lundi 30 janvier 2023

Concert de l'Orchestre Les Talens lyriques - Christophe Rousset - Théâtre du Châtelet - 27/01/2023

 

Fondé en 1991 par le claveciniste Christophe Rousset, l’orchestre sur instruments d’époque Les Talens lyriques (du nom de l’un des plus fameux opéras‑ballets de Rameau) n’en finit plus de fêter son trentième anniversaire, s’offrant pour ce début d’année une intégrale des symphonies de Schubert dans l’une des plus belles salles parisiennes, le Théâtre du Châtelet. Plus connu en tant que défenseur du répertoire baroque et classique jusqu’à Salieri (voir notamment son disque consacré à Tarare), Rousset et son ensemble se sont autorisés quelques rares incursions dans le répertoire du XIXe siècle, notamment une inattendue version originale du Faust de Gounod en 2019.

On le retrouve cette fois avec le plus fameux élève de Salieri, pour trois soirées dédiées à Schubert. Le concert débute avec l’une des symphonies les moins connues de son auteur, la Sixième (1818), que Schubert n’entendit pas de son vivant, à l’instar des autres. Cet ouvrage choisi pour honorer Schubert peu après sa mort prématurée, à seulement 31 ans, apparaît d’emblée déroutant par son aspect séquentiel, où l’auteur semble à la recherche d’un nouveau style pour se démarquer des influences de Haydn et Mozart. L’impression de robustesse qui se dégage des accords martelés aux cuivres, plus grasseyants à l’oreille du fait des instruments d’époque ici privilégiés, alterne avec des passages plus aériens aux vents, dignes de Rossini. Christophe Rousset donne beaucoup de vitalité à l’ensemble – une constante de la soirée –, en allégeant ostensiblement la masse orchestrale et en évitant tout vibrato « romantique ». La verdeur des bois surprend au début, de même qu’une impression de déséquilibre avantageant les cordes, lorsqu’on est placé à l’orchestre. Après l’entracte, un opportun changement de place en corbeille confirme que l’acoustique y sonne moins sec, même si on se sent moins au cœur de la musique, du fait de l’éloignement.


La Deuxième (1815) fait entendre un Schubert volontiers plus efficace dans sa reprise du moule classique de la symphonie viennoise héritée de Haydn, lui empruntant autant son introduction lente majestueuse que son développement fondé sur de vives oppositions entre pupitres. Chants et contrechants s’affrontent en un sens de la tension qui privilégie les attaques sèches, sans jamais oublier la mélodie. Fluide et naturel, le début de la symphonie est un régal de plaisir immédiat, même si le Finale montre une inspiration moindre avec son thème hésitant et sa mélodie moins inspirée, malgré une énergie rythmique toujours aussi jouissive.

Après l’entracte, Christophe Rousset nous régale de la Quatrième (1816), dont l’élan saisit d’emblée, faisant valoir là aussi son côté immédiat, à l’instar de la Deuxième. La mélodie entêtante principale, répétée à l’envi, étourdit par son efficacité, tandis que le mouvement lent qui suit contraste par sa sérénité et le jeu sur les nuances pianissimo voulues par Rousset. La symphonie se conclut dans la frénésie électrisante de son Finale, très réussi sous la baguette nerveuse du chef français. A l’issue des applaudissements, il se tourne malicieusement vers le public pour lui signifier que les autres concerts feront office de bis ! Point d’extrait de la musique de scène de Rosamonde (1823) ni l’une des rares Ouvertures dans le style italien (contemporaines de la Sixième Symphonie), à moins qu’une surprise ne soit réservée pour le concert conclusif, mardi prochain ?

samedi 28 janvier 2023

« Peter Grimes » de Benjamin Britten - Deborah Warner - Opéra Garnier à Paris - 26/01/2023

Chef d’oeuvre de son auteur, Peter Grimes (1945) fait son retour à l’Opéra de Paris, un peu plus de 20 après la création du spectacle réglé par Graham Vick en 2001 (repris en 2004). La nouvelle production imaginée par sa compatriote Deborah Warner prend place cette fois à Garnier, après avoir été étrennée à Madrid et Londres dès 2021. Alors que Vick avait transposée l’action pendant les années socialement bouillonnantes de l’ère Thatcher, Warner préfère rappeler combien cette histoire pourrait très bien se dérouler de nos jours, en une région victime de la désindustrialisation et du chômage.

