mercredi 31 juillet 2019

« The Fairy Queen » et « King Arthur » de Purcell - Paul McCreesh - Festival de Beaune - 27 et 28/07/2019

Paul McCreesh
Vous penchez plutôt pour The Fairy Queen (1692) ou King Arthur (1691)? Le Festival de Beaune nous convie cette année à une passionnante confrontation de deux des chefs-d’œuvre parmi les plus achevés de Purcell, donnés deux soirs de suite avec les mêmes interprètes (à quelques exceptions près parmi les chanteurs), sous la houlette du grand Paul McCreesh (né en 1960). Le grand point fort de ces concerts est de donner la primauté au théâtre, si important dans ce répertoire, en insistant sur la parfaite diction. On retrouve, lors des deux représentations données dans en la basilique, un dispositif scénique identique qui permet à la troupe anglophone de rendre vivantes les versions de concert: le placement des chanteurs assis en arc de cercle pendant les passages orchestraux dégage une petite scène rapidement investie au gré des interventions vocales. Les interprètes vivent l’action avec leurs partenaires, au moins dans leurs attitudes et leurs regards, sans jamais paraître passifs.

Cette idée donne une vitalité bienvenue pendant les représentations, même si on note que le placement de l’orchestre, en retrait par rapport au concert Rameau de la veille, fait perdre un peu au niveau du nécessaire confort acoustique – les sonorités s’éparpillant davantage dans les transepts. Il aurait sans doute fallu renforcer les effectifs de cordes, qui sonnent bien frustes dans ce contexte, même si les interventions des vents donnent heureusement plus de corps à l’ensemble. On regrettera surtout des trompettes naturelles peu en forme lors des deux concerts, sans doute indisposées par la chaleur, qui font regretter les superlatives trompettes à pistons entendues la veille dans Rameau.


Si The Fairy Queen a pour lui son livret truculent, truffé de parties comiques bienvenues dans l’esprit de l’époque, l’interprétation générale est desservie par la défection de Rebecca Bottone dans l’un des rôles principaux. Elle est remplacée par la perfectible Gilian Keith, qui malgré sa belle sensibilité dans les piani, atteint ses limites techniques à de nombreuses reprises dans la tessiture aiguë, dure et forcée – et parfois trahie par un placement de voix incertain qui occasionne quelques faussetés. C’est d’autant plus regrettable que le reste du plateau atteint un bon niveau, hormis dans la scène comique initiale aux nombreuses verticalités rythmiques, où les chanteurs montrent des lacunes dans la gestion du souffle. Plus à l’aise ensuite, ils se saisissent bien des différents climats de l’ouvrage, qui n’hésite pas à embrasser le merveilleux ou les scènes spectaculaires – la scène de l’orage notamment, assez troublante compte tenu du fait qu’un orage gronde en même temps au dehors. James Way domine sans conteste la distribution par ses phrasés investis, aussi éloquents que nuancés.
James Way
On retrouve une même subtilité chez Jeremy Budd, la puissance en moins, tandis qu’Ashley Riches fait valoir l’étalage de toute sa classe vocale en de multiples emplois, comiques ou dramatiques, sans jamais faillir. Il fait partie des plus belles satisfactions des deux soirées, bien épaulé par Marcus Farnsworth, solide baryton au timbre charmeur. Jessica Cale et Charlotte Shaw séduisent également par le velouté de leur émission et leur sens dramatique affirmé, même si on pourra leur préférer la grâce aérienne de Rowan Pierce, vivement applaudi pour son unique prestation dans King Arthur. Son aigu rayonnant et puissant compense un grave parfois limite pour le rôle, mais qui ne l’empêche pas de remplir parfaitement son office.

A l’instar de The Fairy Queen, King Arthur offre des passages jubilatoires pour tout amoureux de la langue de Shakespeare, tant le jeu sur les sonorités des mots, en une ivresse rythmique confondante, n’a d’égal que l’humour constant qui irrigue l’ouvrage. McCreesh se permet à cet effet d’ajouter une intervention parlée – en un parfait français – pour introduire le truculent chœur patriotique des paysans au V. Cet hymne à l’Angleterre est entonné par des chanteurs volontiers gaillards, sous le regard hilare de l’ensemble des interprètes, musiciens compris, qui agitent des drapeaux différents – anglais ou européens – afin de rappeler avec ironie la division actuelle du pays face à l’interminable Brexit.

mardi 30 juillet 2019

« Les Indes galantes » de Jean-Philippe Rameau - Valentin Tournet - Festival de Beaune - 26/07/2019

A seulement 23 ans, le jeune chef français Valentin Tournet fait partie de ces phénomènes que l’on découvre toujours avec un mélange d’admiration et de scepticisme: parvenir, à un âge aussi jeune, à créer son ensemble baroque (voilà deux ans) et être déjà soutenu par la fondation Singer-Polignac, Auvers-sur-Oise et Beaune, entre autres, ne peut manquer d’impressionner. Le résultat entendu est à la hauteur des attentes, tout particulièrement au niveau technique, même si l’on ne peut qu’inciter l’ancien gambiste à quitter les rives d’une direction un rien trop uniforme, en variant davantage les nuances, surtout dans les passages lents. Quoi qu’il en soit, le travail sur la clarté des différents groupes d’instrument est notable, tout comme le style, entre noblesse et virilité, en un tempo assez vif. L’ancien élève de Pierre Cao n’évite pas quelques infimes décalages avec les solistes, inhérents à l’ivresse du concert, même si l’articulation est plus fluide avec le chœur, aux visages aussi juvéniles que l’ensemble orchestral. Comme les solistes, le chœur montre une belle attention à la diction, avec des pupitres féminins particulièrement bien affûtés.

