subtil d’Anna Grevelius

Côté voix, l’Opéra du Rhin réussit une nouvelle fois à réunir un plateau vocal d’une belle homogénéité, dont se détache la vibrante interprétation de Dietrich Henschel dans le rôle de Robert Oppenheimer. Mais ce sont surtout les femmes qui marquent la soirée, particulièrement la subtile Anna Grevelius (Kitty). On se délecte de chacune de ses apparitions tant son chant délicat et raffiné se joue aisément des difficultés techniques de son rôle. On n’en dira pas autant de la servante Pasqualita de Jovita Vaskeviciute, au timbre certes superbe et à la voix puissante, mais au phrasé trop hésitant et haché pour véritablement convaincre sur le plan dramatique. Des réserves mineures cependant, tant la direction de Patrick Davin galvanise le plateau, et ce malgré l’extrême difficulté de la partition. On retrouvera l’an prochain cet excellent chef d’orchestre dans une œuvre délicieuse mais totalement différente, le Mariage secret de Domenico Cimarosa – un contemporain de Mozart. L’Opéra du Rhin ayant d’ores et déjà révélé sa nouvelle saison 2014-2015, il est donc possible de s’abonner dès à présent. N’hésitez pas !

(1) Danseuse et chorégraphe bien connue, elle réalise des mises en scène d’opéra depuis 1995. Proche de John Adams, elle a été chargée de la chorégraphie pour la création mondiale du Doctor Atomic mis en scène par Peter Sellars en 2005.
(2) Encore visible aujourd’hui, ce bâtiment symbole d’Hiroshima est, avec trois derniers arbres survivants, le dernier témoin des conséquences du massacre atomique de 1945.

jeudi 8 mai 2014

« La Légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Fevronia » de Nikolaï Rimski-Korsakov - Gran Teatre del Liceu à Barcelone - 30/04/2014

Aux abords de la fiévreuse Rambla de Barcelone, l’Opéra de la capitale catalane propose une audacieuse mise en scène d’un opéra de Rimski-Korsakov. Un excellent plateau vocal permet de découvrir une œuvre inégale mais finalement attachante.


Voilà déjà plus de quinze ans que l’Opéra de Barcelone, communément appelé « Liceu », s’est hissé au niveau des plus grandes maisons lyriques européennes. Il aura fallu un tragique incendie survenu en 1994 pour que l’Opéra soit entièrement reconstruit à l’identique, tout en s’équipant discrètement de toutes les fonctionnalités modernes (1). Mais c’est surtout en accueillant les grands noms de la mise en scène comme les stars du chant que la réputation nouvelle a été patiemment forgée. Une politique rendue possible en raison de la rivalité avec Madrid, ainsi qu’au formidable essor économique d’avant la crise de 2008.

Rien d’étonnant, dès lors, à retrouver un spectacle coproduit avec deux autres institutions prestigieuses, les Opéras de Paris et d’Amsterdam. Déjà présenté dans la capitale des Pays-Bas en 2012, l’opéra la Légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Fevronia de Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) le sera-t-il à Paris ? Aucune information n’a filtré en ce sens pour l’instant, l’œuvre ne figurant pas au programme de la saison 2014-2015. Reste donc à rejoindre Barcelone, une ville qui a été la première à représenter, en 1926, cet opéra en dehors du territoire russe. Plusieurs autres productions ont suivi, démontrant le succès jamais démenti de cette œuvre dans la capitale catalane.

Une œuvre fleuve imparfaite mais attachante

Contemporain de Tchaïkovski et membre éminent du « groupe des Cinq » avec Moussorgski, Rimski-Korsakov achève Kitège en 1904, trois ans avant la création à Saint-Pétersbourg. Le célèbre auteur de la suite symphonique Shéhérazade présente là son treizième et avant-dernier opéra, une œuvre fleuve imparfaite mais attachante, à l’inspiration inégale du fait d’une durée trop longue et de personnages principaux également trop nombreux. Fort heureusement, on retrouve la maestria du grand orchestrateur qu’est Rimski-Korsakov, tout comme les variations d’atmosphère assises sur un chœur très présent ou l’utilisation de savoureux thèmes du folklore russe.

Kitège raconte l’histoire d’un prince qui s’éprend de la jeune paysanne Fevronia contre l’avis de la population, tandis qu’au loin grondent les menaces tatares qui vont conduire à la défaite. Seule l’intervention miraculeuse de Fevronia permet à la ville haute de disparaître parmi des nuages qui rendent Kitège invisible, la protégeant ainsi de l’ennemi. Le metteur en scène russe Dmitri Tcherniakov (2) se saisit de ce conte avec force, et ce dès la première scène. Les murmures du public accueillent pendant plusieurs secondes l’effet saisissant d’une forêt nimbée d’une brume enchanteresse et merveilleuse. À mi-chemin entre représentation réaliste et symbolisme du conte, le premier acte se déploie dans ce décor superbe.

Les Tatares grimés en loubards

L’effet de contraste avec les actes suivants n’en est que plus saisissant, Tcherniakov nous embarquant dans un réalisme non avare d’une violence brute particulièrement marquante. L’arrivée des Tatares grimés en loubards marque les esprits, Tcherniakov dénonçant probablement là les peurs du bourgeois d’aujourd’hui. Seule la fin d’opéra, interminable et musicalement décevante, pâtit de cette vision qui se refuse à invoquer le merveilleux pour se concentrer sur les errements psychologiques de Fevronia et son acolyte Grichka.

Côté voix, on retrouve une distribution quasiment identique à celle réunie lors de la production amstellodamoise. Une bonne nouvelle tant le niveau global est de haut niveau, dominé par la Fevronia touchante et agile de Svetlana Ignatovich, l’énergique Dmitry Golovnin (Grichka) ou le fougueux prince d’Eric Halfvarson. On retiendra aussi la superbe basse de Vladimir Ognovenko dans le rôle du Tatare Bouroundaï.

Un spectacle vivement applaudi par un public très attentif pendant toute la représentation, pourtant assez longue, avec deux entractes. Une audience sans doute séduite par les audaces de Tcherniakov, mais aussi par la direction précise et détaillée de Josep Pons, parfois un rien trop lent dans les passages lyriques, mais qui sait aussi exalter sa phalange avec la clarté et la distinction qui caractérise sa direction. 


(1) On pense par exemple au très utile sous-titrage du livret sur le siège devant soi, un système dont nous avions déjà parlé en décembre dernier, après avoir assisté à Tosca à New York.
(2) Déjà découvert en France avec Macbeth de Verdi à l’Opéra-Bastille en 2009, puis Don Giovanni de Mozart au Festival d’Aix-en-Provence en 2010.