La pauvreté qui ronge les interprètes de Peter Grimes est en effet indissociable de la compréhension de l’ouvrage, de même que l’esprit de clocher étriqué, propre à n’importe quelle micro-société auto-centrée, telle qu’un petit village de pêcheurs. D’emblée, la scénographie insiste sur les conditions de vie miséreuses (boutiques fermées et baraquements de fortune) : c’est principalement la direction d’acteur, très dynamique, qui soutient l’action tout du long, à l’instar de la scène du bar où s’affrontent tous les ego réunis, alors que la tempête gronde au dehors.

Après l’entracte, alors que les adultes profitent de la nuit pour tomber les masques de l’hypocrisie, le regard social de Warner se tourne vers la jeunesse désoeuvrée, occupée à tromper l’ennui en entraînant le village dans une vendetta déchainée contre une poupée grandeur nature, à l’effigie de Grimes. Tout en alternant admirablement ce type de scènes avec celles plus dépouillées qui figurent l’isolement progressif de Grimes, Warner suggère peu à peu la folie du rôle-titre dès le début, avec le fantôme du moussaillon mort qui rôde dans les airs autour de lui.

Autour de ce travail réaliste et très cohérent, le plateau vocal réuni se montre de bien belle tenue, dominé par le Peter Grimes de grande classe d’Allan Clayton, d’une expressivité poisseuse dans ses plaintes solitaires, mais volontiers plus solaire dans ses réparties poétiques et énigmatiques, à même de monter le groupe contre lui. A ses côtés, Maria Bengstsson (Ellen Orford) gagnerait sans doute à davantage de projection, mais emporte l’adhésion par son chant admirable d’homogénéité sur toute la tessiture, toujours au service de la compréhension du texte. On ne saurait trouver meilleur maître en la matière en la personne de Simon Keenlyside (Balstrode), toujours aussi impressionnant de justesse dramatique avec sa technique sans faille et un timbre encore séduisant. Outre les lumineuses et espiègles nièces interprétées par Anna-Sophie Neher et Ilanah Lobel-Torres, on aime la truculence généreuse de Rosie Aldridge (Mrs Sedley), là où Catherine Wyn-Rogers (Auntie) manque de gouaille en comparaison. Tous les autres seconds rôles se montrent à un niveau superlatif, particulièrement le très en voix révérend de James Gilchrist. Très sollicité, le choeur de l’Opéra national de Paris relève le défi sur la durée, autant en termes d’impact vocal dans les nombreuses parties homophones, que de brio rythmique.

On est plus ambivalent, en revanche, concernant la direction d’Alexander Soddy, qui souffle le chaud et le froid en ralentissant les tempi à l’excès dans certains passages très déliés, à la limite du maniérisme. Son geste legato manque de relief en première partie, mais trouve une expressivité plus naturelle après l’entracte, lorsqu’il fouille la partition pour en extraire les traits les plus morbides. Au moment des saluts, le Britannique est ostensiblement applaudi par l’Orchestre national de l’Opéra de Paris, qui montre là son goût pour les lectures volontiers analytiques, une nouvelle fois. Malgré ces réserves, il faut courir applaudir cette production pour (re)découvrir la musique envoûtante de Britten, de même que son livret original et poignant.

mercredi 25 janvier 2023

« Le Voyage dans la lune » de Jacques Offenbach - Laurent Pelly - Opéra Comique - 24/01/2023

Rarement donné de nos jours, l’opéra-féérie Le Voyage dans la lune (1875) fait un retour inattendu sur scène entre la production du Palazzetto Bru Zane donnée l’an passé (préservée au disque après une vaste tournée en France, notamment à Marseille) et la présente production montée pendant le troisième confinement devant une salle vide, mais heureusement captée pour la télévision. On se réjouit du retour de cette production de toute beauté devant une salle comble, tant la mise en scène confiée aux bons soins de Laurent Pelly se montre toujours aussi inspirée par les grandes machineries d’Offenbach, à l’instar du Roi Carotte (récemment repris à Lille en 2018, puis Lyon en 2019).