La version choisie des Indes galantes, celle de 1761, pourra surprendre les habitués, avec le remplacement de l’Entrée des Fleurs au profit de celle des Sauvages. On notera toutefois que le Prologue a été augmenté du rôle de l’Amour, habituellement supprimé. Dans la chaleur étouffante de la basilique, les excellents solistes réunis s’emparent de l’ouvrage avec une belle énergie et une volonté manifeste de dépasser la seule version de concert: le jeu minimal ainsi offert donne à voir de nombreux jeux de regards et mines narquoises pendant le prologue, avant que chaque entrée ne fasse valoir sa spécificité, le tout avec l’apport des surtitres. Le plateau vocal, essentiellement francophone, montre une attention bienvenue à la diction, essentielle dans cet ouvrage déclamatoire à mi-chemin entre théâtre et opéra.

Ana Quintans (Hébé, Zima) s’impose comme une valeur sûre pendant toute la représentation, autour d’aigus rayonnants et d’une émission soyeuse, par ailleurs superbe d’intensité dramatique au II. A ses côtés, Emmanuelle de Negri (Emilie, Phani) n’est pas en reste avec une aisance technique qui lui permet de multiples finesses dans son ornementation: un régal de précision et de détail. Julie Roset (Amour) se montre tout autant engagée que ces deux aînées, faisant valoir des phrasés d’une belle rondeur, même si on note quelques petites inexactitudes de placement de voix en tout début de soirée. Philippe Talbot (Valère, Carlos, Damon) met également un peu de temps à se chauffer, surtout dans les difficiles premières accélérations, avant de se rattraper par l’éclat de sa diction. Si les phrasés de Guillaume Andrieux (Osman, Adario) manquent de naturel, du fait d’une technique audible, il domine toutefois sa partie sans difficultés, malgré un léger manque de graves. Aucun problème d’étendue de tessiture pour Luigi de Donato (Bellone, Huascar, Alvar), impressionnant d’autorité et de puissance, malgré la diction perfectible. Il est vrai que l’apport des surtitres aura su nous faire oublier ce léger désagrément pendant toute la représentation, à l’issue de laquelle Valentin Tournet bisse la célèbre danse du Grand calumet de la paix, issue de l’Entrée des Sauvages, pour le plus grand plaisir de l’assistance.

samedi 27 juillet 2019

Concert de l’Orchestre philharmonique de Tampere - Santtu-Matias Rouvali - Festival de Montpellier - 25/07/2019

Santtu-Matias Rouvali
Le phénomène Santtu-Matias Rouvali fait son retour au festival de Radio France Occitanie Montpellier avec pas moins de deux concerts, donnés cette fois avec “son” Orchestre de Tampere (troisième ville de Finlande). Outre l’intérêt de découvrir cette formation dans nos contrées, c’est aussi l’occasion de parfaire notre connaissance de ce chef encensé par une critique quasi unanime, notamment ici-même l’an passé ou plus récemment au disque. Dès son entrée en scène pour le premier concert, l’aspect juvénile du chef de 34 ans surprend, entre allure d’éternel adolescent et tignasse flamboyante qui lui donne des faux-airs de … Simon Rattle. La battue est un autre motif d’attention, tant le corps tout entier se fond dans une sorte de ballet gracieux, aussi précis qu’énergique. Si la main droite marque le tempo d’une régularité de métronome avec la baguette, c’est davantage l’autre main qui passionne par la variété de ses intentions, des attaques aux indications de nuances.

C’est peu dire que l’Orchestre de Tampere répond comme un seul homme à Rouvali, qui semble imprimer la moindre de ses volontés tout du long. L’ancien élève de Jorma Panula se saisit de l’ouverture de l’opéra Maskarade (1906), en faisant ressortir l’individualité des pupitres, sans jamais perdre de vue l’élan narratif global. Il parvient ainsi à donner une cohérence à cette brève page souvent oubliée de nos programmes de concert – même si la présence à Montpellier du Danois Michael Schonwandt, grand spécialiste de Nielsen, n’est sans doute pas étrangère à cette audace. Espérons que d’autres compositeurs nordiques, tels que Madetoja ou Tubin, sauront trouver le chemin des concerts montpelliérains, à l’instar du rare Concerto pour clarinette (2002) de Magnus Lindberg. C’est là un grand plaisir que de retrouver cette oeuvre d’inspiration post-romantique, qui semble rencontrer un bel accueil du public et s’imposer logiquement au répertoire.

