mardi 25 octobre 2016

« Paul Bunyan » de Benjamin Britten - Opéra de Francfort - 22/10/2016


Qui était Britten avant le succès fulgurant de son deuxième opéra, Peter Grimes, en 1945? C’est un peu à cette question que tente de répondre l’Opéra de Francfort en présentant pour la première fois, soixante-quinze ans après sa composition, l’opérette Paul Bunyan dans la capitale de la Hesse. On s’étonne, à la découverte des délices de cet ouvrage irrésistible, qu’un Jean-Luc Choplin n’ait eu l’idée d’en monter une production durant son mandat au Châtelet. Négligé au point d’être souvent inconnu de la plupart des mélomanes, ce tout premier ouvrage lyrique de Britten a été conçu lors de l’exil américain pour une troupe de semi-amateurs universitaires. Si le Britannique remit sur le métier son ouvrage en 1975 (c’est la version ici proposée), on a déjà là l’œuvre d’un compositeur accompli, jouant avec les sonorités et faisant sonner son orchestre selon ses besoins, en touches gracieuses ou plus dissonantes par endroit, tout en se délectant des multiples références aux musiques américaines de l’époque, dans l’esprit de la comédie musicale façon Broadway. Seuls les interludes longuets paraissent de trop dans cette opérette – il est vrai peu mis en valeur par le fade chansonnier allemand Biber Herrmann, pourtant spécialiste de la country music.

Avec cette histoire désopilante de bûcherons empêtrés dans leur quotidien répétitif, notamment celui de trouver un cuisinier à la hauteur de leurs ambitions culinaires, Britten et son librettiste Auden s’emparent des suites de la «Grande dépression» avec humour, comme put le faire avant eux John Steinbeck dans son tout premier succès Tortilla Flat (1935). On retrouve déjà certains des thèmes chers à Britten, telles l’exploration des règles particulières à un groupe d’hommes isolé (repris ensuite dans Billy Budd) ou encore une critique voilée de la religion à travers la figure de Paul Bunyan, voix off qui guide les hommes comme une sorte de gourou. La mise en scène de Brigitte Fassbaender insiste sur ce point en montrant seulement la bouche du rôle-titre en incrustation vidéo, surplombant la scène telle une apparition divine. Sans jamais en faire trop, les nombreux gags visuels de Fassbaender servent habilement le propos, agrémentant l’intrigue volontairement minimaliste d’Auden.


La scénographie évoque quant à elle le folklore américain dans l’esprit de Warhol, en représentant plusieurs boîtes de soupe Campbell plus délirantes les unes que les autres avec leur taille extravagante. Très dynamique, la direction d’acteurs bénéficie de ce beau décor unique pendant toute la représentation, sans oublier d’investir avec bonheur les à-côtés de la scène ou les estrades du public, jouant ainsi sur la spatialité et l’acoustique. On regrettera seulement le placement de l’orchestre sur le côté gauche, qui occasionne certains décalages, le chef ne pouvant donner que de très loin ses indications. Mais ce n’est là qu’un détail tant les interprètes s’en donnent à cœur joie, offrant un niveau global d’excellente qualité jusque dans les seconds rôles – une constante souvent soulignée à Francfort. On retrouve avec plaisir les jeunes talents issus de la troupe de l’Opernstudio de Francfort dont se dégage la délicieuse Elizabeth Sutphen (Tiny), tandis que les plus aguerris Michael Porter (Slim) et Michael McCown (Johnny Inkslinger) s’imposent par leur incontestable aisance vocale et dramatique.


Une production de très haute tenue vivement applaudie par le public de Francfort, gâté en ce début de saison comme le prouve l’autre réussite lyrique à voir en ce moment, la rare Martha de Friedrich von Flotow.

lundi 24 octobre 2016

« Martha oder der Markt zu Richmond » de Friedrich von Flotow - Opéra de Francfort - 21/10/2016


Auteur d’une trentaine d’opéras, Friedrich von Flotow (1812-1883) reste aujourd’hui largement oublié en dehors de ses terres natales germaniques. Notre pays devrait pourtant se souvenir que ce compositeur, formé à Paris auprès notamment d’Antoine Reicha, fut l’un des plus sérieux concurrents de Donizetti lors de ses années parisiennes, recevant les honneurs d’une création lyrique à l’Opéra-Comique en 1843 puis à l’Opéra de Paris en 1846. Si Flotow créa toutes ses premières œuvres en France jusqu’en 1844 à l’exception de son opéra Pierre et Catherine en 1835, il se tourna finalement vers les pays germaniques pour s’imposer avec ce qui reste comme son plus éclatant succès: Martha ou le marché de Richmond (1847). Cet opéra-comique dans le style français rappelle en bien des endroits les délices mélodiques d’une orchestration légère et élégante empruntée à Auber et Adam, s’appuyant sur un sens de la déclamation fluide et irrésistible, sans parler de ses nombreux ensembles, tous réussis. On compte ainsi peu de récitatifs et d’airs dans cet opéra qui nous emporte comme un tourbillon de bonne humeur, ce qui explique sans doute pourquoi quelques airs furent dès le XIXe siècle ajoutés, telle la fameuse romance «Ach so fromm» tirée d’un opéra précédent de Flotow et popularisée par Enrico Caruso au concert comme au disque.