Après la défaite de 1870, Offenbach retrouve le succès en montant des spectacles aux moyens considérables, entre magnificence des décors et costumes, sans parler de vrais animaux sur scène. Musicalement, son inspiration se régale de la succession de tableaux différenciés, tout en moquant la suffisance royale, l’arrivisme de Cosmos, l’ignorance des savants. L’opposition entre les rythmiques péremptoires du Roi Vlan et les ambiances plus rêveuses de son fils Caprice trouve en Alexandra Cravero une cheffe toujours attentive aux moindres inflexions musicales, engageant son orchestre des Frivolités Parisiennes en un festival de couleurs admirablement étagées, d’une nervosité fiévreuse tout du long. Après l’entracte, les musiques lunaires font place à davantage d’étrangetés dans la palette sonore, même si on reconnait quelques influences orientalistes, notamment pour accompagner le cortège du Roi Cosmos.

La surprise vient de l’adaptation proposée, qui fait le choix de réduire fortement la durée de l’ouvrage (qui passe de six à deux heures), en élaguant principalement parmi les nombreux dialogues parlés. A l’inverse de la version proposée par le Palazzetto Bru Zane, la scène du marché aux esclaves sur la lune et le rôle du Prince « qui passe par là » sont supprimés, tandis que le personnage de Caprice est confié à un ténor. Ces choix sont dictés par la lecture théâtrale réalisée par Laurent Pelly pour la troupe de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique, qui privilégie la vitalité de ses jeunes interprètes, tous âgés de 8 à 25 ans (en dehors du rôle de Vlan confié à l’expérimenté Franck Leguérinel). Cet apport est marquant concernant le choeur, très sollicité tout du long, qui permet de gagner en grâce ce que l’on perd en caractère et en impact, du fait d’une projection parfois modeste.

Ancien de la Maîtrise qu’il a quitté en 2021, Arthur Roussel se voit confié le rôle redoutable de Caprice, d’évidence trop lourd pour lui. Manifestement perclus par le trac, entre oubli du texte en première partie et intonation hésitante, le ténor peine à passer la rampe, y compris après l’entracte. Seul son beau timbre laisse entrevoir quelques rares rayons de soleil, tandis que sa présence scénique montre un artiste plus sûr de lui dans les réparties parlées. La plus belle prestation vocale de la soirée revient à la rayonnante Fantasia de Ludmilla Bouakkaz, qui fait valoir autant sa musicalité que son agilité sur toute la tessiture, sans parler de son instinct dramatique d’une finesse de ton réjouissante. A peine pourra-t-on lui reprocher un instrument qui manque de chair par endroit, du fait d’une émission insuffisamment poitrinée. A ses côtés, outre le superlatif Vlan de Franck Leguérinel, toujours aussi impressionnant de gouaille, Mateo Vincent-Denoble (Microscope) s’impose dans la vérité théâtrale, tandis que Violette Clapeyron (Flamma) se distingue par son brio vocal, en son unique air (dans la version plus virtuose réécrite en 1876). Trop pâles au niveau comique, Enzo Bishop (Le roi Cosmos) et Micha Calvez-Richer (Cactus) doivent encore gagner en confiance pour la suite des représentations, afin de convaincre pleinement.

La mise en scène imaginée par Laurent Pelly impressionne par sa pertinence, opposant la légèreté humaine, cernée de ses coupables déchets plastiques au I, à la froideur frigide lunaire, d’un blanc immaculé. Les costumes délicieusement farfelus de la société lunaire rappellent les noms de constellation de ses personnages, en un ballet élégant et virevoltant. C’est une fois encore dans la direction d’acteurs que Pelly montre une attention de tous les instants, donnant aux masses une consistance théâtrale soutenue, entre terriens terrorisés par un Roi bourru et Sélénites perchés. L’élégance toute graphique des rares éléments de décors donne à voir des tableaux d’une simplicité redoutable d’efficacité, mis en relief par les mouvements chorégraphiés du choeur et la beauté fantasque des costumes. Un spectacle poétique et attachant, malgré les limites vocales évoquées, à savourer jusqu’au 3 février à Paris, avant les reprises prévues à Athènes, en juillet prochain.

dimanche 22 janvier 2023

« Il trovatore » de Giuseppe Verdi - Alex Ollé (La Fura dels Bauls) - Opéra Bastille à Paris - 22/01/2023

Créée en 2016, puis reprise en 2018, la production imaginée par le trublion catalan Alex Ollé (compagnie La Fura dels Bauls), revient à Paris en faisant salle comble, ce qui montre l’attrait toujours aussi vif pour l’un des plus grands succès populaire de Verdi, jamais démenti depuis sa création en 1853.