L’approche de Rouvali étonne avec un tempo très lent au début (une constante que l’on retrouvera dans la suite de la soirée lors des soli aux bois volontairement étirés), avant de faire éclater une myriade de couleurs en un geste aérien et lumineux. Le Finlandais n’hésite pas à jouer avec les tempi pour surprendre l’auditoire, tout en faisant ressortir quelques détails de l’orchestration. Sa direction évite ainsi toute lourdeur et place la clarinette somptueuse de Jean-Luc Votano au premier plan, en nous délectant de son aisance technique et de ses phrasés radieux. Votano n’a pas son pareil pour se jouer des multiples sonorités demandées par Lindberg (présent dans la salle et applaudi sur scène à l’issue du concert), des bizarreries rugueuses aux emprunts jazzy façon Gershwin ; sans parler de ce passage où la clarinette volontairement inaudible ne laisse entendre qu’un léger tapoti sur les différents corps de l’instrument. L’emphase reprend vite ses droits avec les nombreux et brefs crescendos, développés en une intensité nerveuse et émotionnelle qui rappelle souvent Lutoslawski. En bis, Jean-Luc Votano nous régale d’un bel hommage à Manuel Falla, autour d’une assistance visiblement réjouie.

Apres l’entracte, le public retrouve un répertoire mieux connu avec la Première symphonie (1899) de Sibelius, qui raisonne en une lecture éloignée des influences romantiques, afin de faire ressortir la légèreté diaphane de l’orchestration. Là encore, le sens de l’élasticité cher à Rouvali soigne la mise en place tout en proposant en contraste quelques fulgurances inattendues. Le premier mouvement se termine dans une noirceur quasi immobile, avant le début faussement doucereux de l’Andante, qui trouve une réponse énergique dans la violence des cordes exacerbées. Le Scherzo éclate ensuite d’une ivresse rythmique à la raideur glaçante, en un tempo vif et sans vibrato. Un peu plus séquentiel, c’est là peut-être le mouvement le moins réussi de cette superbe soirée. C’est dans le finale que Rouvali montre une maitrise superlative, tout particulièrement dans les dernières mesures ralenties, qui ne laissent aucune place à l’apothéose attendue – dans la lignée d’un Kurt Sanderling. On a hâte de l’entendre dans le mouvement conclusif de la Cinquième de Chostakovitch, où son style péremptoire devrait faire là aussi merveille. Gageons que son prochain engagement à la tête du Philharmonia de Londres, où il succède à Salonen (un autre élève de Jorma Panula), saura le diriger vers ce type d’ouvrages spectaculaires. En bis, Rouvali abandonne sa baguette pour laisser l’orchestre s’emparer de la Valse triste de Sibelius,  en une vivacité de tempo et une expression des nuances toujours aussi exaltantes, à même de conclure brillamment ce très beau concert.

vendredi 26 juillet 2019

« Fervaal » de Vincent d’Indy - Michael Schønwandt - Festival de Montpellier - 24/07/2019


Neuf ans après la récréation en version de concert de L’Etranger (1903) de Vincent d’Indy, le festival de Radio France remet au gout du jour la musique du compositeur avec l’un de ses ouvrages les plus emblématiques, Fervaal (1897). Souvent qualifié de “Parsifal français”, l’ouvrage laisse transparaître l’immense admiration pour Wagner, en choisissant tout d’abord d’être son propre librettiste, puis en puisant son inspiration dans la mythologique nordique, ici transposée au service de la glorification du peuple celte. Au travers du parcours initiatique de Fervaal, d’Indy met en avant ses obsessions militantes, entre patriotisme royaliste et ferveur catholique, incarnées par le mythe du sauveur, ici adoubé par le double pouvoir religieux et politique contre les menaces des envahisseurs sarrasins. L’avènement d’un monde nouveau en fin d’ouvrage signe la fin des temps obscurs et du paganisme, tandis que les destins individuels sont sacrifiés au service de cette cause. La misogynie et le profond pessimisme de d’Indy suintent tout du long, répétant à l’envi combien l’amour n’enfante que douleur : la femme, dans ce contexte, ne peut représenter que l’enchanteresse qui détourne du devoir, rappelant en cela les sortilèges séducteurs de la Dalila de Saint-Saëns.

Si le livret tient la route jusqu’au spectaculaire conseil des chefs, et ce malgré une action volontairement statique en première partie, il se perd ensuite dans un redondant deuxième duo d’amour et un interminable finale pompeux. Initié en 1878, l’ouvrage trahit sa longue et difficile gestation par la diversité de ses influences musicales, de l’emphase savante empruntée à Meyerbeer et Berlioz au II et III, au langage plus personnel avant l’entracte. D’un minimalisme aride, difficile d’accès, le prologue et le I entremêlent ainsi de courts motifs aux effluves légèrement dissonantes, révélateurs d’ambiances fascinantes et envoûtantes, au détriment de l’expression de mélodies plus franches. L’orchestration laisse les cordes au deuxième plan pour privilégier les vents, tandis que les solistes s’affrontent en des tirades déclamatoires étirées, semblant se parler davantage à eux-mêmes qu’à leurs interlocuteurs.