Cette nouvelle production signe le grand retour de Flotow dans la capitale de la Hesse après 67 ans d’absence sur scène. La grande maison allemande a eu la bonne idée de confier la mise en scène à Katharina Thoma, assez méconnue en France malgré son essai strasbourgeois dans La Clémence de Titus, diversement apprécié l’an passé. On retrouve le style bouillonnant de l’Allemande qui transpose l’action dans l’Angleterre contemporaine, s’appuyant sur une scénographie et des costumes classieux qui rappellent l’art élégant et millimétré de Robert Carsen. Mais Thoma ne se contente pas seulement de «faire beau»: elle enrichit le livret en insistant sur l’exiguïté de l’appartement suspendu des jeunes filles qui évoque les perspectives prosaïques de leur imagination – se rapprochant ainsi de leurs promis, tout aussi à l’étroit dans leur caravane sordide et leur avenir morose. Sous ces doigts d’orfèvre, la première partie de l’opéra est un tourbillon qui fourmille d’idées comiques, imposant des tableaux visuels variés assis sur un art des transitions particulièrement éloquent. Admirablement virtuose, sa capacité à composer des scènes de caractère tout autant que désopilantes enrichit considérablement l’intérêt pour cette histoire très classique. La surprise n’en est que plus grande après l’entracte, lorsque les grandes scènes de chœur se font plus rares, faisant alors place à un intimisme qui parvient réellement à émouvoir.


Il faut dire que le directeur musical de l’Opéra de Francfort Sebastian Weigle est ici à son aise avec cette musique élégante, tissant des délices de raffinement mélodique, admirable soutien pour les interprètes. On pourra seulement lui reprocher d’avoir raté l’Ouverture, plus complexe dans l’enchevêtrement des différents thèmes qui parcourent l’opéra, en manquant singulièrement de caractère. Mais ça n’est là qu’un détail tant les interprètes se montrent au niveau. Ainsi de la Martha de Maria Bengtsson, qui met un peu de temps à se chauffer avant d’imposer son aisance dans les changements de registre et le velouté délicieux de son timbre. On retrouve des qualités identiques chez Katharina Magiera (Nancy), aux graves superbes, tandis que Björn Bürger se montre une fois encore impeccable dans son rôle de Plumkett. Seul le terne AJ Glueckert (Lyonel) déçoit par un investissement scénique peu caractérisé au niveau théâtral, heureusement compensé par la souplesse et l’aisance de sa ligne vocale.

mardi 4 octobre 2016

Concert de Michael Schønwandt - Oeuvres de Berlioz et Brahms - Opéra Berlioz de Montpellier - 01/10/2016

Marc-André Hamelin

Pour sa deuxième saison à la tête de l’Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon, Michael Schønwandt a visiblement rempli sa mission: relever le niveau d’une formation mise à mal par le mandat controversé de son prédécesseur Lawrence Foster, sans parler des problèmes financiers rencontrés ces dernières saisons. Associée désormais à l’Opéra, la formation symphonique a aussi bénéficié du travail du jeune chef assistant allemand David Niemann (26 ans) dont la réputation en tant que préparateur d’orchestre est déjà des plus flatteuses.

Cet ensemble d’éléments doit donc conduire à reconsidérer le positionnement de cet orchestre longtemps resté dans l’ombre du rival et voisin Toulouse, sous la houlette du charismatique Tugan Sokhiev. L’institution menée par Valérie Chevalier a choisi quant à elle de faire confiance à Michael Schønwandt (né en 1953), plus méconnu que Sokhiev, mais qui a pourtant dirigé les plus grandes phalanges de son pays natal, sans négliger une carrière remarquée de chef d’opéra à Berlin, Bruxelles ou Paris (Così fan tutte ou Ariane à Naxos). S’il partage son mandat montpelliérain entre l’opéra (comme Turandot en début d’année) et la musique orchestrale pure, le Danois semble apporter autant de soin à ces domaines différents. Pour preuve, deux soirées «Esprit Second Empire» parrainées par le musée Fabre voisin étaient consacrées en ce début d’automne à deux chefs-d’œuvre de Berlioz et Brahms: l’occasion d’agrémenter l’écoute de la Symphonie fantastique par la projection en fond de scène de tableaux et sculptures de la collection permanente, tous centrés autour de la période de composition de cette œuvre, en 1830. On pourra évidemment s’étonner de n’avoir là ni une œuvre du Second Empire, ni une illustration visuelle adaptée aux différents mouvements d’une œuvre à programme: seul le lien chronologique sert ici de fil conducteur.


Au niveau musical, Michael Schønwandt surprend d’emblée par sa fine sensibilité, assise sur l’allégement du tissu orchestral, le respect des nuances et la respiration harmonieuse lors des passages lents. C’est là tout le miel de sa direction, toute de douceur et sans pathos, évacuant le vibrato pour tendre vers une probité sans faille. Les tempi sont plus vifs dès lors que l’orchestre de Berlioz rugit, même si on pourra noter ici les limites de la formation montpelliéraine, parfois inaudible dans les contrechants, tandis que le chef danois donne peu de relief, renforçant l’aspect séquentiel de la partition. Après la pause, une même optique domine dans le Premier Concerto (1859) de Brahms, même si l’orchestre semble plus à l’aise autour du classicisme altier de ce Brahms de jeunesse, volontiers héritier de Beethoven et bien éloigné des expérimentations audacieuses de Berlioz. Au piano, en véritable félin agile, Marc-André Hamelin nous régale de son geste véloce qui évite tout sentimentalisme ou virtuosité, particulièrement dans l’Adagio, mené en un tempo étonnamment marmoréen d’où ressort une belle intériorité pudique, presque en sourdine par endroit. C’est un public ravi qui acclame le Canadien, très généreux en ce début d’automne avec pas moins de deux bis donnés dans la foulée du concerto.