Redoutablement efficace, la musique de Verdi semble se mouler en une sorte d’évidence fluide, faisant la part belle à la mélodie, d’une inspiration soutenue tout du long. Plus faible, le livret abuse des références à des scènes passées, racontées peu à peu par les protagonistes, tout en offrant des rebondissements au romantisme certes spectaculaires, mais peu cohérents. La mise en scène très visuelle d’Alex Ollé ne s’embarrasse pas de donner davantage de consistance au livret, en reléguant au loin les péripéties individuelles, contrairement à d’autres mises en scène plus poussées sur ce point (voir notamment la lecture théâtrale de Dmitri Tcherniakov, imaginée en 2012 à Bruxelles).

C’est davantage la grande histoire qui intéresse Ollé, qui nous saisit d’emblée par sa transposition inattendue au temps de la Première guerre mondiale, où plusieurs soldats apparaissent dans les tranchées avec leur masque à gaz. Cette atmosphère anxiogène fait symboliquement roder la mort par tous les interstices, en un labyrinthe des passions humaines exacerbées. Avec ses 24 monolithiques soulevés alternativement pour figurer les nouvelles scènes, l’élaboration de la scénographie se fait à vue, en une sorte de ballet aussi élégant que splendide dans son abstraction géométrique – le tout admirablement magnifié par la variété des éclairages. Ce travail inhabituellement sage de la part du Catalan trouve quelques idées percutantes, mais sans doute trop rares, tel que l’arrêt subi de l’ensemble du choeur et des protagonistes du drame à la fin du II, lorsque Leonora semble se parler à elle-même, en un moment irréel et fascinant. 

Le plateau vocal réuni se montre de tout premier plan, même si sa diversité stylistique peut interroger : on croit peu en effet à la force de caractère bien pâlote d’Anna Pirozzi pour résister au ténébreux Comte de Luna d’Etienne Dupuis. Superbe de noirceur, le baryton québecquois imprime une intensité à chacune de ses apparitions, du fait de son attention au sens, portée par une couleur vocale rayonnante, dont on pourra seulement regretter une intonation un rien nasale par endroit (dans les parties apaisées et quelques débuts de phrasés). A ses côtés, Anna Pirozzi compense son peu d’investissement dramatique par ses moyens techniques considérables, entre largeur de l’émission en pleine voix et puissance impressionnante de facilité. Elle montre toutefois quelques limites dans les accélérations, en manquant d’agilité, ce qui explique peut-être cette sensation de chant trop prudent, pénible sur la durée. Avec cette chanteuse, les amateurs de beau chant sont à la fête, quand ceux qui préfèrent le théâtre sont condamnés à ronger leur frein. Le Manrico de Yusif Eyvazov apparait tout aussi problématique, du fait d’une projection bien pâle en première partie de soirée, surtout pénalisante dans les ensembles. On note aussi une propension à recourir à un vibrato trop prononcé dans le suraigu. Le troisième acte le montre toutefois à son avantage, lorsque les graves sont plus sollicités, ce qui lui permet de faire valoir un style jamais pris en défaut. 