Gaëlle Arquez et Michael Spyres
On pourra évidemment regretter le peu d’interaction entre les solistes réunis à Montpellier, alors que d’autres versions de concert se prêtent parfois au jeu d’une animation minimale du plateau, à l’instar de celles proposées par René Jacobs. Quoi qu’il en soit, on note d’emblée le trait d’humour bienvenu de Michael Spyres (Fervaal) qui arbore un kilt sombre, sans doute pour rappeler ses origines celtes, avant de s’emparer de ce rôle impossible avec la vaillance et l’éclat des grands jours : très à l’aise tout au long de la soirée, il reçoit logiquement une ovation debout en fin de représentation. Ses deux principaux partenaires se montrent également à la hauteur de l’événement, tout particulièrement Gaëlle Arquez (Guilhen) dont la pureté du timbre et la rondeur d’émission ronde ne sacrifient jamais la compréhension du texte. On note toutefois quelques légers problèmes de placement de voix dans les interventions brusques – qui ne gâchent pas la très bonne impression d’ensemble.

Mais c’est peut-être plus encore Jean-Sébastien Bou (Arfagard) qui séduit par son talent dramatique et l’intensité de ses phrasés, portés par une diction minutieuse. On lui pardonnera volontiers une tessiture limite dans les graves, tout autant qu’un manque de couleurs vocales ; d’autant plus que le baryton français semble souffrir d’une toux qui lui voile légèrement l’émission, ici et là. A ses cotés, hormis un inaudible Rémy Mathieu, les seconds rôles affichent une fort belle tenue, surtout à l’oeuvre dans la scène du conseil précitée. On mentionnera encore une fois la prestation parfaite de Jérôme Boutillier, entre aisance vocale et interprétation de caractère, qui le distingue de ses acolytes.


On n’est guère surpris de voir Michael Schonwandt tirer le meilleur de l’Orchestre de l’Opéra national Montpellier Occitanie, en un geste classique très équilibré qui convainc tout du long, à l’instar des deux choeurs très bien préparés. Outre la diffusion sur France Musique, un disque devrait parachever cette renaissance de l’un des monuments de la musique française de la fin du XIXème siècle, dans la lignée de ses contemporains Chausson et Magnard.

lundi 22 juillet 2019

« Tancredi » de Gioacchino Rossini - Festival de Bad Wildbad - 20/07/2019

Kurtheater
A l’occasion d’une visite au festival de Bad Wildbad, il faudra absolument choisir l’un des concerts organisés dans le cadre du Kurtheater, un charmant théâtre d’époque, construit en 1888 lors des grandes heures de la station thermale. Sa petite jauge d’environ 200 places rappelle son équivalent à Buxton, autre ville de bains qui accueille un festival lyrique de renom et qui bénéficie également d’une excellente acoustique. Plusieurs concerts se tiennent ici pendant le festival, de la musique de chambre (avec notamment le Trio Zedda déjà présent l’an passé) aux ouvrages lyriques de plus ou moins grande importance. On ne pourra qu’inciter à découvrir la nouvelle production de Tancrède (1813), donnée cette année dans sa version de Ferrare: son final ne se contente pas d’émouvoir par son dénouement tragique, mais se permet de surprendre par la raréfaction du tissu musical – une audace pour l’époque.

Il revient à Diana Haller d’affronter le redoutable rôle-titre, jadis incarné par Marilyn Horne, avec un aplomb digne des plus grandes tout du long de la représentation. Son engagement et sa sincérité d’interprétation lui valent des applaudissements nourris, même si l’on est plus réservé concernant sa technique vocale, soutenue par un vibrato certes léger mais constant. En dehors de cette réserve stylistique, la beauté du timbre et la facilité des sauts de registre séduisent, tandis que sa confrontation avec Elisa Balbo (Amenaide) tient la route, notamment dans leur touchant duo au II: du fait d’une émission parfois étroite dans les passages difficiles, la soprano a un aigu un peu dur, mais qui convient bien aux nécessités du rôle. Les graves superbes, tout comme les nuances piano, lui permettent de toucher au cœur après l’entracte, lorsque le drame se tend.

Diana Haller et Elisa Balbo

Patrick Kabongo semble moins à l’aise que la veille pour interpréter la vaillance et l’éclat requis pour Argirio. Il reste toutefois l’une des meilleures satisfactions de la soirée pour le naturel et la délicatesse de ses phrasés et la délicatesse, tandis qu’Ugo Guargliardo compose un Orbazzano plus premier degré, à l’émission puissante, mais peu détaillée dans les graves grasseyants. Diletta Scandiuzzi (Isaura) assure bien sa partie, malgré un positionnement de voix parfois instable. Elle reste toutefois au-dessus de la prestation de Claire Gascoin (Ruggiero), au timbre agréable, mais à la technique encore fragile à ce niveau.

Le Chœur de chambre Górecki montre un bon niveau d’ensemble, malgré un côté «brut de décoffrage» accentué par la direction peu subtile d’Antonino Fogliani dans les passages guerriers au début, qui n’évite pas des niveaux sonores trop appuyés. Il est dommage que le chef n’ait pas davantage pris en compte l’acoustique de la salle, très sonore à l’instar de la Trinkhalle voisine. Fort heureusement, Fogliani se rattrape par la suite dans les climats plus torturés au II, en montrant une sensibilité bienvenue.

On mentionnera enfin rapidement la mise en scène sobre et efficace de Jochen Schönleber, à la tête du festival de Bad Wildbad depuis 1992, qui donne des allures sombres et futuristes à sa scénographie. Assez intemporelle, sa proposition se joue habilement de l’étroitesse de la scène en gagnant en profondeur de champ avec une prison figurée en arrière-scène, qui s’ouvre et se ferme au gré de l’action. Rien de très innovant, mais cette proposition scénique bien variée par les éclairages permet de se concentrer sur les drames individuels avec intensité.

« Romilda e Costanza » de Meyerbeer - Festival de Bad Wildbad - 19/07/2019

Trinkhalle
Le festival de Bad Wildbad, principalement dédié à Rossini, n’en oublie pas de faire résonner la musique de ses contemporains en plusieurs concerts donnés dans le charmant Kurtheater – on pourra entendre cette année aussi bien un délicieux ouvrage bouffe de Simon Mayr (1763-1845) qu’un opéra de salon de Manuel García (1775-1832), plus connu en tant que créateur du rôle d’Almaviva pour Rossini... ou comme père de María Malibrán et Pauline Viardot. C’est toutefois dans la Trinkhalle voisine que l’on retrouve l’une des soirées les plus attendues de cette édition 2019 avec le tout premier ouvrage italien de Meyerbeer, créé à Padoue en 1817.

Avec Romilda e Costanza, Meyerbeer part à la conquête de l’Italie en un ouvrage souvent sous-estimé pour ses nombreux emprunts mozartiens ou rossiniens (notamment à Tancredi qu’il venait de découvrir): pour autant, le compositeur allemand impressionne par sa capacité à marier toutes ses influences en un instinct dramatique, un art des transitions et une maestria peu commune à l’orchestre. Les détails subtilement dévoilés par les nombreux soli enrichissent la palette de couleurs déployées par des instruments inattendus, des timbales au basson, tout en donnant un rôle concertant à deux reprises (au I et au II) au premier violon. Le cadre général reste dans les conventions de son époque, mais Meyerbeer fait déjà étalage de toute son imagination dans le raffinement orchestral, posant les bases des galons obtenues en Italie: en cela, il s’éloigne clairement des modèles pour embrasser un style plus proche de son ancien condisciple Weber.

La version de concert permet aux interprètes de se concentrer sur les difficultés vocales, offrant un plateau vocal de toute beauté – à l’exception du cas problématique de Luiza Fatyol (Costanza), qui montre plusieurs difficultés techniques dans l’aigu, à l’émission serrée dans les passages de registre brusques, occasionnant quelques faussetés. Pour autant, dès lors que la voix est bien posée, la soprano roumaine séduit par sa sensibilité et ses nuances dans les pianissimi. A ses côtés, Patrick Kabongo (Teobaldo) ne semble pas du tout éprouvé par sa prestation de l’après-midi (I tre gobbi de García), et impose son chant radieux pendant toute la représentation. Son premier air splendide est longuement applaudi par l’assistance, séduite par son aisance et sa diction qui montre une attention au texte. Assurément un nouveau succès pour cette petite voix agile qui est ici au cœur de son répertoire.

Patrick Kabongo
Chiara Brunello n’est pas en reste dans son incarnation vibrante de Romilda, même si elle a parfois tendance à en faire trop au niveau de la gestuelle. Quoi qu’il en soit, ses graves mordants et son énergie revigorante devraient la conduire plus loin encore. On est plus réservé en revanche sur la prestation de Giulio Mastrototaro (Pierotto), au timbre assez ingrat et à l’aigu soutenu par un léger vibrato, qui reçoit toutefois un bon accueil du public pour son chant généreux, tout de puissance et de conviction dramatique. On mentionnera encore la superbe basse profonde de Javier Povedano (Retello), à la diction soignée du meilleur effet, et les seconds rôles parfaits.

Les chœurs semblent moins investis que la veille, mais assurent tout de même correctement leur partie, tandis que la direction de Luciano Acocella fouille la partition pour en dévoiler quelques traits raffinés, parfois en un tempo un rien trop lent. Plus sollicité que la veille dans les traits individuels, l’Orchestre Passionart de Cracovie reste à un bon niveau, malgré quelques verdeurs audibles dans les pupitres de cordes.

dimanche 21 juillet 2019

« Matilde di Shabran » de Gioacchino Rossini - Festival de Bad Wildbad - 18/07/2019


On comprend tout de suite, en contemplant le site majestueux de Bad Wildbad depuis les hauteurs, pourquoi Rossini vint y faire une halte en 1856: cernée par les montagnes dans une enclave au cœur de la Forêt noire, la ville dédiée aux bains, à l’instar de ses voisines Baden-Baden ou Karlsbad, attire autant des curistes pour son air pur et ses eaux bienfaisantes, que des passionnés d’activités sportives en tout genre – de la randonnée au VTT. Si cette ville de 10000 habitants a souffert des regrettables erreurs architecturales de l’après-guerre, elle conserve néanmoins quelques joyaux incontournables, tels que les Bains du Roi Karl de Wurtemberg (König-Karls-Bad), tout en bénéficiant de la présence du festival lyrique Rossini depuis 1989, au renom international. En plus des concerts organisés dans toute la ville, trois grandes productions sont présentées chaque année avec de jeunes espoirs du bel canto, qui ont la possibilité de parfaire leur technique et leur style sous les conseils avisés de l’un des meilleurs spécialistes de Rossini, Reto Müller, par ailleurs président de la Deutsche Rossini Gesellschaft.