On lui préfère toutefois grandement le chant radieux et mordoré de Judit Kutasi, qui fait là des débuts réussis à l’Opéra de Paris, à force de rondeur d’émission, de résonance lumineuse, d’intentions dramatiques, sans effets appuyés. C’est là du grand art dans ce rôle, digne des plus grandes. On aime aussi la prestation solide de Roberto Tagliavini en Ferrando, bien épaulé par un choeur de l’Opéra de Paris, qui montre là sa parfaite connaissance de la partition. On note enfin la direction tout en dentelle de Carlo Rizzi, qui allège la pâte orchestrale globale pour faire ressortir plusieurs détails d’orchestration, ce qui met également en avant les interprètes. Cette vision chambriste, un rien trop évanescente par endroits, se montre d’une belle tenue tout du long, à même d’épouser les couleurs du drame sans effets de manche.

samedi 21 janvier 2023

« Moïse et Pharaon » de Gioachino Rossini - Tobias Kratzer - Opéra de Lyon - 20/01/2023

Composés sur des livrets en français, les cinq derniers opéras de Rossini restent encore en grande partie méconnus du grand public, à l’exception du tout dernier, Guillaume Tell (1829), régulièrement accueilli sur les plus grandes scènes, comme à Lyon voilà quatre ans, déjà dans une production confiée à Tobias Kratzer. Contrairement à Otello, Moïse et Pharaon (1827) est l’adaptation d’un ouvrage précédemment écrit pour Naples, que les Parisiens ne connaissaient pas. Avec un livret réécrit et de nouvelles pages composées pour l’occasion, l’avant‑dernier opéra de Rossini s’est imposé comme l’une des pépites les plus attendues par les connaisseurs, tant il annonce Verdi par ses spectaculaires et majestueux chœurs, évoquant Nabucco, sans parler de ses nombreux ensembles savamment distillés tout du long des près de 4 heures de spectacle.

Si le premier acte se montre un rien inégal sous la baguette déchaînée de Daniele Rustioni, qui ne s’embarrasse pas de subtilités dans les verticalités volontiers péremptoires, la suite prend davantage de profondeur avec les états d’âme d’Aménophis et de sa mère, d’une intensité expressive digne des plus grandes pages du Cygne de Pesaro. Ces passages plus apaisés bénéficient de la baguette sensible de Rustioni, qui fait valoir plusieurs pianissimi admirablement soutenus par les interprètes. En dehors de la direction tour à tour féline et extravertie de Rustioni, le plateau vocal constitue le grand atout de cette production, d’une homogénéité de très bon niveau jusque dans les moindres seconds rôles.

A l’applaudimètre, Vasilisa Berzhanskaya (Sinaïde) remporte une ovation méritée à l’issue de la représentation, impressionnant autant par l’étendue de ses moyens que sa technique sans faille. Sa puissante voix se joue ainsi des nombreux sauts de registre avec souplesse, tout en imposant couleurs et intentions au niveau dramatique, dans les parties plus apaisées. C’est précisément en ce domaine que Ruzil Gatin (Aménophis) peine à maîtriser sa voix musculeuse, n’évitant pas un timbre métallique au vibrato disgracieux dans les piani. Seule l’émission en pleine voix le voit à son meilleur, malgré un style un rien trop débraillé, sans parler de son français exotique. C’est là le point fort de Michele Pertusi (Moïse), spécialiste du rôle et de ce répertoire (voir notamment Le Siège de Corinthe de Rossini à Lyon en 2001), malgré un timbre bien fatigué par les années. Fort heureusement, sa noblesse de phrasé emporte l’adhésion sur la durée, comme sa justesse dramatique, jamais prise en défaut. On aime aussi le superlatif Pharaon d’Alex Esposito, qui nous empoigne dès son entrée par sa présence pénétrante au service du texte, à force de graves parfaitement projetés, même en fond de scène. Malgré quelques approximations dans les accélérations, Ekaterina Bakanova compose quant à elle une Anaï touchante et au chant généreux – bien épaulée par le solide Edwin Crossley‑Mercer (Osiride, Une voix mystérieuse), à ses côtés. Si le chœur peine parfois dans les passages vifs, dont le texte est peu compréhensible, il se rattrape par la suite dans les parties plus apaisées, tout comme dans la belle prière finale, entonnée parmi le public du parterre.

La production imaginée par Tobias Kratzer cherche d’emblée à muscler l’intrigue en transposant l’action de nos jours, transformant la cour du Pharaon en une arène politique froide et peu sensible au sort du peuple juif grimé en migrants. Dans ce cadre, les catastrophes climatiques montrées sur grand écran font office de châtiment divin, tandis que sur la scène, une fontaine publique change son eau en sang : autant de signes annonciateurs du miracle conclusif attendu, où les Juifs échappent à leurs poursuivants laminés par les eaux. En fin de compte, cette transposition reste assez fidèle à l’ouvrage, tout en incorporant des éléments visuels bien incorporés au propos, tel que le ballet, aussi dynamique qu’haletant pour ses interprètes, très sollicités pour l’occasion. De quoi animer l’action, rehaussée d’une réflexion sociale sur l’égoïsme des puissants par rapport au sort des migrants : une idée bienvenue, mais malheureusement trop simpliste dans son développement, souvent redondant.

lundi 16 janvier 2023

« Grands Motets » de Charles-Hubert Gervais - Győrgy Vashegyi - Disque Glossa

Retenez bien le nom de Charles‑Hubert Gervais (1671‑1744) : sa musique est probablement l’une des grandes redécouvertes de ces dernières années, initiée voilà trois ans avec l’enregistrement de son plus célèbre opéra Hypermnestre (1717), déjà avec les forces conjointes de Győrgy Vashegyi et du Centre de musique baroque de Versailles (CMBV). L’intérêt pour l’un des compositeurs français les plus éminents du début du XVIIIe siècle trouve son origine dans l’éclairage donné pour la figure de Philippe d’Orléans, régent du royaume de France entre 1715 et 1723 et grand protecteur des arts, dont la musique de Gervais. On ne pourra ainsi que vivement conseiller la série de huit podcasts (dont trois réservés au public junior), créée en partenariat entre le CMBV, France Musique, la Comédie-Française et le Château de Versailles, afin de découvrir plus avant cette période méconnue (si l’on excepte en 1975, le film de Bertrand Tavernier, Que la fête commence..., et sa triade d’acteurs inoubliables, Noiret, Rochefort et Marielle).

Indissociable de la figure du Régent, qui lui fait gravir un à un les échelons à ses côtés, Charles‑Hubert Gervais s’est d’abord illustré exclusivement dans le domaine de l’opéra (aidant probablement le Régent dans sa propre initiative en ce domaine), avant d’embrasser la charge de sous‑maître de la chapelle de Louis XV, de 1723 jusqu’à sa mort, dédiant ainsi son inspiration à la musique religieuse. C’est précisément à cette partie de la carrière de Gervais, souvent mésestimée, que s’intéresse le présent disque. Hormis le Te Deum composé vers 1721, toutes les œuvres religieuses de Gervais ont été composées après 1723, sans qu’il soit possible de les dater précisément, faute de sources. Pour la composition de ses grands motets, Gervais se fond dans le moule magnifié par Richard de Lalande, tout en allégeant la pâte orchestrale et en faisant valoir ses talents de coloriste.


Son art de conjuguer don mélodique et situation dramatique s’impose dès l’introduction lente du psaume Exaudi Deus, d’une hauteur d’inspiration sensible et sans ostentation. L’hymne O filii et filiæ laisse entrevoir davantage de ferveur joyeuse, notamment par la virtuosité plus italienne des parties solistes. La musique de Gervais reste toujours d’une fluidité d’un naturel confondant, particulièrement dans l’intégration du chœur, souvent sollicité (parfait Chœur Purcell, d’une intensité toujours à propos). Plus imposant, le Te Deum recourt comme il se doit aux trompettes et timbales, concluant le disque en majesté. Outre la direction éloquente de Győrgy Vashegyi, l’enregistrement bénéficie d’un plateau vocal d’exception, dominé par les toujours expressifs Cyrille Dubois et Mathias Vidal, idéalement dans leur tessiture ici. De quoi faire de ce disque une des premières sensations de ce début d’année.

vendredi 13 janvier 2023

Concert de l'Orchestre philharmonique de France - Mikko Franck - Maison de la Radio - 11/01/2023

Remercions l’initiative de l’Orchestre Philharmonique de Radio France, en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane et France Musique, de mettre en avant la figure de la compositrice et pédagogue française Nadia Boulanger (1887-1979) en un cycle de cinq concerts indépendants. En dehors de sa propre musique et de celle de sa soeur Lili (disparue prématurément à seulement 24 ans), les programmes rendent ainsi hommage à son professeur et ami Gabriel Fauré, ainsi qu’aux nombreux élèves venus pour la plupart des Etats-Unis. Nadia Boulanger fut en effet professeur au Conservatoire américain de Fontainebleau dès sa création en 1921, avant d'en devenir directrice de 1948 jusqu'à sa mort, influençant des générations d'artistes, dont Walter Piston (1894-1976), Eliott Carter (1908-2012) ou Aaron Copland (1900-1990).