Rien d’étonnant, dès lors à ce que Naxos édite les nombreuses raretés dévoilées chaque année par Bad Wildbad afin de faire connaitre l’ensemble des ouvrages du Cygne de Pesaro. Pour autant, on doit à Decca la bonne idée de réunir Annick Massis et Juan Diego Flórez pour défendre au disque la sous-estimée Matilde di Shabran, dans son adaptation napolitaine enregistrée sur le vif à Pesaro en 2004. Alors que Bad Wildbad avait également donné cette version en 1998, le festival se tourne cette année vers la toute première mouture romaine de 1821, réputée achevée en toute hâte avec l’aide de Giovanni Pacini, tout en y incorporant des extraits d’ouvrages anciens de Rossini. L’ouvrage présenté à Naples permettra au maître de remplacer les apports de son collègue, avant qu’une nouvelle version viennoise n’ajoute un air original pour Corradino (remplaçant l’air romain ancien, supprimé à Naples). Il est à noter que les représentations données cette année à Bad Wildbad font l’impasse sur cet air, du fait du retrait à la dernière minute du ténor Michele Angelini, pour cause d’accident neurologique (cela ne s’invente pas), heureusement sans gravité.


Son remplaçant, Francisco Brito, ne connaissant que le rôle napolitain, a en effet préféré alléger sa partie déjà fort conséquente – surtout pendant l’interminable premier acte, d’une durée d’environ 2 heures sans entracte. On saluera bien entendu la performance au pied levé du ténor argentin, qui fait valoir sa petite voix par une émission de velours et des phrasés de caractère. Si l’émission est parfois un peu nasale, on notera une certaine fatigue au cours de la soirée, bien compréhensible, et quelques difficultés dans les vocalises, moins aériennes que sa partenaire Sara Blanch (Matilde). Il est vrai que la soprano espagnole irradie à chacune de ses interventions, tant son aisance technique confondante ne semble pouvoir être prise en défaut, au service d’une interprétation dramatique admirable de naturel. Avec ses aigus rayonnants, elle est la plus belle révélation vocale de la soirée, aux côtés de l’impeccable Victoria Yarovaya (Edoardo), toute de puissance maîtrisée et de couleurs. Son agilité sur toute la tessiture, comme son sens des nuances, lui valent des applaudissements nourris en fin de représentation, à l’instar des deux chanteurs précités.

Tout le reste de la distribution montre un bon niveau homogène, à la hauteur de l’événement. On notera tout particulièrement la basse solide de Ricardo Seguel (Ginardo) ou la belle musicalité de Lamia Beuque (Contessa d’Arco). La relative déception vient de la direction engagée mais trop sonore de José Miguel Pérez-Sierra, qui oublie de s’adapter à cette petite salle de 400 places, en forme de boîte à chaussure. Il couvre ainsi à plusieurs reprises ses chanteurs dans les tutti, tandis que le chœur, de bonne tenue, parvient plus facilement à passer la rampe. On conclura enfin sur la banale mise en scène de Stefania Bonfadelli qui, malgré une bonne idée de départ, n’apporte pas grand-chose sur la durée. La belle scénographie de Serena Rocco permet de transposer l’action dans le monde machiste de l’entreprise, en lien avec la misogynie de Corradino, ici transformé en rédacteur en chef omniprésent. Pour autant, il aurait fallu aller plus loin dans cette idée, notamment pendant la première heure entièrement masculine, qui permet de douter de la virilité de Corradino, aux allusions constantes dans le livret. Cela aurait permis de dépasser les faiblesses de cette version romaine inégale, qui n’évite pas l’alternance de remplissage avec des airs et ensembles de toute beauté. Dommage.

lundi 15 juillet 2019

« Guillaume Tell » de Gioacchino Rossini - Théâtre Antique d'Orange - Festival des Chorégies - 12/07/2019


Pour fêter ses cinquante ans d’existence, les Chorégies d’Orange 2019 s’offre de présenter pour la première fois le tout dernier ouvrage lyrique de Rossini, Guillaume Tell (1829), seulement un an après l’inévitable Barbier de Séville. Plus rares en France, les opéras dit « sérieux » de Rossini pourront surprendre le novice, tant le compositeur italien s’éloigne des séductions mélodiques et de l’entrain rythmique de ses ouvrages bouffes, afin d’embrasser un style plus varié, très travaillé au niveau des détails de l’orchestration, sans parler de l’adjonction des musiques de ballet et du refus de la virtuosité vocale pure (dans la tradition du chant français).

Composé pour l’Opéra de Paris en langue française, Guillaume Tell a immédiatement rencontré un vif succès, sans doute en raison de son livret patriotique qui fit alors raisonner les échos nostalgiques des victoires napoléoniennes passées, et ce en période de troubles politiques, peu avant la Révolution de Juillet 1830. Aujourd’hui, le style ampoulé des nombreux récitatifs, surtout au début, dessert la popularité de l’ouvrage. Pour autant, du point de vue strictement musical, on ne peut qu’admirer la science de l’orchestre ici atteinte par Rossini, qui évoque à plusieurs reprises la musique allemande, de Beethoven à Weber.

Il faut dire que la plus grande satisfaction de la soirée vient précisément de la fosse, avec un Gianluca Capuano très attentif à la continuité du discours musical, tout en révélant des détails savoureux ici et là. Seule l’ouverture laisse quelque peu sur sa faim avec un Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo qui met un peu de temps à se chauffer, sans être aidé par l’acoustique des lieux, peu détaillée dans les pianissimi. Quel plaisir, pourtant, de se retrouver dans le cadre du Théâtre antique et son impressionnant mur de 37 mètres de haut ! Les dernières lueurs du soleil permettent aux oiseaux de continuer leurs tournoiements étourdissants dans les hauteurs, avant de disparaitre peu à peu pour laisser à l’auditeur sa parfaite concentration sur le drame à venir. Il est vrai qu’ici le spectacle est autant sur scène que dans la salle, tant la première demi-heure surprend par le ballet incessant des pompiers dans la salle, affairés à évacuer les spectateurs … exténués par la chaleur étouffante.


Sur le plateau proprement dit, la mise en scène de Jean-Louis Grinda, à la fois directeur des Chorégies d’Orange et de l’Opéra de Monte-Carlo, fait valoir un classicisme certes peu enthousiasmant, mais fidèle à l’ouvrage avec ses costumes d’époque et ses quelques accessoires. L’utilisation de la vidéo reste dans cette visée illustrative en figurant les différents lieux de l’action, tout en insistant pendant toute la soirée sur l’importance des éléments. On retiendra la bonne idée d’insister sur l’opposition entre le temps guerrier et l’immanence de la nature, le tout en une construction en arche bien vue : en faisant travailler Guillaume Tell sur le bandeau de terre en avant-scène dès le début de l’ouvrage, puis en faisant à nouveau planter quelques graines par une jeune fille pendant les dernières mesures, Grinda permet de dépasser le seul regard patriotique habituellement concentré sur l’ouvrage.

Le plateau vocal réuni s’avère d’une bonne tenue générale, même si les rôles principaux laissent entrevoir quelques limites techniques. Ainsi du Guillaume Tell de Nicola Alaimo qui fait valoir des phrasés superbes, en une projection malheureusement trop faible pour convaincre sur la durée, tandis que la Mathilde d’Annick Massis reste irréprochable au niveau du style, sans faire toutefois oublier un positionnement de voix plus instable dans l’aigu et un recours fréquent au vibrato. La petite voix de Celso Albelo (Arnold) parvient quant à elle, à trouver un éclat inattendu pour dépasser la rampe en quelques occasions, avec une belle musicalité, mais souffre d’une émission globale trop nasale. Au rang des satisfactions, Jodie Devos compose un irrésistible Jemmy, autant dans l’aisance vocale que théâtrale, de même que le superlatif Cyrille Dubois (Ruodi) dans son unique air au I. Si Nora Gubisch (Hedwige) assure bien sa partie, on félicitera également le solide Nicolas Courjal (Gesler), à qui ne manque qu’un soupçon de subtilité au niveau des attaques parfois trop virulentes de caractère. Enfin, les chœurs de  l’Opéra de Monte-Carlo et du Théâtre du Capitole de Toulouse se montrent bien préparés, à la hauteur de l’événement. On retrouvera Guillaume Tell programmé en France dès octobre prochain, dans la nouvelle production imaginée par Tobias Kratzer pour l’Opéra de Lyon.

dimanche 14 juillet 2019

« Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny » de Kurt Weill - Grand Théâtre de Provence à Aix - Festival d'Aix-en-Provence - 11/07/2019

On ne peut que se réjouir de la programmation de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (1930), une œuvre trop rare en France: au vu de l’assistance venue en nombre lors de l’avant-dernière représentation à Aix, le pari du succès public semble atteint. Cela reste en effet une gageure de présenter ce type d’ouvrage qui nécessite tout à la fois de réunir une distribution fournie et homogène, aussi à l’aise au niveau vocal que théâtral. C’est bien là le principal motif de satisfaction de cette production aixoise, dont on pourra bien entendu souligner les qualités vocales individuelles, au premier rang desquelles l’incarnation vibrante de Nikolai Schukoff (Jim Mahoney) – et ce malgré une émission parfois resserrée dans l’aigu. Le ténor autrichien reste un interprète de tout premier plan dans ce rôle qui sollicite ses atouts dramatiques superlatifs. Ces mêmes qualités restent éclatantes avec Karita Mattila (Leokadja Begbick), toujours aussi percutante de caractère, de même que Willard White (Trinity Moses). Ce dernier est cependant de plus en plus handicapé par un timbre qui se délite, tandis que la projection se montre trop faible. Il est vrai que l’absence de décor pendant toute la représentation n’aide guère les interprètes de ce point de vue, en ôtant toute réverbération. Aucun problème de puissance concernant Annette Dasch (Jenny Hill), qui rayonne à chacune de ses interventions autour d’une émission veloutée et de graves mordants. On soulignera encore la prestation vocale parfaite d’aisance de Sean Panikkar dans son double rôle, tandis que le chœur Pygmalion remplit bien sa partie en se jouant des difficultés (essentiellement rythmiques).