On retrouve précisément la musique de Piston en ouverture de concert : son langage néo-classique est pratiquement inconnu en France, et ce malgré huit symphonies composées entre 1937 et 1965. Son bref Prélude symphonique (1966), d’une durée de moins de huit minutes environ, donne un aperçu de son style qui embrasse une multiplicité d’influences, de la transparence savamment étagée d’un Hindemith, aux parties piquantes des bois dignes de Bartók, sans parler de quelques passages sinueux aux cordes qui évoquent Chostakovitch. Le geste toujours aérien de Mikko Franck distille mystère et envoûtement, sans jamais alourdir le pathos, concluant la pièce sans effets appuyés, en un climat de désolation.

Le changement n’en est que plus radical avec le langage atonal du Concerto pour flûte (2008) d’Elliott Carter, écrit à la toute fin de sa vie, à 100 ans (!) tout juste. Toujours bon pied, bon oeil, le compositeur américain se joue des interventions furtives et elliptiques qui parcourent l’orchestre d’un instrument à l’autre, sans jamais chercher à séduire. D’abord très abrupte dans les verticalités, la flûte d’Emmanuel Pahud s’apaise en deuxième partie pour gagner en musicalité, même si l’ensemble du discours reste atonal. Le chaos initial fait place à un certain apaisement, à la limite du renoncement, avant un crescendo final virevoltant. En bis, Pahud ravit le public en interprétant Syrinx (1913) de Debussy, en une douceur aussi langoureuse que gourmande. 


Après les dissonances de Carter, l’effet de contraste saisit avec le classicisme apollinien de Gabriel Fauré, qui donne la primauté à la mélodie radieuse, d’une simplicité désarmante de naturel. Sa Fantaisie pour flûte et orchestre (1898) comprend deux brefs morceaux différenciés, plus intimiste en première partie (avec des graves peu sollicités) et plus enjoué ensuite, en une orchestration aérée du plus bel effet.

Après l’entracte, la scène fait place à deux interprètes en état de grâce, qui rivalisent de joutes bondissantes et lumineuses pour mettre en valeur les Trois pièces pour violoncelle et piano (1914) de Nadia Boulanger. Le climat d’intériorité et de sérénité fait d’abord la part belle au violoncelle souple et lyrique de Renaud Guieu, avant que le piano véloce de Catherine Cournot ne prenne le dessus dans la dernière partie conclusive, au rythme endiablé. On reconnait dans le public plusieurs instrumentistes du Philharmonique venus écouter leurs collègues dans cette rare pièce évocatrice, que l’on aimerait voir durer plus longtemps encore.  

Il est temps de faire place à l’orchestre au complet, convoqué pour s’opposer aux forces telluriques de l’orgue, présent dans la Première Symphonie (1924) de Copland. Composée à l’issue de ses études en France, cet ouvrage montre l’ambition de son auteur, qui se joue de toutes les sonorités offertes à l’orgue : volutes morbides du Prélude, interventions piquantes du Scherzo, accords plaqués de l’impressionnant Finale. Cet ouvrage aussi étonnant qu’imprévisible semble tâtonner au début, avant d’embraser l’orchestre par l’alternance de piani / forte, sans parler de l’enchevêtrement des plans sonores, volontiers brutal et sauvage par endroit. Bien qu’un peu timide à l’orgue au début, Lucile Dollat se chauffe peu à peu pour épouser pleinement la vision apaisée de Mikko Franck, aux tempi mesurés. On peut toutefois regretter que le chef finlandais préfère une lecture analytique et sans doute trop « propre », en lissant quelques fulgurances au profit d’une interprétation sans faute de goût. De quoi procurer un plaisir plus intellectuel que physique, en somme.