La déception de la soirée vient de la mise en scène peu inspirée d’Ivo van Hove, qui semble se caricaturer lui-même avec son usage incessant de la vidéo filmée en direct, au rapport trop éloigné avec l’action pour convaincre. Si l’écran géant permet de voir les réactions de chaque protagoniste filmées en gros plan, on se lasse vite de ce procédé qui ne démontre pas sa pertinence par rapport à la compréhension de l’ouvrage. Le refus obstiné de tout décor, outre le déséquilibre acoustique déjà évoqué, souffre d’une direction d’acteur brouillonne en première partie, avant de se reprendre ensuite dans les tableaux plus vivants qui suivent l’entracte. Pour autant, van Hove cède à une certaine facilité en montrant des procédés cinématographiques d’images incrustées avec la réalité qui ressemblent davantage à un gadget technique plaqué là pour faire sensation – la nudité aidant. On aurait aimé que la mise en scène accompagne davantage la réflexion de Brecht sur les rapports entre l’individu, le groupe et la société, et plus encore la critique du capitalisme qui parcoure tout cet ouvrage.

Un autre motif de perplexité vient de la fosse, tant la direction d’Esa-Pekka Salonen souffle le chaud et le froid avec un sens du legato qui cherche trop à gommer les angles. A la tête d’un splendide Orchestre Philharmonia, le chef finlandais montre son goût pour une expression des couleurs et des sonorités, d’une maîtrise certes admirable de mise en place, mais au détriment de la vision d’ensemble et des passages plus dramatiques, volontairement lents. Rien d’indigne bien sur, mais on a souvent l’impression d’une lecture à contre-courant par rapport au plateau, qui fuit trop l’émotion. Dommage.

samedi 13 juillet 2019

« Les Mille endormis » d'Adam Maor - Théâtre du Jeu de Paume à Aix - Festival d'Aix-en-Provence - 10/07/2019


Avec la création mondiale du tout premier ouvrage lyrique de l’Israélien Adam Maor (né en 1983), ce n’est pas le moindre des plaisirs que d’entendre l’hébreu chantée sur scène: l’exceptionnelle vitalité du cinéma israélien nous a fait apprécier depuis de nombreuses années la musicalité et la richesse des sonorités de cette langue. Qu’il nous soit permis de rendre brièvement hommage à l’une des interprètes du Septième Art trop tôt disparue en la personne de Ronit Elkabez, inoubliable héroïne de La Visite de la fanfare en 2007. A l’instar des Mille endormis de Maor, ce film traitait avec malice des rapports entre les Israéliens et leurs voisins arabes, jouant sur la tendresse et l’humour. On retrouve un tel parti pris dans cette création qui pousse plus loin encore l’absurdité de cet irréconciliable conflit, en imaginant des terroristes arabes capables de s’introduire dans les rêves du peuple juif pour le priver de sommeil. De cette fable qui bascule dans un irréel fantastique et philosophique, on retiendra le beau message final, qui veut rappeler combien la communauté humaine devrait s’attacher à souligner son unité plutôt que ses illusoires différences – qu’elles soient ou non d’ordre religieux.

Le librettiste Yonatan Levy, également metteur en scène, choisit de centrer l’action dans le bureau d’un Premier ministre d’opérette, empli des lits des prisonniers arabes en arrière-scène. Les figurants ne bougent jamais de cet espace seulement varié par les éclairages, tandis que les interprètes s’affairent devant eux en des poses assez statiques. S’il est assez regrettable que la direction d’acteur ne soit pas davantage imaginative, on pourra arguer que ce minimalisme sert ce cauchemar éveillé d’où ressortent admirablement les costumes inspirés des séries de science-fiction des années 1960. On est cependant plus convaincu par la variété d’inspiration de la musique d’Adam Maor, qui sait s’écarter du corset d’une musique bruitiste et atonale, largement sollicitée au début, pour mieux embrasser des influences diverses, particulièrement celles des musiques traditionnelles du Moyen-Orient. On ne peut que l’inciter à aller plus loin encore dans cette voie à l’avenir, tant le résultat séduit ici tout du long. Si la mélodie hésite toujours à se former, Maor a l’intelligence de soigner les transitions entre les différents climats, tout en montrant un instinct dramatique toujours audible dans les moindres inflexions de l’action.

Le chant se surprend parfois à emprunter les atours séduisants du mélisme, tout en imposant aux interprètes des sauts importants de registre, entre graves et aigus en voix de tête. Benjamin Alunni laisse entrevoir quelques imperfections techniques dans ces passages qui demandent une grande agilité, mais se reprend bien par ailleurs. A ses cotés, Tomasz Kumięga impose un solide Premier ministre, tandis que Gan-ya Ben-gur Akselrod émerveille en fin d’ouvrage dans sa transfiguration aux séductions vocales orientales, le tout accompagné par une musique raréfiée, d’un raffinement subtil. Elena Schwarz conduit avec beaucoup de précision son parfait ensemble, United Instruments of Lucilin – unique formation luxembourgeoise spécialisée dans la musique contemporaine.

Il faut découvrir ce petit bijou d’inventivité, très bref (une heure de spectacle), qui s’épanouit dans le cadre idéal du Théâtre du Jeu de Paume et sa petite jauge d’à peine 500 places – avec l’apport des surtitres en français et en anglais. Enfin, la salle climatisée permet de trouver un havre de fraîcheur bienvenue en cette saison: un atout de taille qui devrait convaincre les derniers récalcitrants à forcer les portes de ce théâtre familier du Festival d’Aix-en-Provence.